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L’Essence du Haïku 4) par Bruce Ross

3 août 2011

Donne au saule
toute la haine et tout le désir
de ton coeur

Bashô

III) Sentiment et Emotion

Le sentiment d’émotion généré par la métaphore absolue du haïku fut associé à différentes sortes de valeurs esthétiques dans le haïku japonais traditionnel. Mono no aware, le « pathos des choses » est un terme général qui désigne comment l’on est affecté par les choses. D’autres valeurs esthétiques du haïku sont wabi, la simplicité, sabi, la solitude métaphysique et yugen, le mystère. Dans chaque cas le poète était touché par quelque chose du monde, de ce que John Ruskin a péjorativement surnommé « l’illusion pathétique » en prêtant des sentiments aux choses. Au contraire de la poétique occidentale (sauf le romantisme), par exemple, la poésie et la poétique orientales se centraient sur de tels états de sentiments émotionnels. Ainsi, au lieu d’être une chose insensible, une fleur, dans un certain contexte, pouvait irradier un sentiment d’émotion pour le poète japonais de haïku, non en tant que symbole, mais comme une présence existentiellement valide. Le haïku précédent de Bashô valide la connexion existentielle entre un poète de haïku et une entité naturelle, ici un saule. Si dans la symbolique occidentale le saule signifie la tristesse et apparaît comme tel sur d’innombrables tombes, celui de Bashô est un être à part entière. Bashô, fondateur du haïku japonais, pouvait dire : « Pour apprendre de ce pin, va à lui. », et Shiki, fondateur du haïku japonais moderne, pouvait prôner, en empruntant à l’impressionnisme, le croquis d’après nature, ou shasei, comme un méthode pour le haïku. Notons de plus que le « sentiment » dans le haïku n’est généralement pas l’émotion démonstrative de la poésie occidentale. On n’utilise pas le haïku pour exprimer de fortes émotions, que l’on réserve habituellement au tanka. C’est plutôt un mode de sentiment réceptif entre un poète et son objet naturel, même si le climat émotionnel du poète affecte souvent et dirige même sa relation à son sujet.
Ce haïku du français Daniel Py apporte un aperçu de la nature du sentiment dans le haïku :

Le jour suivant le feu d’artifice
les éclairs de l’orage

Les feux d’artifice dans le poème sont des modes culturellement déterminés d’excitation et évoquent habituellement de fortes émotions. Les éclairs orageux sont des événements peut-être inattendus mais certainement naturels qui provoquent de la frayeur chez l’observateur. Le ton de l’auteur est réfléchi plutôt qu’il n’exprime une forte émotion. Il établit une relation soudaine, proustienne peut-être, entre l’éclat des feux d’artifice de la veille et les éclairs de l’orage au présent. En effet, en reliant les éclairs naturels de l’orage aux feux d’artifice, il établit une métaphore absolue qui évoque un mystère absolu d’explosions brillantes dans le ciel sombre. Cela nous rappelle l’esthétique occidentale du XVIIIè siècle selon laquelle les orages symbolisaient une forte émotion et une ferveur religieuse.

(à suivre : IV) La Non-Conscience de Soi.)

Alan Watts – The Way of Zen (p. 204, suite)

21 décembre 2010

°

 » Les haïku et les waka transmettent peut-être plus aisément que la peinture les différences subtiles entre les quatre atmosphères de « sabi », « wabi », « aware » et « yugen ». La tranquille, exaltante solitude de « sabi » est évidente dans :

sur une branche desséchée
un corbeau perché
dans le soir d’automne

(Bashô)

°
(p.205)

« Sabi » est cependant la solitude dans le sens du détachement bouddhiste, de voir toutes les choses arriver « d’elles-mêmes » dans une miraculeuse spontanéité.

(…)

« Wabi », la reconnaissance inattendue de l' »ainsité » fidèle de choses très ordinaires, particulièrement quand l’ombre du futur a momentanément fait échec à notre ambition, est peut-être l’atmosphère de :

un portail de broussailles
et en guise de serrure
cet escargot

(…)

« Aware » n’est pas vraiment la douleur morale, et pas tout à fait la nostalgie dans le sens habituel de désirer le retour d’un passé chéri. Aware est l’écho de ce qui est passé et de ce qui fut aimé, leur donnant une résonance telle celle qu’une grande cathédrale donne à un choeur de sorte qu’ils seraient plus pauvres sans elle.

Personne ne vit à la barrière de Fuha;
l’appentis de bois est en ruine;
tout ce qui reste
est le vent d’automne.

(p.206)
(…)
Aware est le moment critique entre la vision de la nature transitoire du monde avec tristesse et regret, et la vision comme la forme réelle de la Grande Vacuité.

les feuilles tombantes
se posent l’une sur l’autre;
la pluie tombe sur la pluie

Comme « yugen » signifie une sorte de mystère, c’est le mot le plus déconcertant de tous à décrire, et les poèmes doivent parler pour eux-mêmes :

La mer s’assombrit
les voix des canards sauvages
sont vaguement blanches

dans le brouillard épais,
qu’est-ce que l’on crie
entre colline et bateau ?

Ou un exemple de yugen dans les poèmes « Zenrin » :

Le vent tombé, les fleurs tombent encore;
Un oiseau chante, le silence de la montagne
s’approfondit

Parce que l’entraînement au zen a impliqué un usage constant de ces couplets chinois depuis au moins la fin du XVè siècle, l’émergence du haïku est à peine surprenante. L’influence saute aux yeux dans ce haïku yugen-à-rebours par Moritake.

Le Zenrin dit :

Le miroir brisé ne reflètera plus;
La fleur tombée ne montera guère à la branche

et Moritake :

Une fleur tombée
remontant sur la branche ?
C’était un papillon.

°
(à suivre…)

« Le haïku en tant qu’arme » – M.B.Duggan

27 juillet 2010

Extrait d’un article de M.B. Duggan, dans Milkweed – Gathering of Haiku (« Laiteron, un ensemble de haïkus ») par Marshall Hryciuk (Ca.), 1987. P.116 :

 » Bashô a cependant une esthétique claire et détaillée, que nous ignorons généralement. Makoto Ueda * a écrit à ce sujet, en soulignant son concept central de wabi et de sabi :

wabi : « sobre, simple, tamisé. »
« la beauté naissant de la vigueur de la vie cachée sous une surface rustre. »
« pauvre et imparfait. »

sabi : « objectif, non-émotionnel, non-humain, effet général de froideur. »

« La nature n’a pas d’émotions, elle a de la vie. »

Les trois éléments qui ont besoin d’être soulignés sont : l’objectivité, l’imperfection et la vigueur. Si nous suivions vraiment Bashô, notre travail devrait refléter ces caractéristiques. Normalement, ceci n’est pas le cas.

(…)

(Le haïku) un art Zen qui affirme ainsi son anti-métaphysique. Il n’y a pas de « charpente ». Il n’y a que des objets et des actions. (…)
Il est pauvre et simple. Il nous donne la conviction – malgré toutes nos pulsions vers le confort et l’ordre – que nous vivons dans un environnement « objectif, inhumain et froid. » En bref, il a pour conséquence « sabi » et « wabi ».

(…)

Il est vital de réaliser que ce n’est jamais une description ni une imitation de quoi que ce soit. Cela ferait de nouveau du haïku une « charpente » et non pas un objet propre.

(…)

Nous devons changer notre perception de Bashô, si nous voulons changer le haïku que nous écrivons. Nous le considérons comme un poète de la nature, un Thoreau en kimono, un Whitman en réduction. Tout ceci est faux. Peut-être faudrait-il rappeler que sa poésie mature commença par la dureté de :

Un corbeau se pose / sur une branche nue. / Crépuscule d’automne.

et finit de la même manière :

Malade en voyage, / mes rêves courent / sur les champs desséchés.

M.B. Duggan.

* Makoto Ueda : Matsuo Bashô, Twayne University Press, N.Y. 1974.