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hôrai ya
tada sammon no
miyo no matsu
Champs-Élysées, soyez miens !
Ô âge de Gloire ! –
pour une branche de pin de trois sous
Issa.
Le premier jour du printemps, c’est-à-dire le Jour de l’An, on plaçait sur une petite table les objets suivants : quelques kakis séchés, une mandarine, une bigarade (orange amère), une tokoro (sorte de vigne enroulée dans un papier d’une certaine forme), une kaya(torreya nucifera), une petite orange, un kôji (sorte d’orange), des châtaignes séchées, des prunes séchées, un « tablier du diable » (sorte d’algue), des noshi(mince bandelette d’ormeau), une écrevisse ; et d’autres choses encore. Selon la tradition chinoise il y a trois îles dans la Mer de Chine : Hôrai, Hôjô et Eishu. Les habitants en sont sages, immortels, et ne vieillissent pas. Ils vivent dans des palais d’or, de cristal, de rubis et de jade. Au loin, elles ressemblent à des nuages ; de près elles apparaissent sous l’eau. C’est à ces îles que sont dédiées ces précédentes offrandes, mais à de tels êtres, si élevés, Issa n’offre que sa misérable branche de pin, avec humour, et dans la mesure où c’est de l’humour, avec sincérité, avec une piété non moins naturelle que celle que nous voyons dans le verset suivant, où les branches de pins sont posées de chaque côté du portail.
matsu tatte
minikuki kado wa
nakari keri
Disposant les branches de pin,
aucune des portes
n’a l’air pitoyable !
Getsura.
hôrai ni
nammu nammu to
iu ko kana
L’enfant dit
« Namu, Namu »
aux Hôrai
Issa.
« Hôrai » désigne ici les emblèmes placés sur la table, comme ci-dessus. L’enfant, ne sachant pas que ces choses n’ont rien à voir avec le Bouddhisme, avance en rampant et dit « Namu, Namu » (abréviation de « Namuamidabutsu ») devant elles. Ceux qui la voient ressentent un contraste désagréable, la voyant sourire, réalisent faiblement et inconsciemment que ce « non savoir » de l’enfant n’est pas différent du « savoir » que tous les emblèmes du respect et de la vénération sont de la même essence. En d’autres mots, sous ce charme enfantin se trouve la réalisation profonde en elle, en Issa et en nous, que
» La différence est identité ;
L’identité est différence. »
Mais Issa ne nous laisse pas sur cette pensée. Son verset original finit avec l’enfant ; c’est elle sur laquelle nos yeux se fixent, c’est son expérience de notre paradoxe intellectuel qui signifie tant pour nous. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à The Toys(Les Jouets) de Coventry Patmore, avec cette collection d’objets grâce auxquels l’enfant a oublié sa peine :
» Une boite de jetons et un caillou veiné de rouge,
Un morceau de verre usé par la plage,
Et six ou sept coquillages,
Une bouteille avec des campanules,
Et deux pièces de cuivre français, rangés avec un art consommé,
pour réconforter son coeur triste. »
ganjitsu ya
kinô ni tôki
asaborake
L’aube du Premier Jour ;
comme hier
est loin !
Ichiku.
C’est une strophe très simple, mais qui exprime bien la distance entre les deux mondes, celu id’aujourd’hui et celui d’hier. Il y a seulement quelques heures tout le monde payait des factures, travaillait, se querellait, s’enviait ; maintenant tout est paix et sourires.
oibane ni
makeshi bijin no
ikari kana
battue au volant,
la colère
de la belle servante !
Shiki.
Les poètes sont les vrais, les seuls psychologues ; eux seuls s’occupent de la vie mentale telle qu’elle se vit, telle qu’on est en train de la vivre. La soi-disante psychologie traite de notions, d’associations, d’apperceptions, – tous mécanismes morts, au lieu de la volonté dominante ou contrariée, des passions d’une variété infinie, des douleurs et des joies de la subtilité la plus profonde. La musique est la seule expression parfaite de la psyché. Dans Bach et Mozart, tout ce qui est ressenti ou voulu par l’homme est exprimé une fois pour toutes. En poésie on a atteint de grandes cimes et de grandes profondeurs, mais il y a beaucoup à faire encore dans ces directions. Dans le verset présent, tout un pan de l’âme humaine se révèle à travers ce beau visage renfrogné.
hatsu shibai
mite kite haregi
mada nugazu
Première pièce de l’année ;
revenant et ne retirant pas encore
sa robe de gala
Shiki.
Une jeune fille, invitée par ses ami(e)s, va voir une pièce au théâtre. Elle porte ses plus beaux habits, un kimono à manches longues et un obi splendide. Elle est si excitée et heureuse de cette visite au théâtre pour la première fois cette année que quand elle revient chez elle, au lieu de quitter ses beaux habits pour en mettre des plus ordinaires, elle reste là, assise, à parler et parler, le visage rouge et les gestes animés, racontant à sa mère et aux autres membres de la maisonnée combien c’était merveilleux. Dans le fait de ne pas changer d’habits il y a aussi quelque chose de pathétique ; elle souhaiterester sous le charme, elle souhaite vivre dans ce monde de fantaisie aussi longtemps que possible, avant de redevenir, telle Cendrillon, la jeune fille ordinaire du quotidien.
e ni kaita
yô na kumo ari
hatsu hi-no-de
Premier lever du soleil ;
il y a un nuage
comme un nuage dans une peinture
Shusai.
On trouve souvent cette comparaison inversée chez Shelley, où les choses de la nature sont décxrites et exprimées au moyen de comparaisons avec celles de l’art et de l’artifice.
hatsuzora wo
ima koshiraeru
kemuri kana
la fumée
forme maintenant
le premier ciel de l’an
Issa.
Pas de fumée, pas de ciel ; pas de ciel, pas de fumée. Mais Issa ne pense pas cela. Il sait, d’une manière ou d’une autre, que la fumée qui s’élève et forme le premier ciel de l’année a une signification qui ne peut être exprimée que , justement, en ne disant rien d’elle.
kachichin no
mikan mii mii
kissho kana
Comme il regarde et regarde le prix
pour la première calligraphie de l’année –
cette orange !
Issa.
Les gens autour de l’enfant, le père et la mère, grand-père et grand-mère, le grand frère et la grande soeur l’encouragent du mieux possible à écrire quelque chose, son premier écrit de l’année.
Pour ce faire, on lui promet une orange, qu’on lui montre et qu’on place à sa portée. Un oeil sur sa feuille, et un sur l’orange, l’enfant trace laborieusement les caractères. Ce
» désir l’esprit divisé »
est un plaisir douloureux à voir pour toute la famille, et pour nous autres aussi.
myôdai ni
wakamizu abiru
karasu kana
comme un représentant
le corbeau se baigne
dans la première eau de l’année
Issa.
Ce verset se trouve dans Ora ga haru, publié en 1819. L’année précédente, dans son Septième Journal, nous trouvons :
myôdai no
kanmizu abiru
suzume kana
en représentant,
le moineau
se baigne dans l’eau glacée
myôdai no
wakamizu abiru
suzume kana
le moineau,
en représentant,
se baigne dans la première eau de l’année
Il semble clair que celles-ci sont les versions originelles du verset en question. Issa semble avoir pensé que le corbeau serait une « procuration » plus forte, plus comique que le moineau timide. Devant la maison coule un petit ruisseau, et il y voit un moineau (après coup il trouve qu’il a fait une faute et qu’il aurait dû voir un corbeau noir lustré) prenant un bain dans ses eaux glacées. C’est la propre « première eau de l’année » d’Issa.
yaseuma wo
kazaritatetaru
hatsuni kana
premier fardeau de l’année ;
les décorations
sur le cheval émacié
Shiki.
Au début de l’année, tous les bateaux qui partaient, et les chariots, portaient, attachés, des petits drapeaux. Même encore maintenant, en certains lieux, on en place sur le harnais des chevaux.
kageboshi mo
mame sokusai de
kesa no haru
Même mon ombre
est saine et sauve et dans la meilleure des formes
ce premier matin de printemps
Issa.
Ce verset a une légère connotation « Münchausienne ». On sent que l’ombre a – comme aux temps primitifs – une existence indépendante, qui est cependant en relation fatale et vitale avec celle de l’homme.
hatsu kochi no
kawaya no akari
ugoki keri
premier vent du printemps ;
la lumière dans les toilettes
tremble
Ôemaru.
Cette lumière vacillante dans les toilettes au bout de la maison a une signification profonde; physiquement elle signifie les liens matériels qui retiennent notre vie. L’obscurité au-delà est pleine des fantômes du passé, froide et distante. Le premier vent du printemps souffle, et la lumière incertaine de la lampe à huile tremble, se penche et se redresse.
Obscurité et lumière, tranquillité et mouvement, corps et esprit – tous sont unis dans l’esprit troublé du poète.
hatsu yume ya
himete katarazu
hitori emu
premier rêve de l’année ;
je l’ai gardé secret,
et me souris à moi-même
Shô-u.
comme le sourire sur le visage de Mona Lisa. Ce secret que chacun comprend plus ou moins entièrement, mais quand on raconte le rêve, et qu’on dévoile le sens du sourire, tout s’obscurcit et se méprend. Chacun connaît notre soi secret. Quand nous commençons à nous expliquer, les idiots sont confondus et les sages ferment leurs oreilles. Shô-u était plus intelligent que Takuchi (un des suivants de Bashô) quand il dit :
amari yoki
hatsu yume uso to
iware keri
C’était un si beau premier rêve,
ils dirent
que je l’avais inventé.
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à suivre : Le Printemps (p.375-640)