Extraits du chapitre 8 de Modern Japanese Poets, Stanford University Press, 1983, pp. 335-79 :
Takahashi Shinkichi, né en 1901, le seul poète Zen de stature majeure du Japon moderne. (…) Il a lui-même fait part de son expérience d’atteindre l’éveil (« satori »), plus d’une fois (…) et a écrit quatre livres sur le Zen. (…) Se spécialisa dans le vers libre, une forme importée de l’Occident, n’écrivit ni haïku ni kanshi, les deux formes poétiques traditionnellement associées au Zen.
(p. 341 :)
Shinkichi décida de délaisser Dada (…) parce qu’il découvrit que Dada était simplement « une imitation du Zen. » (…) En Europe Dada ouvrit la voie au surréalisme; pour Shinkichi, il dégagea la voie pour le Zen.
(p. 342 :)
Depuis 1924, a été un poète Zen. (…) Shinkichi affirma une fois : « Mes poèmes nient le langage, ils nient la poésie. » (…) « La poésie vient au plus près de la vérité, mais elle n’est pas la vérité. » (…) Dans un essai intitulé « Sous la tour de Babel » : « Que veux-je donc dire quand j’écris ? Je veux transmettre la vérité (…) A ces lecteurs qui se contentent de la compréhension verbale, on peut présenter par écrit quelque chose similaire à la vérité. » (…)
En bef, Shinkichi croit que la poésie est un substitut verbal de la vérité. Dans son optique, la vérité ne peut être saisie que par intuition, après une longue période de méditation et autres exercices zen.
(p. 344 :)
Il considère, possiblement, que sa poésie est une sorte de kôan ou une version popularisée du kôan. (…) Ses poèmes essaient d’activer l’esprit du lecteur au moyen de la surprise ou de l’ironie.
Un de ses poèmes, qui ne comprend qu’une ligne :
« Personne n’est jamais mort »
(p. 346 :)
(Comme Yasuzô en vint à le réaliser,) personne ne vit, et donc personne n’est mort.
(p. 349 :)
Remarque de Shinkichi : « Le bouddhisme est une théorie qui place le vide (la vacuité) derrière la matière. »
(p. 350 :) Dans un poème intitulé « Notes de bas de page », il écrit :
» Cette chose blanche est-elle un coq ?
Tous les mots sont imparfaits; ce sont des notes de bas de page. »
Selon lui, la poésie est une note de bas de page essayant, dans sa manière imparfaite, de commenter sur un texte zen qui est invisible aux yeux normaux. (…) Dans un essai : « Une discussion sur la poésie et le zen » : « Une composition écrite avec des pensées tortueuses ne peut jamais s’appeler poème. (…) On doit apprécier les mots qui viennent à l’esprit par hasard et sans préméditation. »
(p.351 :) (3) éléments du processus créatif : (le 3ème :) la nature spontanée du processus créatif dicte la brièveté du poème produit. (…) En tant que bouddhiste zen, il voulait purger toutes les pensées calculées de l’esprit du poète attendant l’inspiration; l’esprit d’un poète doit être aussi clair qu’un ciel sans nuage; quand l’esprit est prêt, l’inspiration poétique viendra aussi naturellement qu’un nuage apparaît dans le ciel. (…) Le début d’un poème ne peut pas être forcé.
Dans l’optique de Shinkichi, donc, un poète est un agent passif qui doit attendre la visite de l’inspiration poétique. Il ne peut prendre aucune action pour la faire venir; à la place, il doit persévérer patiemment, étant toujours prêt pour le moment crucial.
(p. 352 :) Il sent qu’un poème devrait être complété par la force de l’inspiration initiale et qu’il doit donc être court. Il croit que non seulement le début de l’écriture du poème devrait être naturel, mais que le processus entier devrait aussi être spontané.
(p. 353 :) … soulignant la naturalité du processus créatif et rejetant un plan prémédité, ou une correction après coup. (…) Il continua en notant que la plupart des poèmes étaient nécessairement courts. (…) Dans son opinion, l’inspiration peut être conservée intacte dans l’esprit pendant longtemps, particulièrement si elle est forte.
(p. 357 :) Son poème : « Pas chez moi » :
« Dites-leur que je ne suis pas chez moi. / Dites-leur qu’il n’y a personne. / Je reviendrai dans cinq cent millions d’années. »
(p. 359 :) En tant que poète zen, il avait cru qu’il devrait se débarrasser de toute idée délibérée, volontaire, jusqu’à ce que son esprit ne soit empli que de pensées spontanées. Cependant le zen requérait qu’il éliminât même ces pensées spontanées. L’esprit devait devenir complètement vacante. Une personne avec un esprit complètement vacant pouvait-elle jamais écrire un poème ? Ici encore se tient le paradoxe du poète zen.
(p. 364 :) Il n’est pas facile de trouver des poètes qui ont eu l’approbation entière de Shinkichi, dans ses essais critiques, mais les deux qui s’en approchent le plus sont Bashô et Shiki. La raison principale, bien sûr, est leur lien avec le zen. Shinkichi admirait grandement les haïkus de Bashô, disant qu’ils incarnaient « l’âme la plus pure des Japonais. » Dans son opinion, Bashô put devenir un grand poète grâce à sa pratique du zen sous la férule du prêtre Butchô (1642-1715) dans son plus jeune âge. « Bashô maîtrisa le zen avec l’aide de Butchô », observa Shinkichi. « Si l’on ne considère pas ce fait, aucune discussion sur les haïkus de Bashô ne peut être valable. » Shinkichi cita le poème suivant de Bashô
La lune passant rapidement,
le feuillage à la cime des arbres
retient la pluie
comme suggérant la sorte de zen qu’il apprit de Butchô. C’était une interprétation neuve, puisqu’aucun érudit n’avait mentionné un lien entre ce haïku et le zen.
(p. 365 :) Décrivant la scène, Bashô écrivit : « Il y avait le clair de lune, il y avait les sons de la pluie – la beauté de la scène submergea mon esprit au point que je ne pouvais pas dire un seul mot. » Shinkichi vit du zen dans l’expérience de Bashô.
La tentative de Shinkichi de relier Shiki au zen était plus surprenante parce qu’aucun autre érudit ne l’avait fait. Shiki lui-même écrivit des poèmes qui semblaient se tourner vers l’athéisme. Mais, selon Shinkichi, Shiki apprit le zen avec Amada Guan (1854-1904), un prêtre, auteur du populaire « Journal d’un pèlerin ». « Parce qu’il souffrait d’une maladie chronique, il ne sembla pas avoir partiqué la méditation zen, » écrivit Shinchiki à propos de Shiki. « Mais il est impossible de penser qu’un esprit aussi sensible que le sien ne fut pas inspiré quand il rencontra le zen. Je crois que la base de la pensée de Shiki n’était finalement rien d’autre que le zen, la sorte de zen qui remonte, à travers Guan jusqu’à Tekisui, Gizan, Hakuin *. »
* Tekisui (1822-99), Gizan (1802-78), Hakuin (1685-1768), tous prêtres zen Japonais bien connus, appartenant à l’école Rinzaï.
Un exemple qu’il citait, de Shiki :
Sont-ils venus ici
pour attaquer mes yeux vivants,
ces syrphes ?
Il observa que cela suggérait que « les yeux de Shiki contemplaient sa propre mort. » Mais, en concluant ses commentaires sur Shiki, il écrivit : « Où pourrait exister une chose telle que la vie ? / Nous sommes morts tels que nous sommes. »
Shinchiki pensait probablement que le haïku représentait un état d’esprit « zen », la sorte d’état qui fit que le poète malade ressentait que « Nous sommes morts, tels que nous sommes. »
(p. 366) « A la lecture de A haute flamme, et autres poèmes de Tzara, » écrivit-il, « Je peux dire qu’il était entré dans le royaume du zen. » (…) Il dit qu’il découvrit dans la poésie de T.S. Eliot quelque chose de semblable au zen, citant des passages de Quatre quatuors. (…) Sa position contrebalance ces critiques qui tendent à sous-estimer le rôle du bouddhisme dans la vie et la poésie contemporaines japonaises.
(p. 367 :) Au XVIIè siècle on en vint à associer le haïku avec le zen. Le maître du haïku le plus admiré, Bashô, pratiqua le zen dans sa jeunesse et l’incorpora dans sa poésie et dans sa poétique. Pour beaucoup de poètes qui le suivirent, écrire du haïku était une discipline spirituelle pas différente du zen.Le haïku, à son tour, en vint à être considéré comme une forme littéraire capable de suggérer l’essence du zen.
(à suivre…)