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HAIKU – R.H. Blyth – Vol 2 : Printemps – préface

7 février 2010

PRÉFACE :

Ce volume : Printemps, ainsi que les deux suivants : Été-Automne et Automne-Hiver, contiennent tous les bons haïkus que j’ai pu trouver depuis les débuts, jusqu’à Shiki (1866-1902) inclus. Il ne fait pas de doute que certains bons versets ont été oubliés par mégarde; j’espère y remédier dans une éventuelle édition ultérieure.
Le lecteur verra que l’arrangement par saisons offre une sorte d’index grossier pour retrouver les versets dont il se souvient par sujet. Certains versets possèdent deux sujets de saison, d’autres aucun, mais ils sont très rares. (Quant aux auteurs, ils seront répertoriés à la fin du quatrième et dernier tome.) J’aimerais inclure ici une brève notule sur l’histoire de cet arrangement des haïkus par saisons et par sujets. (Cela a déjà été traité, bien que plus superficiellement, dans le premier tome, section 5,8.
Dans le Golden Treasury de Palgrave,  » l’ordre tenté a été le plus efficace poétiquement « , mais il est très habilement combiné avec l’ordre chronologique. Il existe en anglais – ce qu’on peut difficilement trouver dans la littérature japonaise – des anthologies poétiques particulières sur par exemple les oiseaux, les fleurs, la mer, mais peu d’anthologies classées par saisons. Nous rencontrons quelques haïkus qui peuvent difficilement figurer dans la classification habituelle, tels des versets de compliments, ou de ceux qui décrivent des lieux célèbres; ils sont généralement placés dans une section  » divers « . Autrement, jusqu’aux temps modernes, il n’existait pas de versets étrangers à la classification par saisons. Cette insistance sur les saisons s’explique de différentes façons : par exemple, par la brièveté du haïku, les climats du Japon, l’influence du waka, et tous ceux-ci, à n’en pas douter, eurent un effet convergent. Avant tout, il faut noter que le hokku, ou premier verset d’un renku (poème en chaîne) était un verset qui indiquait la saison. Mais il faut remonter encore plus loin, jusqu’aux débuts mêmes de la poésie japonaise, pour trouver la raison vitale de la conscience profonde des saisons que les Japonais n’ont pas encore perdue.
Dans le Manyôshû (vers 750) nous constatons déjà l’amour profond et étendu des Japonais pour la nature; et dans l’extrait suivant, on distingue clairement deux saisons. Il fait partie d’un Poème Long de Yamabe Akahito (8ème siècle), composé lors de l’ascension du mont Kannabi, pensant à la Capitale (à Asuka) de l’empereur Temmu (673-686) :

Je regardais le Palais d’Asuka en ruine :
Les collines sont hautes, la rivière coule au loin.
Aux jours du printemps la montagne est belle à voir;
Aux nuits d’automne les eaux sont claires.
Ensemble parmi les nuages matinaux volent les grues ;
Dans les brouillards du soir les grenouilles chantent fort.

Depuis l’époque du Manyôshû, le printemps avec le rossignol (japonais : uguisu), les fleurs de cerisier, les fleurs de glycine ; l’été avec le coucou, le rose, (le lys en tant que sujet disparaît subitement après le Kokinshû), les herbes d’été ; l’automne avec la voie lactée, la brise automnale, les feuillages rouges, le brame du cerf ; l’hiver avec la neige sur le pin, le givre sur les bosquets de bambous, tout ceci fut traité distinctement et avec un intérêt particulier et intégral. Cependant le Manyôshû lui-même n’est pas simplement divisé en printemps, été, automne et hiver. Le premier livre, par exemple, est arrangé chronologiquement, mais le huitième se compose de poèmes variés et épistolaires (amoureux), chacun sous les en-têtes des quatre saisons.
Pour les japonais de l’époque Manyô, l’homme et la nature étaient encore indistinguables. On ne peut pas dire que la nature n’était pas aimée pour elle-même, mais plutôt que la nature baignait l’homme, que l’homme et la nature s’interpénétraient, et que la distinction entre les poèmes d’amour et poèmes divers était encore plus forte dans leur esprit qu’avec les saisons. Par conséquent, quand le Japonais moderne ou l’émulateur étudiant étranger lit le Manyôshû, c’est avec un oeil très différent de celui des poètes de ces vers.
Pendant les cent cinquante ans qui séparent le Manyôshû du Kokinshû, la poésie chinoise fit florès au Japon, et beaucoup de recueils virent le jour. Parmi ceux-ci, il y a peu de poèmes de nature, et pas d’arrangements par saisons, jusqu’à cxe qu’on arrive au tardif Wakan Rôeishû (voir vol.1, p. 103), dont la première partie est divisée en printemps, été, automne et hiver, mais la seconde par thèmes : vent, nuages, vin, montagnes, etc. dans un ordre plus ou moins aléatoire. Ceci était le résultat d’un début de retour aux idéaux et aux buts du waka. Cependant, sous l’influence de poètes chinois tels que Tôenmei et Hakurakuten, le sentiment japonais de la nature s’approfondit, et avec lui, bien qu’indirectement, le sentiment de la différence entre les saisons.
Dans le Kokinshû, complété en 922, on trouve pour la première fois une classification claire par saisons, mais il faut remarquer qu’avec cet avantage-même vient le manque de spontanéité, le début de l’artificialité qui sera ultimement la mort de toute poésie. L’art qui seul donne sens à la vie cependant l’étouffe et l’étrangle. C’est le prix que nous payons pour l’extension de notre vision, à voir un monde dans un grain de sable, au lieu de simplement voir le sable lui-même ; à voir la fleur de prunier en tant que printemps, au lieu de seulement voir ses propres forme et couleur magnifiques. De ce point de vue on peut considérer que l’histoire de la poésie japonaise est faite de deux grands mouvements. Le Manyôshû cède sa spontanéité et non-conscience de soi au Kokinshû. Le génie de Bashô restaure lui restaure une certaine simplicité enrichie, et ceci se termine encore, deux ans ans plus tard, avec Shiki. (Dans la monumentale Complète Collection Classifiée de Haïku de Shiki, il y a un tel excès de systématisation, que la poésie y est noyée. Par exemple on n’y trouve pas moins de cinquante classes d’éventails, pour cela seul.)
Cependant, dans le Kokinshû les vrais sujets ne sont pas ceux des insectes, fleurs et herbes, mais des sentiments des poètes ; ces choses sont utilisées comme symboles de la pensée et de l’émotion humaine. Avec le Shinkokinshû, compilé pour la première fois en 1205, nous avons des poèmes objectifs de nature, du ciel, de la voix des insectes, du crépuscule, cela étant dû en partie à l’effet de la conscience qui s’approfondit par rapport à la signification des saisons.
Pour en venir au haïkaï, une des choses qui le fit se distinguer du renga, le poème en chaînes qui lui donna naissance, fut l’insistance sur non seulement l’opportunité (ainsi que le développa Abutsu-ni, qui mourut en 1283), mais sur la nécessité d’avoir un mot de saison dans le hokku, ou premier verset. Même dans les autres versets, l’idée de la saison n’était jamais absente de l’esprit du poète, bien que le verset lui-même pût être « mixte ».
Dans le Gosan de Teitoku (1570-1653), les choses sont très soigneusement appliquées à leur saison. Pour Bashô (1644-1694) la saison était l’élément le plus important du haïkaï, pas en tant que principe, mais comme mode d’intuition, une manière plus vaste de voir des choses particulières. En observant plus attentivement l’objet, nous voyons en lui le monde entier accomplir sa volonté parfaite. Et ceci provient des expériences historiques accumulées par les Japonais pendant plus de mille ans.
Dans un numéro récent du Supplément Littéraire du Times , le critique cite le haïku suivant de Bashô :

Sur une branche dénudée
un corbeau solitaire se perche
un soir d’automne.

Avec ce commentaire plutôt énigmatique :

« C’est plus pour l’usage que pour la beauté. »

Ceci, je pense, est une « critique » juste de l’original également, et de tous les haïkus. Ils sont là pour que vous les utilisiez dans votre propre expérience poétique. Vous ne devez pas être un simple observateur de la littérature, mais devez jouer votre rôle dans sa re-création dynamique. Lire des haïkus est donc plus éprouvant que lire de la simple poésie, mais je ne connais rien de plus satisfaisant. Cela seul peut donner sens à la vie, et « justifie les desseins de Dieu pour l’homme.  »

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à suivre : Le Nouvel An (p. 353-374).