9) La traduction.
Le principe général de la traduction a été, d’un côté, de ne rien mettre dans la version anglaise qui ne soit pas dans l’original ; de l’autre côté, d’essayer de suggérer dans la traduction ce qui est sensé être déduit du japonais. Ce n’est, pour le premier, pas difficile, mais mène à la sécheresse et à l’incompréhension. Les implications verbales sont bien sûr, pour une large part, intraduisibles, mais encore plus celles qui sont purement grammaticales. Prenons, par exemple, le verset de Kikaku :
hi no haru wo
sasuga ni tsuru no
ayumi kana
Une traduction mot à mot donne :
Le printemps de jour ;
en fait, la grue
marche, ah !
« Le printemps de jour « est le jour du Nouvel An, le premier jour du printemps, selon le calendrier lunaire. Kikaku était un homme riche, et, suivant une ancienne coutume chinoise, il avait des grues apprivoisées dans son grand jardin. Les grues se promènent chaque jour de leur allure noble et gracieuse, mais le jour de l’an, leur manière d’avancer ici et là est particulièrement appropriée à la saison. Il s’agit de sasuga ni, qui, comme Bashô le dit dans une critique de cette strophe, en est la véritable vie et âme. On pourrait donc traduire ainsi :
les grues se promènent
au jour de l’an
selon leur nature
Mais il nous manque ici la relation entre la nature de la grue, exprimée plus vaguement dans l’original, et la nature du premier de l’an, suggéré en mettant « le jour du printemps » à l’accusatif, bien que ce ne soit l’objet de rien d’autre dans la strophe. Là encore, l’usage extrêmement courant, sinon cliché de kana peut être à peine reproduit en anglais. Il exprime un soupir d’admiration ou de douleur, ou d’un pur sentiment poétique beaucoup plus calme et vague que Oh ! ou Ah ! en anglais.
Autre utilisation de ce même accusatif sans verbe :
Tako-tsubo ya
Hakanaki yume wo
Natsu no tsuki
Les pieuvres dans les jarres :
rêves éphémères
sous la lune d’été
Bashô.
La jarre est attachée à un flotteur, uki, puis submergée. La pieuvre pense que la gueule de la jarre est un trou, et en y entrant, s’y fait prendre. Bashô vit cette action de submerger les jarres, un soir, à Akashi, où il passa une nuit. On les y utilise encore ainsi. Dans l’original la phrase est incomplète, le verbe étant omis après yume wo. Cette imprécision rend la vie des pieuvres plus vague ; nous ressentons d’autant plus profondément, parce qu’indirectement, la nature transitoire de la courte nuit d’été, la vie du poulpe, celle de toutes choses.
Dans le haïku, la forme est souvent si elliptique que nous pouvons, sans effort de volonté, éprouver l’unité sous-jacente, souterraine, des choses et de nous-mêmes. Le verset suivant est de Chora :
sukashi mite
hoshi ni sabishiki
yanagi kana
Littéralement :
épiant avec les étoiles seuls saule ah !
« seul » concerne les étoiles et le saule, et à l’épieur également. Chaque mot a la capacité d’être superposé à chaque autre, les dix-sept syllabes se télescopant alors en un seul mot. Nous pourrions traduire :
épiant
le saule, seul
avec les étoiles
Le poète est également présent, impalpable au même titre que la solitude. Un autre exemple, de Bashô :
Fuki tobasu
Ishi wa asama no
Nowaki kana
Soufflant des pierres,
la tempête d’automne
du mont Asama.
Il est dit en vérité : « les pierres qui soufflent ». Ici la confusion entre sujet et objet aide l’esprit à unifier les différents phénomènes discrètement. On attendrait plutôt
« Soufflant des pierres »
Ou, au moins :
« Un souffle de pierres ».
Prenez la strophe célèbre de Sodô :
me ni aoba
yama hototogisu
hatsu-gatsuo
pour l’œil : les feuilles vertes,
le coucou de montagne,
la première bonite
Ici l’ellipse : l’omission de « pour l’oreille », « pour le goût », n’est pas simple brièveté ; on voit aussi un peu le hototogisu et le thon.
Dans la traduction, la question du singulier et du pluriel est importante. Un Japonais qui lit loriginal se fait instinctivement son image mentale selon sa capacité poétique, pas toujours aussi distinctement que doit l’être la version anglaise. Dans les exemples suivants, les raisons pour employer singulier et pluriel devraient être claires :
ama-gaeru
bashô ni norite
soyogi keri
la grenouille arbre
à cheval sur une feuille de bananier
tangue et palpite
Kikaku.
akatsuki ya
u-kago ni nemuru
u no yatsure
lueur de l’aube ;
dans le panier, les cormorans
endormis, épuisés
Shiki .
En règle générale le haïku tend vers le singulier. Les choses seules sont ce qui retient l’œil et émeuvent l’esprit poétique du haijin, mais il y a des exceptions, par exemple les fleurs de cerisier et autres arbres en fleur, les jeunes feuilles du printemps, les oies sauvages, les melons, les moustiques, les lucioles.
La question du pronom personnel est également importante. L’évitement, ou plutôt leur omission en grec, latin, chinois et japonais a une signification profonde, et quand nous utilisons les pronoms personnels dans la traduction, toute l’impression du vivant en est changée. L’opposition de l’ego et du cosmos y est, et une fois qu’elle y est, on ne peut plus l’éradiquer. Dans l’approche orientale, dans ses poésie, peinture et musique, le cosmos contient le « je » mais n’en est pas « coloré ». Le « je » interpénètre le cosmos mais ne s’y abolit pas. En fait, il est difficile de voir comment le Zen, en tant que corpus indépendant d’expériences ordonnées, peut jamais être né ou avoir prospéré, à part dans un pays où l’ego était systématiquement supprimé par la langue et la coutume. Wordsworth dit : « Nous voyons dans la vie des choses », mais le fait est que c’est notre vision qui est la vie des choses.
Le mouvement romantique dans la littérature anglaise, tel que le représentaient par exemple Byron et Shelley, était une glorification de l’ego en poésie, telle que ça ne s’était jamais vu auparavant. Dans cette optique, la valorisation continentale de Byron est correcte. En comparaison d’un tel tison, la lumière de chandelle, l’éclat de luciole du haïku doit apparaître comme une piètre lueur. Néanmoins, c’est précisément par ce nirvana de l’ego, cette apparente annihilation de soi, que tout le reste prend sens :
« Quand les demi-dieux partent,
les dieux arrivent. »
Quand l’homme, en cessant d’être homme devient Homme, alors, et seulement alors
« aucun ver n’est divisé en vain. »
L’interprétation par l’auteur de beaucoup de ces poèmes peut paraître un tant soit peu arbitraire, faisant ressortir des significations jamais voulues par les écrivains… Dans certaines limites ceci n’est pas seulement excusable, mais nécessaire même, et se justifie pas seulement par des principes généraux et par analogie avec d’autres exemples, par exemple le traitement des Odes par Confucius, mais par la pratique des poètes eux-mêmes, qui se chamaillèrent souvent à propos des significations de leurs propres poèmes ou de ceux d’autrui. Une illustration très pertinente en est l’argument qui eut lieu entre Bashô et Kyorai à propos d’un des poèmes de ce dernier, celui-ci :
iwa han aya
koko nimo hitori
tsuki no kyaku
au bord de ce rocher
voici encore un
admirateur de la lune
Dans les Journaux de Kyorai, on relève la conversation suivante :
« Kyorai dit : « Shadô (Docteur d’Osaka, élève de Bashô) affirma que ce doit être un singe, mais ce que j’avais en tête était une tierce personne. » Bashô répliqua : « Un singe ! Qu’entend-il par là ? À quoi pensais-tu en composant le poème ? » Kyorai répondit : « Comme je marchais à travers champs et montagnes, chantant à la lumière de la pleine lune, je trouvai, au bord d’un rocher, un autre homme rempli d’excitation poétique. » Bashô ajouta : « Dans la phrase : « il y a quelqu’un d’autre », tu t’annonces ; en ceci il y a poésie. J’admire ce verset et ai l’intention de l’inclure dans Oi no kobumi (Petites compositions de l’autel portatif, anthologie des poèmes de ses élèves). » Mon goût poétique est inférieur aux plus élevés, mais dans l’interprétation de Bashô, je trouve qu’il y a quelque chose d’extraordinaire.
En dehors de la question de savoir qui des deux avait raison, nous voyons ici l’image de Bashô qui dit à Kyorai non pas ce qu’il aurait dû écrire, mais ce qu’il aurait dû signifier par ce qu’il écrivit.
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FIN DU VOLUME 1 de HAIKU par R.H. Blyth : LA CULTURE ORIENTALE –
The Hokuseido Press, Tokyo, 1949, 1981.
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À suivre : Volume 2 : LE PRINTEMPS (p. 345-640)