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HAIKU – Blyth – Le Nouvel An (3)

12 février 2010

°

ganjitsu ya
omoeba sabishi
aki no kure

Premier Jour de l’An :
Je me souviens
d’un soir d’automne solitaire

Bashô.

C’est un peu à l’image de :

 » Dans cette humeur douce, quand des pensées plaisantes
Apportent de tristes pensées à l’esprit.  »

de Wordsworth. Ceci fut écrit In Early Spring (Au Début du printemps) et se termine avec des lignes qui peuvent – ou pas – exprimer ce qui rappelait à Bashô un soir mélancolique d’automne :

 » N’ai-je pas raison de me lamenter
Sur ce que l’homme a fait de l’homme ?  »

haru tatsu ya
gu no ue ni mata
gu ni kaeru

Le printemps renaît;
À la folie,
la folie revient.

Issa.

Ceci fut écrit quand Issa atteignit 61 ans, complétant ainsi le cycle sexagénaire. La roue a complètement tourné, la folie originelle de l’enfance étant maintenant remplacée par la folie enrichie de la vieillesse. Issa se moque de lui-même, mais pense ce qu’il dit.

 » Les enfants de ce monde sont plus sages que les enfants de la lumière  »

, et la vraie vie poétique ou religieuse ne peut, au grand jamais, conduire un homme à l’archi-prêtrise ou au baronnage. Dans le prologue, Issa dit qu’acquérir sa propre maison pour y vivre lui procure un plaisir de beaucoup supérieur à celui d’une tortue aveugle qui trouve par accident une bûche flottante (une comparaison zen).

Voici un verset dans lequel le subjectif est remplacé par l’objectif :

ganjitsu ya
hogo mo tsukue mo
kozo no mama

Jour de l’An :
le bureau et les papiers
semblables à l’an dernier

Matsuo.

ganjitsu ya
kusa no togoshi no
mugi-batake

Le premier jour de l’An ;
par la porte de ma cabane,
un champ d’orge

Shôha.

Le poète est assis dans sa cabane au matin du Premier de l’An. Le monde renaît, toutes choses sont renouvelées. Comment va-t-il célébrer ce moment propice en « rythmes harmonieux » ? Assis là, bien qu’il fasse encore froid, la porte est ouverte, et la mer d’orge gris-bleu au dehors lui signifie la vie qui renaît, anticipant les soleils chauds de l’été et la lune tranquille d’automne.

ganjitsu ya
sareba nogawa no
mizu no oto

le cours d’eau à travers les champs –
Ah, le bruit de l’eau !
C’est le Premier de l’An

Raizan.

Aujourd’hui tout a un goût différent, bruit différemment. Tout est-il véritablement semblable ou différent ? Tout est semblable, tout est différent. Tout a un sens qui vient de la contradiction entre le quotidien et le merveilleux. Whitman, dans Crossing Brooklyn Ferry, dit :

 » Foules d’hommes et de femmes parés de leurs costumes habituels, comme vous me semblez curieux !  »

kanai ni mo
kyaku-buri no ari
kesa no haru

Même ma femme
se comporte comme une visiteuse,
ce matin de printemps

Isô.

Ce verset s’approche dangereusement d’un senryû, mais son objectif n’est pas l’humour de l’attitude formelle, légèrement affectée de sa femme en ce matin de l’An neuf, mais le sentiment de nouveauté et de renaissance de tout ce qu’éprouve le poète ce jour-là. Même sa femme, aussi ordinaire dans sa robe, son allure, son excitation réprimée, apparaît comme une créature neuve. Et combien plus encore les sons et les scènes de ce Matin du Premier de l’An.

p.360 : haïga de Chora :

uguhisu no
furugoe shitau
hatsuhi kana

Premier jour de l’An ;
j’aspire à entendre le rossignol
des temps anciens

Chora.
Le poète était connu sous le nom de Mui-an Chora, parce qu’il vivait dans son « Ermitage du Ne-rien-faire ».

(p.362)

medetasamo
chûgurai nari
ora ga haru

Époque des compliments –
Mais mon printemps
est ordinaire

Issa.

Cette strophe est la première dans l’essai poétique d’Issa Ora ga haru, qui tire son titre des cinq premiers onji du haïku. Il y a ici un sentiment tamisé, une noirceur non sentimentale qui nous donne l’opinion de la vie mature d’Issa, son expérience de l’ainsité des choses.  » Ceci  » , nous dit-il,  » est la vie comme je la vois.  » Ce n’est pas ce qu’il nous dit (car les questions fondamentales n’ont pas de réponses) mais comment il nous le dit, ce qu’il ne dit pas, qui exprime l’impact sur lui d’une enfance solitaire, un combat cinquantenaire contre la pauvreté et sa famille, la mort de sa femme et de tant de ses enfants en bas âge. Nous sentons dans ce verset la commisération et la compassion du poète avec la grandeur et le pitoyable de l’humanité.
Une autre strophe dit la même chose moins abstraitement, mais qu’il ne faut pas du tout prendre symboliquement :

nukarumi e
tsue tsuppatte
hatsushi kana

plantant mon bâton
dans le marécage –
Premier soleil de l’Année

Issa vénère le nouveau soleil, debout devant sa maison.

ganjitsu mo
tachi no manma no
kuzu-ya kana

Jour du Nouvel An :
ma masure
comme toujours

Issa.

 » Ma masure  » est dans l’original « un dépotoir « . Il est intéressant de noter que nous ne nous soucions peu de savoir de quelle maison il s’agit ; clairement, c’est celle d’Issa.  » Masure  » est peut-être un mot trop sérieux. Il n’y a ni mépris, ni apitoiement sur lui-même au fond de l’esprit d’Issa.
Il existe une version bien plus faible qui explique ce verset :

ganjitsu mo
betsujô no naki
kuzu-ya kana

Jour du Nouvel An :
rien de différent
à propos de cette cabane !

Avec sa troisième ligne, littéralement :  » Elle est comme elle est « , il nous montre la vraie maison, telle qu’elle est. C’est la maison et rien d’autre.  » rien de différent  » est comparatif, intellectuel, c’est une réflexion après coup. En contraste, ce verset suivant, bien meilleur :

abaraya no
sono mi sono mama
ake no haru

ce taudis et moi
égaux à nous-mêmes –
Premier jour du printemps

Issa.

ganjitsu ya
harete suzume no
monogatari

Jour de l’An :
le ciel est sans nuages ;
des moineaux bavardent

Ransetsu

Les moineaux pépient toute l’année. Les beaux jours sans nuages sont nombreux aussi. Comment se fait-il que juste en ce jour particulier, le premier de l’année, ils atteignent à leur vraie signification, leur vie poétique ?

ganjitsu ya
jojôkichi no
asagi-zora

Le Jour de l’An :
Quelle chance ! Quelle chance !
un ciel bleu pâle !

Issa.

°
(à suivre – p.364)

HAIKU – Blyth – Le Nouvel An (2) p.355/8

8 février 2010

LE NOUVEL AN

ganchô* ya
kami-yo no koto mo
omowaruru

Moritake

* Notez que  » n  » compte pour une  » syllabe  » en japonais.

Matin du Nouvel An
Je pense aussi à l’Âge
des Dieux

Moritake était Grand Prêtre du Sanctuaire d’Ise. Quand il écrivit ce verset, quand nous le lisons, nous sommes dans

 » cette humeur bénie
Dans laquelle le fardeau du mystère,
Dans laquelle le poids lourd et las
De tout ce monde inintelligible
Est éclairé…
Tandis que d’un oeil apaisé par le pouvoir
De l’harmonie, et du pouvoir profond de la joie,
Nous voyons dans la vie des choses  »

(in : Tintern Abbey)

et même dans la vie des Dieux. Notre état d’esprit est tel que les Dieux sont aussi réels que les personnages de Shakespeare, aussi fictifs que nous le sommes nous-mêmes; en douce gratitude nous sommes unis à ces êtres lumineux qui vivent loin dans l’espace et le temps et qui cependant vivent éternellement au profond de nos coeurs.

 » Les Dieux sont heureux ;
Ils tournent de tous côtés
leurs yeux brillants
Et voient, en dessous d’eux
La terre et les hommes.  »

(in : The Strayed Reveller.)

hi no hikari
kesa ya iwashi no
kashira yori

Un jour lumineux
commence par briller
sur la tête des maquereaux

Buson

Ce verset, exception à la règle de Buson d’insérer un mot de saison dans chaque poème, a été placé par certains en Setsubun, le dernier jour de l’hiver, mais son esprit en est plutôt du Premier de l’An. Les maquereaux pendent des auvents.
Ce verset est conventionnel et n’a pas de signification véritablement profonde, sauf celle de l’éveil véritable de la lumière et de la vie; il illustre la tendance à ramener le spirituel et le majestueux vers le matériel plutôt qu’à glorifier l’insignifiant. Peu importe d’où vient la lumière, si c’est de l’ongle de Richard Jefferies ou de la tête des maquereaux. La lumière est lumière, où qu’elle soit vue, mais elle est particulièrement vive au Jour de l’An.

ôashita
mukashi fukinishi
matsu no kaze

Le Grand Matin :
Des vents anciens
Soufflent dans les pins

Onitsura

 » Le Grand Matin  » est le matin du Jour de l’An. Cette expression apparemment peu commune est particulièrement appropriée ici. Elle s’associe naturellement au passé, un passé toujours présent. Dans le verset suivant, le poète a seulement pris le moment présent, par lequel l’ici et maintenant est, par conséquent, affaibli :

ganjitsu no
kokoro ya mine no
matsu no kaze

Le vent
dans le pin du sommet –
L’être même du Nouvel An

Tozan.

Une ligne extraite de Resignation de Matthew Arnold est très proche de l’esprit du verset d’Onitsura; elle en est cependant différente, par le ton émotionnel :

 » dans ses oreilles
Le murmure d’un millier d’années.  »

Ruskin dit aussi quelque chose qui nous rappelle fortement le verset d’Onitsura :

 » La tache orange au bord du pic occidental lointain reflète les crépuscules d’un millier d’années.  »

ganjitsu wo
tenchi wagô no
hajime kana

Jour du Nouvel An :
Début de l’harmonie
du Ciel et de la Terre

Shiki.

On peut noter ici une autre strophe de Shiki :

ganjitsu wa
ze mo hi mo nakute
shujô nari

Jour de l’An ;
rien de bon ni de mauvais –
seulement des êtres humains.

Le jour de l’An toutes chose sont de nouveau dans leur état originel d’harmonie. Il n’y a pas de distinction entre haut et bas, respectable et criminel, hommes et animaux. Tous sont unis par l’activité incessante de leur nature de Bouddha, sans aucune sorte de distinction, tous heureux aujourd’hui, et pour l’éternité.

ganjitsu no
miru-mono ni sen
fuji no yama

En ce jour de Nouvel An
la vue que nous admirons
sera le Mont Fuji

Sôkan.

L’excellence de ce haïku a fait que beaucoup ont douté que Sôkan, dont les autres haïkus sont bien inférieurs à celui-ci, en fût l’auteur véritable. À l’époque de Sôkan, les haïkus s’occupaient principalement de jeux de mots et de vanités. Il est cependant possible que l’auteur eût envisagé ce verset avec un sens plus superficiel que celui que nous lui prêtons aujourd’hui.
Le jour de l’an offre toutes sortes de délices pour nos estomacs, de la musique de koto et de biwa pour nos oreilles. Avec quoi allons-nous réjouir nos yeux, source la plus forte de notre plaisir poétique ? Asseyons-nous sur la véranda et admirons le Mont Fuji, vu chaque jour, mais, en ce jour de Nouvel An, plus auguste et sublime que jamais.
Une strophe de Meisetsu exprime les sentiments de la plupart des Japonais à propos du Japon, en ce jour spécial :

ganjitsu ya
ikkei no tenshi
fuji no yama

Premier Jour de l’Année :
Un rang d’Empereurs ;
le Mont Fuji.

sore mo ô
kore mo ô nari
oi no haru

Ceci est bon, cela aussi est bon –
Le Nouvel An
à mon grand âge.

Ryôto.

Ceci nous rappelle, d’Unmon :

 » Chaque jour est un bon jour,  »

et de Wordsworth :

 » Les années qui rendent l’esprit philosophe,  »

le mot  » philosophe  » étant pris ici dans son sens le plus large. Ou le même sentiment, mais plus diffus, dans ce verset :

ganjitsu mo
kane kiku kure ni
oyobikeri

Le Jour de l’An aussi
finit
avec le son de la cloche

Hakki.

Plus semblable encore est le suivant :

ganjitsu ya
taga kao mite mo
nen no naki

Jour du Nouvel An ;
Le visage de qui que l’on voit
est sans souci

Shigyoku.

°°

(à suivre, p.359)

HAIKU de Blyth, vol 1, sect 5,9 : La traduction (p.339-43)

8 janvier 2010

9) La traduction.

Le principe général de la traduction a été, d’un côté, de ne rien mettre dans la version anglaise qui ne soit pas dans l’original ; de l’autre côté, d’essayer de suggérer dans la traduction ce qui est sensé être déduit du japonais. Ce n’est, pour le premier, pas difficile, mais mène à la sécheresse et à l’incompréhension. Les implications verbales sont bien sûr, pour une large part, intraduisibles, mais encore plus celles qui sont purement grammaticales. Prenons, par exemple, le verset de Kikaku :

hi no haru wo
sasuga ni tsuru no
ayumi kana

Une traduction mot à mot donne :

Le printemps de jour ;
en fait, la grue
marche, ah !

« Le printemps de jour « est le jour du Nouvel An, le premier jour du printemps, selon le calendrier lunaire. Kikaku était un homme riche, et, suivant une ancienne coutume chinoise, il avait des grues apprivoisées dans son grand jardin. Les grues se promènent chaque jour de leur allure noble et gracieuse, mais le jour de l’an, leur manière d’avancer ici et là est particulièrement appropriée à la saison. Il s’agit de sasuga ni, qui, comme Bashô le dit dans une critique de cette strophe, en est la véritable vie et âme. On pourrait donc traduire ainsi :

les grues se promènent
au jour de l’an
selon leur nature

Mais il nous manque ici la relation entre la nature de la grue, exprimée plus vaguement dans l’original, et la nature du premier de l’an, suggéré en mettant « le jour du printemps » à l’accusatif, bien que ce ne soit l’objet de rien d’autre dans la strophe. Là encore, l’usage extrêmement courant, sinon cliché de kana peut être à peine reproduit en anglais. Il exprime un soupir d’admiration ou de douleur, ou d’un pur sentiment poétique beaucoup plus calme et vague que Oh ! ou Ah ! en anglais.
Autre utilisation de ce même accusatif sans verbe :

Tako-tsubo ya
Hakanaki yume wo
Natsu no tsuki

Les pieuvres dans les jarres :
rêves éphémères
sous la lune d’été

Bashô.

La jarre est attachée à un flotteur, uki, puis submergée. La pieuvre pense que la gueule de la jarre est un trou, et en y entrant, s’y fait prendre. Bashô vit cette action de submerger les jarres, un soir, à Akashi, où il passa une nuit. On les y utilise encore ainsi. Dans l’original la phrase est incomplète, le verbe étant omis après yume wo. Cette imprécision rend la vie des pieuvres plus vague ; nous ressentons d’autant plus profondément, parce qu’indirectement, la nature transitoire de la courte nuit d’été, la vie du poulpe, celle de toutes choses.
Dans le haïku, la forme est souvent si elliptique que nous pouvons, sans effort de volonté, éprouver l’unité sous-jacente, souterraine, des choses et de nous-mêmes. Le verset suivant est de Chora :

sukashi mite
hoshi ni sabishiki
yanagi kana

Littéralement :

épiant avec les étoiles seuls saule ah !

« seul » concerne les étoiles et le saule, et à l’épieur également. Chaque mot a la capacité d’être superposé à chaque autre, les dix-sept syllabes se télescopant alors en un seul mot. Nous pourrions traduire :

épiant
le saule, seul
avec les étoiles

Le poète est également présent, impalpable au même titre que la solitude. Un autre exemple, de Bashô :

Fuki tobasu
Ishi wa asama no
Nowaki kana

Soufflant des pierres,
la tempête d’automne
du mont Asama.

Il est dit en vérité : « les pierres qui soufflent ». Ici la confusion entre sujet et objet aide l’esprit à unifier les différents phénomènes discrètement. On attendrait plutôt

« Soufflant des pierres »

Ou, au moins :

« Un souffle de pierres ».

Prenez la strophe célèbre de Sodô :

me ni aoba
yama hototogisu
hatsu-gatsuo

pour l’œil : les feuilles vertes,
le coucou de montagne,
la première bonite

Ici l’ellipse : l’omission de « pour l’oreille », « pour le goût », n’est pas simple brièveté ; on voit aussi un peu le hototogisu et le thon.
Dans la traduction, la question du singulier et du pluriel est importante. Un Japonais qui lit loriginal se fait instinctivement son image mentale selon sa capacité poétique, pas toujours aussi distinctement que doit l’être la version anglaise. Dans les exemples suivants, les raisons pour employer singulier et pluriel devraient être claires :

ama-gaeru
bashô ni norite
soyogi keri

la grenouille arbre
à cheval sur une feuille de bananier
tangue et palpite

Kikaku.

akatsuki ya
u-kago ni nemuru
u no yatsure

lueur de l’aube ;
dans le panier, les cormorans
endormis, épuisés

Shiki .

En règle générale le haïku tend vers le singulier. Les choses seules sont ce qui retient l’œil et émeuvent l’esprit poétique du haijin, mais il y a des exceptions, par exemple les fleurs de cerisier et autres arbres en fleur, les jeunes feuilles du printemps, les oies sauvages, les melons, les moustiques, les lucioles.
La question du pronom personnel est également importante. L’évitement, ou plutôt leur omission en grec, latin, chinois et japonais a une signification profonde, et quand nous utilisons les pronoms personnels dans la traduction, toute l’impression du vivant en est changée. L’opposition de l’ego et du cosmos y est, et une fois qu’elle y est, on ne peut plus l’éradiquer. Dans l’approche orientale, dans ses poésie, peinture et musique, le cosmos contient le « je » mais n’en est pas « coloré ». Le « je » interpénètre le cosmos mais ne s’y abolit pas. En fait, il est difficile de voir comment le Zen, en tant que corpus indépendant d’expériences ordonnées, peut jamais être né ou avoir prospéré, à part dans un pays où l’ego était systématiquement supprimé par la langue et la coutume. Wordsworth dit : « Nous voyons dans la vie des choses », mais le fait est que c’est notre vision qui est la vie des choses.
Le mouvement romantique dans la littérature anglaise, tel que le représentaient par exemple Byron et Shelley, était une glorification de l’ego en poésie, telle que ça ne s’était jamais vu auparavant. Dans cette optique, la valorisation continentale de Byron est correcte. En comparaison d’un tel tison, la lumière de chandelle, l’éclat de luciole du haïku doit apparaître comme une piètre lueur. Néanmoins, c’est précisément par ce nirvana de l’ego, cette apparente annihilation de soi, que tout le reste prend sens :

« Quand les demi-dieux partent,
les dieux arrivent. »

Quand l’homme, en cessant d’être homme devient Homme, alors, et seulement alors

« aucun ver n’est divisé en vain. »

L’interprétation par l’auteur de beaucoup de ces poèmes peut paraître un tant soit peu arbitraire, faisant ressortir des significations jamais voulues par les écrivains… Dans certaines limites ceci n’est pas seulement excusable, mais nécessaire même, et se justifie pas seulement par des principes généraux et par analogie avec d’autres exemples, par exemple le traitement des Odes par Confucius, mais par la pratique des poètes eux-mêmes, qui se chamaillèrent souvent à propos des significations de leurs propres poèmes ou de ceux d’autrui. Une illustration très pertinente en est l’argument qui eut lieu entre Bashô et Kyorai à propos d’un des poèmes de ce dernier, celui-ci :

iwa han aya
koko nimo hitori
tsuki no kyaku

au bord de ce rocher
voici encore un
admirateur de la lune

Dans les Journaux de Kyorai, on relève la conversation suivante :

« Kyorai dit : « Shadô (Docteur d’Osaka, élève de Bashô) affirma que ce doit être un singe, mais ce que j’avais en tête était une tierce personne. » Bashô répliqua : « Un singe ! Qu’entend-il par là ? À quoi pensais-tu en composant le poème ? » Kyorai répondit : « Comme je marchais à travers champs et montagnes, chantant à la lumière de la pleine lune, je trouvai, au bord d’un rocher, un autre homme rempli d’excitation poétique. » Bashô ajouta : « Dans la phrase : « il y a quelqu’un d’autre », tu t’annonces ; en ceci il y a poésie. J’admire ce verset et ai l’intention de l’inclure dans Oi no kobumi (Petites compositions de l’autel portatif, anthologie des poèmes de ses élèves). » Mon goût poétique est inférieur aux plus élevés, mais dans l’interprétation de Bashô, je trouve qu’il y a quelque chose d’extraordinaire.

En dehors de la question de savoir qui des deux avait raison, nous voyons ici l’image de Bashô qui dit à Kyorai non pas ce qu’il aurait dû écrire, mais ce qu’il aurait dû signifier par ce qu’il écrivit.

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FIN DU VOLUME 1 de HAIKU par R.H. Blyth : LA CULTURE ORIENTALE –
The Hokuseido Press, Tokyo, 1949, 1981.

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À suivre : Volume 2 : LE PRINTEMPS (p. 345-640)