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HAIKU de Blyth vol II Le Nouvel An 5)

17 février 2010

°

hôrai ya
tada sammon no
miyo no matsu

Champs-Élysées, soyez miens !
Ô âge de Gloire ! –
pour une branche de pin de trois sous

Issa.

Le premier jour du printemps, c’est-à-dire le Jour de l’An, on plaçait sur une petite table les objets suivants : quelques kakis séchés, une mandarine, une bigarade (orange amère), une tokoro (sorte de vigne enroulée dans un papier d’une certaine forme), une kaya(torreya nucifera), une petite orange, un kôji (sorte d’orange), des châtaignes séchées, des prunes séchées, un « tablier du diable » (sorte d’algue), des noshi(mince bandelette d’ormeau), une écrevisse ; et d’autres choses encore. Selon la tradition chinoise il y a trois îles dans la Mer de Chine : Hôrai, Hôjô et Eishu. Les habitants en sont sages, immortels, et ne vieillissent pas. Ils vivent dans des palais d’or, de cristal, de rubis et de jade. Au loin, elles ressemblent à des nuages ; de près elles apparaissent sous l’eau. C’est à ces îles que sont dédiées ces précédentes offrandes, mais à de tels êtres, si élevés, Issa n’offre que sa misérable branche de pin, avec humour, et dans la mesure où c’est de l’humour, avec sincérité, avec une piété non moins naturelle que celle que nous voyons dans le verset suivant, où les branches de pins sont posées de chaque côté du portail.

matsu tatte
minikuki kado wa
nakari keri

Disposant les branches de pin,
aucune des portes
n’a l’air pitoyable !

Getsura.

hôrai ni
nammu nammu to
iu ko kana

L’enfant dit
« Namu, Namu »
aux Hôrai

Issa.

« Hôrai » désigne ici les emblèmes placés sur la table, comme ci-dessus. L’enfant, ne sachant pas que ces choses n’ont rien à voir avec le Bouddhisme, avance en rampant et dit « Namu, Namu » (abréviation de « Namuamidabutsu ») devant elles. Ceux qui la voient ressentent un contraste désagréable, la voyant sourire, réalisent faiblement et inconsciemment que ce « non savoir » de l’enfant n’est pas différent du « savoir » que tous les emblèmes du respect et de la vénération sont de la même essence. En d’autres mots, sous ce charme enfantin se trouve la réalisation profonde en elle, en Issa et en nous, que

 » La différence est identité ;
L’identité est différence.  »

Mais Issa ne nous laisse pas sur cette pensée. Son verset original finit avec l’enfant ; c’est elle sur laquelle nos yeux se fixent, c’est son expérience de notre paradoxe intellectuel qui signifie tant pour nous. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à The Toys(Les Jouets) de Coventry Patmore, avec cette collection d’objets grâce auxquels l’enfant a oublié sa peine :

 » Une boite de jetons et un caillou veiné de rouge,
Un morceau de verre usé par la plage,
Et six ou sept coquillages,
Une bouteille avec des campanules,
Et deux pièces de cuivre français, rangés avec un art consommé,
pour réconforter son coeur triste.  »

ganjitsu ya
kinô ni tôki
asaborake

L’aube du Premier Jour ;
comme hier
est loin !

Ichiku.

C’est une strophe très simple, mais qui exprime bien la distance entre les deux mondes, celu id’aujourd’hui et celui d’hier. Il y a seulement quelques heures tout le monde payait des factures, travaillait, se querellait, s’enviait ; maintenant tout est paix et sourires.

oibane ni
makeshi bijin no
ikari kana

battue au volant,
la colère
de la belle servante !

Shiki.

Les poètes sont les vrais, les seuls psychologues ; eux seuls s’occupent de la vie mentale telle qu’elle se vit, telle qu’on est en train de la vivre. La soi-disante psychologie traite de notions, d’associations, d’apperceptions, – tous mécanismes morts, au lieu de la volonté dominante ou contrariée, des passions d’une variété infinie, des douleurs et des joies de la subtilité la plus profonde. La musique est la seule expression parfaite de la psyché. Dans Bach et Mozart, tout ce qui est ressenti ou voulu par l’homme est exprimé une fois pour toutes. En poésie on a atteint de grandes cimes et de grandes profondeurs, mais il y a beaucoup à faire encore dans ces directions. Dans le verset présent, tout un pan de l’âme humaine se révèle à travers ce beau visage renfrogné.

hatsu shibai
mite kite haregi
mada nugazu

Première pièce de l’année ;
revenant et ne retirant pas encore
sa robe de gala

Shiki.

Une jeune fille, invitée par ses ami(e)s, va voir une pièce au théâtre. Elle porte ses plus beaux habits, un kimono à manches longues et un obi splendide. Elle est si excitée et heureuse de cette visite au théâtre pour la première fois cette année que quand elle revient chez elle, au lieu de quitter ses beaux habits pour en mettre des plus ordinaires, elle reste là, assise, à parler et parler, le visage rouge et les gestes animés, racontant à sa mère et aux autres membres de la maisonnée combien c’était merveilleux. Dans le fait de ne pas changer d’habits il y a aussi quelque chose de pathétique ; elle souhaiterester sous le charme, elle souhaite vivre dans ce monde de fantaisie aussi longtemps que possible, avant de redevenir, telle Cendrillon, la jeune fille ordinaire du quotidien.

e ni kaita
yô na kumo ari
hatsu hi-no-de

Premier lever du soleil ;
il y a un nuage
comme un nuage dans une peinture

Shusai.

On trouve souvent cette comparaison inversée chez Shelley, où les choses de la nature sont décxrites et exprimées au moyen de comparaisons avec celles de l’art et de l’artifice.

hatsuzora wo
ima koshiraeru
kemuri kana

la fumée
forme maintenant
le premier ciel de l’an

Issa.

Pas de fumée, pas de ciel ; pas de ciel, pas de fumée. Mais Issa ne pense pas cela. Il sait, d’une manière ou d’une autre, que la fumée qui s’élève et forme le premier ciel de l’année a une signification qui ne peut être exprimée que , justement, en ne disant rien d’elle.

kachichin no
mikan mii mii
kissho kana

Comme il regarde et regarde le prix
pour la première calligraphie de l’année –
cette orange !

Issa.

Les gens autour de l’enfant, le père et la mère, grand-père et grand-mère, le grand frère et la grande soeur l’encouragent du mieux possible à écrire quelque chose, son premier écrit de l’année.
Pour ce faire, on lui promet une orange, qu’on lui montre et qu’on place à sa portée. Un oeil sur sa feuille, et un sur l’orange, l’enfant trace laborieusement les caractères. Ce

 » désir l’esprit divisé  »

est un plaisir douloureux à voir pour toute la famille, et pour nous autres aussi.

myôdai ni
wakamizu abiru
karasu kana

comme un représentant
le corbeau se baigne
dans la première eau de l’année

Issa.

Ce verset se trouve dans Ora ga haru, publié en 1819. L’année précédente, dans son Septième Journal, nous trouvons :

myôdai no
kanmizu abiru
suzume kana

en représentant,
le moineau
se baigne dans l’eau glacée

myôdai no
wakamizu abiru
suzume kana

le moineau,
en représentant,
se baigne dans la première eau de l’année

Il semble clair que celles-ci sont les versions originelles du verset en question. Issa semble avoir pensé que le corbeau serait une « procuration » plus forte, plus comique que le moineau timide. Devant la maison coule un petit ruisseau, et il y voit un moineau (après coup il trouve qu’il a fait une faute et qu’il aurait dû voir un corbeau noir lustré) prenant un bain dans ses eaux glacées. C’est la propre « première eau de l’année » d’Issa.

yaseuma wo
kazaritatetaru
hatsuni kana

premier fardeau de l’année ;
les décorations
sur le cheval émacié

Shiki.

Au début de l’année, tous les bateaux qui partaient, et les chariots, portaient, attachés, des petits drapeaux. Même encore maintenant, en certains lieux, on en place sur le harnais des chevaux.

kageboshi mo
mame sokusai de
kesa no haru

Même mon ombre
est saine et sauve et dans la meilleure des formes
ce premier matin de printemps

Issa.

Ce verset a une légère connotation « Münchausienne ». On sent que l’ombre a – comme aux temps primitifs – une existence indépendante, qui est cependant en relation fatale et vitale avec celle de l’homme.

hatsu kochi no
kawaya no akari
ugoki keri

premier vent du printemps ;
la lumière dans les toilettes
tremble

Ôemaru.

Cette lumière vacillante dans les toilettes au bout de la maison a une signification profonde; physiquement elle signifie les liens matériels qui retiennent notre vie. L’obscurité au-delà est pleine des fantômes du passé, froide et distante. Le premier vent du printemps souffle, et la lumière incertaine de la lampe à huile tremble, se penche et se redresse.
Obscurité et lumière, tranquillité et mouvement, corps et esprit – tous sont unis dans l’esprit troublé du poète.

hatsu yume ya
himete katarazu
hitori emu

premier rêve de l’année ;
je l’ai gardé secret,
et me souris à moi-même

Shô-u.

comme le sourire sur le visage de Mona Lisa. Ce secret que chacun comprend plus ou moins entièrement, mais quand on raconte le rêve, et qu’on dévoile le sens du sourire, tout s’obscurcit et se méprend. Chacun connaît notre soi secret. Quand nous commençons à nous expliquer, les idiots sont confondus et les sages ferment leurs oreilles. Shô-u était plus intelligent que Takuchi (un des suivants de Bashô) quand il dit :

amari yoki
hatsu yume uso to
iware keri

C’était un si beau premier rêve,
ils dirent
que je l’avais inventé.

°°

à suivre : Le Printemps (p.375-640)

HAIKU de Blyth, vol 1, sect 5,9 : La traduction (p.339-43)

8 janvier 2010

9) La traduction.

Le principe général de la traduction a été, d’un côté, de ne rien mettre dans la version anglaise qui ne soit pas dans l’original ; de l’autre côté, d’essayer de suggérer dans la traduction ce qui est sensé être déduit du japonais. Ce n’est, pour le premier, pas difficile, mais mène à la sécheresse et à l’incompréhension. Les implications verbales sont bien sûr, pour une large part, intraduisibles, mais encore plus celles qui sont purement grammaticales. Prenons, par exemple, le verset de Kikaku :

hi no haru wo
sasuga ni tsuru no
ayumi kana

Une traduction mot à mot donne :

Le printemps de jour ;
en fait, la grue
marche, ah !

« Le printemps de jour « est le jour du Nouvel An, le premier jour du printemps, selon le calendrier lunaire. Kikaku était un homme riche, et, suivant une ancienne coutume chinoise, il avait des grues apprivoisées dans son grand jardin. Les grues se promènent chaque jour de leur allure noble et gracieuse, mais le jour de l’an, leur manière d’avancer ici et là est particulièrement appropriée à la saison. Il s’agit de sasuga ni, qui, comme Bashô le dit dans une critique de cette strophe, en est la véritable vie et âme. On pourrait donc traduire ainsi :

les grues se promènent
au jour de l’an
selon leur nature

Mais il nous manque ici la relation entre la nature de la grue, exprimée plus vaguement dans l’original, et la nature du premier de l’an, suggéré en mettant « le jour du printemps » à l’accusatif, bien que ce ne soit l’objet de rien d’autre dans la strophe. Là encore, l’usage extrêmement courant, sinon cliché de kana peut être à peine reproduit en anglais. Il exprime un soupir d’admiration ou de douleur, ou d’un pur sentiment poétique beaucoup plus calme et vague que Oh ! ou Ah ! en anglais.
Autre utilisation de ce même accusatif sans verbe :

Tako-tsubo ya
Hakanaki yume wo
Natsu no tsuki

Les pieuvres dans les jarres :
rêves éphémères
sous la lune d’été

Bashô.

La jarre est attachée à un flotteur, uki, puis submergée. La pieuvre pense que la gueule de la jarre est un trou, et en y entrant, s’y fait prendre. Bashô vit cette action de submerger les jarres, un soir, à Akashi, où il passa une nuit. On les y utilise encore ainsi. Dans l’original la phrase est incomplète, le verbe étant omis après yume wo. Cette imprécision rend la vie des pieuvres plus vague ; nous ressentons d’autant plus profondément, parce qu’indirectement, la nature transitoire de la courte nuit d’été, la vie du poulpe, celle de toutes choses.
Dans le haïku, la forme est souvent si elliptique que nous pouvons, sans effort de volonté, éprouver l’unité sous-jacente, souterraine, des choses et de nous-mêmes. Le verset suivant est de Chora :

sukashi mite
hoshi ni sabishiki
yanagi kana

Littéralement :

épiant avec les étoiles seuls saule ah !

« seul » concerne les étoiles et le saule, et à l’épieur également. Chaque mot a la capacité d’être superposé à chaque autre, les dix-sept syllabes se télescopant alors en un seul mot. Nous pourrions traduire :

épiant
le saule, seul
avec les étoiles

Le poète est également présent, impalpable au même titre que la solitude. Un autre exemple, de Bashô :

Fuki tobasu
Ishi wa asama no
Nowaki kana

Soufflant des pierres,
la tempête d’automne
du mont Asama.

Il est dit en vérité : « les pierres qui soufflent ». Ici la confusion entre sujet et objet aide l’esprit à unifier les différents phénomènes discrètement. On attendrait plutôt

« Soufflant des pierres »

Ou, au moins :

« Un souffle de pierres ».

Prenez la strophe célèbre de Sodô :

me ni aoba
yama hototogisu
hatsu-gatsuo

pour l’œil : les feuilles vertes,
le coucou de montagne,
la première bonite

Ici l’ellipse : l’omission de « pour l’oreille », « pour le goût », n’est pas simple brièveté ; on voit aussi un peu le hototogisu et le thon.
Dans la traduction, la question du singulier et du pluriel est importante. Un Japonais qui lit loriginal se fait instinctivement son image mentale selon sa capacité poétique, pas toujours aussi distinctement que doit l’être la version anglaise. Dans les exemples suivants, les raisons pour employer singulier et pluriel devraient être claires :

ama-gaeru
bashô ni norite
soyogi keri

la grenouille arbre
à cheval sur une feuille de bananier
tangue et palpite

Kikaku.

akatsuki ya
u-kago ni nemuru
u no yatsure

lueur de l’aube ;
dans le panier, les cormorans
endormis, épuisés

Shiki .

En règle générale le haïku tend vers le singulier. Les choses seules sont ce qui retient l’œil et émeuvent l’esprit poétique du haijin, mais il y a des exceptions, par exemple les fleurs de cerisier et autres arbres en fleur, les jeunes feuilles du printemps, les oies sauvages, les melons, les moustiques, les lucioles.
La question du pronom personnel est également importante. L’évitement, ou plutôt leur omission en grec, latin, chinois et japonais a une signification profonde, et quand nous utilisons les pronoms personnels dans la traduction, toute l’impression du vivant en est changée. L’opposition de l’ego et du cosmos y est, et une fois qu’elle y est, on ne peut plus l’éradiquer. Dans l’approche orientale, dans ses poésie, peinture et musique, le cosmos contient le « je » mais n’en est pas « coloré ». Le « je » interpénètre le cosmos mais ne s’y abolit pas. En fait, il est difficile de voir comment le Zen, en tant que corpus indépendant d’expériences ordonnées, peut jamais être né ou avoir prospéré, à part dans un pays où l’ego était systématiquement supprimé par la langue et la coutume. Wordsworth dit : « Nous voyons dans la vie des choses », mais le fait est que c’est notre vision qui est la vie des choses.
Le mouvement romantique dans la littérature anglaise, tel que le représentaient par exemple Byron et Shelley, était une glorification de l’ego en poésie, telle que ça ne s’était jamais vu auparavant. Dans cette optique, la valorisation continentale de Byron est correcte. En comparaison d’un tel tison, la lumière de chandelle, l’éclat de luciole du haïku doit apparaître comme une piètre lueur. Néanmoins, c’est précisément par ce nirvana de l’ego, cette apparente annihilation de soi, que tout le reste prend sens :

« Quand les demi-dieux partent,
les dieux arrivent. »

Quand l’homme, en cessant d’être homme devient Homme, alors, et seulement alors

« aucun ver n’est divisé en vain. »

L’interprétation par l’auteur de beaucoup de ces poèmes peut paraître un tant soit peu arbitraire, faisant ressortir des significations jamais voulues par les écrivains… Dans certaines limites ceci n’est pas seulement excusable, mais nécessaire même, et se justifie pas seulement par des principes généraux et par analogie avec d’autres exemples, par exemple le traitement des Odes par Confucius, mais par la pratique des poètes eux-mêmes, qui se chamaillèrent souvent à propos des significations de leurs propres poèmes ou de ceux d’autrui. Une illustration très pertinente en est l’argument qui eut lieu entre Bashô et Kyorai à propos d’un des poèmes de ce dernier, celui-ci :

iwa han aya
koko nimo hitori
tsuki no kyaku

au bord de ce rocher
voici encore un
admirateur de la lune

Dans les Journaux de Kyorai, on relève la conversation suivante :

« Kyorai dit : « Shadô (Docteur d’Osaka, élève de Bashô) affirma que ce doit être un singe, mais ce que j’avais en tête était une tierce personne. » Bashô répliqua : « Un singe ! Qu’entend-il par là ? À quoi pensais-tu en composant le poème ? » Kyorai répondit : « Comme je marchais à travers champs et montagnes, chantant à la lumière de la pleine lune, je trouvai, au bord d’un rocher, un autre homme rempli d’excitation poétique. » Bashô ajouta : « Dans la phrase : « il y a quelqu’un d’autre », tu t’annonces ; en ceci il y a poésie. J’admire ce verset et ai l’intention de l’inclure dans Oi no kobumi (Petites compositions de l’autel portatif, anthologie des poèmes de ses élèves). » Mon goût poétique est inférieur aux plus élevés, mais dans l’interprétation de Bashô, je trouve qu’il y a quelque chose d’extraordinaire.

En dehors de la question de savoir qui des deux avait raison, nous voyons ici l’image de Bashô qui dit à Kyorai non pas ce qu’il aurait dû écrire, mais ce qu’il aurait dû signifier par ce qu’il écrivit.

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FIN DU VOLUME 1 de HAIKU par R.H. Blyth : LA CULTURE ORIENTALE –
The Hokuseido Press, Tokyo, 1949, 1981.

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À suivre : Volume 2 : LE PRINTEMPS (p. 345-640)