Poèmes de mort japonais (1)

POÈMES DE MORT JAPONAIS

Au Japon, l’approche de la mort a donné naissance à une tradition séculaire d’écriture du « jisei » ou « poème de mort ». Des moines bouddhistes Zen (sous forme de poèmes chinois et de tankas) y faisaient figurer, dans la continuité de leur enseignement, leur testament spirituel, tel Enni Ben’en, mort à 79 ans le 17° jour du 10° mois lunaire de 1280 :
Toute ma vie j’ai enseigné le Zen –
Soixante-dix-neuf ans.
Qui ne voit les choses telles qu’elles sont
ne connaîtra jamais le Zen.

tel Tetto Giko, mort le 15 du 5° mois de 1369 à l’âge de 75 ans, dont le message descellé et lu après sa mort disait :
La vérité ne s’obtient jamais
De quelqu’un d’autre.
On la porte toujours
en soi.
Katsu !

« Katsu ! », comme « Ho ! » ou « Totsu ! » est une sorte de cri provocateur émis à l’instant de l’ »illumination ».

tel Taigen Sofu, mort le 10 du mois intercalaire de 1555, à l’âge de 60 ans :
Je lève le miroir de ma vie
Jusqu’à mon visage : soixante ans.
D’un coup je brise le reflet –
Le monde, comme d’habitude,
tout à sa place.

Les guerriers s’y adonnaient, sur la dépouille desquels on retrouvait parfois le jisei ; des samouraïs vaincus, avant de devoir se « suicider », prenaient le temps d’en composer. Ainsi Okano Kin’emon Kanehide, mort le 4 du 2° mois de 1703, à 24 ans :
Sur les champs de neige / de la nuit dernière – / fragrance des pruniers
ou Shumpan, mort vers le 2° mois de 1703 à 34 ans :
L’oie d’hiver / finit / plumée
Ces deux samouraï faisaient partie des 47 qui, après avoir vengé la mort de leur maître, durent commettre « seppuku ».

De très nombreux poètes de haïku eux-mêmes sacrifièrent au genre, et, sans nul doute, continuent de nos jours ( et pas seulement au Japon )!

Composés le plus souvent juste avant de mourir, certains de ces poèmes étaient parfois repris, voire (é)changés, en raison d’une rémission soudaine de la maladie par exemple ; d’autres étaient même fabriqués tout au long d’une certaine durée de vie, voire soumis pour approbation à des professeurs de haïkaï, ce qui pouvait donner lieu à des moqueries de bon aloi ! Ainsi un certain Narushima Chuhachiro « craignant de mourir soudainement sans avoir le temps d’écrire un poème de mort » commença-t-il à en écrire dès la cinquantaine, les soumettant à son maître de poésie Reizei Tameyasu (XVIII° s.). À l’âge de 80 ans il écrivit :
Pendant quatre-vingts ans et plus,
Par la grâce de mon souverain
Et de mes parents, j’ai vécu
D’un cœur serein
Entre fleurs et lune.

Comme à son habitude, il envoya son poème à Reizei, qui lui répondit : « Quand vous aurez 90 ans, corrigez la première ligne ! »

L’humour, la dérision, la parodie, la moquerie, les jeux littéraires ne sont pas absents de leur écriture. Ainsi la bonzesse Chiyoni, morte le 8 du 9° mois de 1775, à 73 ans :
J’ai vu la lune aussi / et maintenant, monde, / mes salutations respectueuses …
Durant les XVIII et XIX° siècles, le « kaibun » ou haïku palindromique ( dont la séquence de syllabes est identique en le lisant à l’endroit ou à l’envers) était également populaire.
De Gozon, mort le 2 du 3° mois de 1733 à 38 ans, on peut lire :
ka ya hiraki nori toku tori no kirabiyaka
Des fleurs embaument l’air / Un chant d’oiseau insouciant, / écho de la vérité
De Kizan, mort le 4 du 12° mois de 1851, à 64 ans :
Quand je serai parti, / quelqu’un soignera-t-il / le chrysanthème que je laisse ?
De Raishi, mort le 27 du 9° mois de 1795 :
Tu as fait ton devoir / jusqu’à aujourd’hui, / vieil épouvantail !
Gaki, plus connu sous son vrai nom d’Akutagawa Ryunosuke, donna par l’intermédiaire de sa tante ce poème à lire le matin suivant à son docteur, avec cette préface : « riant de moi-même » :
Un seul point / brille encore dans le noir : / mon nez morveux
Il s’empoisonna la nuit même.
Akutagawa était un des plus grands auteurs japonais modernes. Une de ses premières nouvelles, très admirée par Natsume Soseki (1867-1916) le propulsa sur le devant de la scène littéraire. Elle s’appelait : Hana (« Le nez »).

Pour ne pas oublier Bashô, le dernier poème qu’il laissa est considéré comme son « poème de mort », bien qu’il n’eut pas l’intention véritable d’en écrire : « Sur son lit de mort, alors que ses disciples le lui suggéraient, il répondit que chacun de ses poèmes pouvait être son poème de mort. Et de fait, dans tous ses meilleurs versets, on peut percevoir une résonance qui semble venir du et retourner au Vide. »
Cela n’empêcha pas un « senryûiste » ° de parodier son dernier poème :
Tabi ni yande yume wa kareno o kakemeguru
en : Zashikirô yume wa kuruwa o kakemeguri
« Malade, en voyage : / mon rêve erre / sur des champs desséchés » devient alors :
« Enfermé dans ma chambre / mon rêve erre / vers des maisons closes ».

° Senryû, initiateur de ce style « léger » fut « le » critique de haïkus à l’Edo de son époque. On dit qu’il « critiqua » environ deux millions-et-demi de versets dans sa vie. Mort le 23 du 9° mois de 1790 à l’âge de 73 ans, il dit dans son jisei :
Kogarashi ya ato de me o fuke kawayanagi
Vents acérés de l’hiver — / mais plus tard, saule de la rivière, / ouvre tes boutons !

« Le nom de Senryû se compose des caractères « sen » pour « rivière » et « ryû » pour « saule ». Ces signes apparaissent dans son jisei avec leur prononciation japonaise : « kawa » et « yanagi ».
Son fils aîné, qui lui succéda à la tête de l’école « senryû », mourut le 17 du 10° mois de 1818 – peu après l’époque à laquelle le saule perd ses feuilles 1) :
Hana hodo ni mi wa oshimarezu chiru yanagi
Un saule en automne : / on ne regrettera pas ses feuilles / autant que des fleurs de cerisier.

Quant à son plus jeune frère, qui lui succéda également à la tête de l’école de Senryû, il mourut le 2° jour du 6° mois de 1827. Et son poème de mort dit :
Tel des gouttes de rosée / sur une feuille de lotus / je disparais

Rosée, lucioles, fleurs de cerisiers sont, pour les Japonais, emblématiques du caractère éphémère de la vie.
Ainsi Rekisen, mort après 1834 à l’âge de 86 ans, écrit-il :
Laissez-les fleurir, ou / Laissez-les mourir – c’est même chose : / Les cerisiers du Mont Yoshino
Kaisho, mort en 1914, à 72 ans :
Fleurs de cerisiers du soir / je glisse la pierre-à-encre dans mon kimono / pour la dernière fois.
Chine, sœur de Mukai Kyorai (1651-1704), disciple et ami de Bashô, et morte à environ 28 ans le 15 du 5° mois de 1688 écrivit son dernier poème :
S’allume aussi légèrement / qu’elle s’éteint : / la luciole
Après quoi son frère put tracer :
Tristement je vois / la lumière s’éteindre dans ma paume : / une luciole

Est-il besoin d’insister sur la signification du lotus en Extrême-Orient ? Il suffit probablement de lire le jisei de Jakura, mort à 59 ans le 5 juin 1906 :
Cette année je désire / voir les lotus / sur l’autre rive.
( le lotus est bien « la fleur du paradis »).

Quant à la vénération des Japonais pour le Mont Fuji, Kimpo, mort le 3 septembre 1894, nous en assure :
Aujourd’hui est le jour / d’une dernière vue / du mont Fuji

Un dernier thème qu’on ne saurait – évidemment – passer sous silence, c’est Shisui qui peut – mieux qu’aucun autre ? – nous en entretenir : Son poème de mort fut un « simple » cercle (re)fermé. « Dans le bouddhisme Zen le cercle (enso) est l’un des symboles les plus importants. Il représente la vacuité – essence de toutes choses – et l’illumination. Il y a peut-être un lien entre la figure du cercle et la forme de la pleine lune, autre symbole d’illumination ». Shisui mourut le 9 du 9° mois de 1769 à l’âge de 44 ans.
Renseki, mort à 88 ans le 5° jour du 7° mois de 1789, écrivit :
J’ai nettoyé le miroir / de mon cœur – Maintenant il reflète / la lune
« La lune symbolise le salut dans l’autre monde – ou « sur l’autre rive » – au-delà des souffrances de cette existence présente ». Elle peut symboliser également (la lumière de) l’enseignement du Bouddha.
Ainsi, Saiba, mort à 51 ans, le 15° jour du 8° mois de 1858, c’est-à-dire le jour de la pleine lune d’automne, peut-il écrire :
Je bouge mon oreiller / plus près de / la pleine lune
Quant à Mabutsu, mort également un 15 du 8° mois, mais de l’année 1874, à 79 ans, il n’hésite pas à paraphraser un des kôans Zen les plus célèbres :
Lune dans un tonneau : / vous ne saurez simplement jamais / quand son fond cédera.

Laissons enfin Toko, âgé de 86 ans quand il mourut, au 11 du 2° mois de 1795, nous « ramener » définitivement « sur terre » (?) :
Les poèmes de mort
Ne sont qu’une illusion –
La mort est la mort.

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Daniel Py, 18-24 avril 2007.

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1) Vous pouvez, comme moi, remarquer tout au long de ces exemples que le mot-de-saison dans laquelle meurt le poète est quasi omniprésent dans le jisei – sauf toutefois à partir du début du XX° siècle, ce qui correspond également à l’ouverture du Japon, dès l’ère Meiji, aux influences occidentales.

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Pour écrire cet article, je me suis entièrement basé sur le livre-anthologie de Yoël Hoffmann : Japanese Death Poems, éd. Tuttle, 1986 ; isbn : 0-8048-3179-3, prix : 21,90 € (à Paris).

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