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Réflexion(s) d’après Eric Amann in ‘Le Poème sans mots’ (p.14) :

14 décembre 2011

°

« En Occident, l’expérience poétique originelle + les réactions intellectuelles et émotionnelles du poète = le poème achevé. Mais, dans le haïku, l’expérience originelle – la réaction personnelle du poète = le haïku achevé. »

: Eric Amann, in Le Poème sans mots, éd. gammes, 2006, p.14.

: (C’est) en ce sens (que) l’on abstrait déjà le « je » du haïku.

Dans le haïku, certains exaltent la présence du « je » : c’est un contresens ontologique.

Le commentaire (intellectuel, émotionnel…) de l’auteur de son haïku le fait basculer vers/dans le tanka, ou le senryû…

Le « haïjin » invite le lecteur à partager (la beauté (?), la grandeur (?), l’émotion (?) d’) un moment en ne lui montrant que ce moment. Il lui dit : vois, écoute, sens, goûte… Il n’a pas besoin d’ajouter « avec moi » : c’est inclus, sous-entendu, évident ; ce serait banal, plat, inutile (puisqu’évident) et alourdissant de le dire – écrire!
Bashô cherchait « karumi », la légèreté. Abstraire un peu plus le « je » de l’auteur va aussi dans le sens, est aussi le sens de cette légèreté.

Le NON-JE du haïku

(Kyôku mou – ah !):

Le moi est lourd
le moi est gourd
le moi nous bourre
le mou
ah !

°

Dire exactement ce que l’on voit…
(: l' »ascèse » de) Retourner vers le réel –
Que « dire » ne trompe pas le réel / le vu… / le vécu !
Témoigner sans ajouter (son affect, sa pensée,…), sans fantasmer…
Coller au (plus près du) réel.

Le haïku, c’est l' »art » du vrai.
Mais que l’Art au Naturel s’accole !

Le réel décolle tes mots,
recolle les mots (du vrai),
c’est le miroir (chaque matin) essuyé…

Zénifie ton haïku !

L' »ascèse », c’est de débroder,
de ne pas déborder du réel…

Pour moi, le haïku
est définitivement
« zénifiant »

(voire… « zénificateur » !…)

°

D.(14/12/11)

AWARE – B. Drevniok – p.27-31

6 mai 2011

°
(p.27)
La tradition du haïku
(p.28)
La « tradition-haïku » est un bref synopsis de l’origine, de la forme, des caractéristiques et de la technique d’écriture du haïku.
Vous avez fait vos premiers pas dans le « voyage-haïku ». Voici un résumé augmenté de quelques faits = un sommaire de ce poème appétissant : le haïku.
(p.29)
Le haïku est :

court, non rimé, imagé et objectif, c’est une sorte de poème de la nature évocateur, qui suggère plus qu’il ne dit.
Il s’est développé au Japon à travers des siècles, jusqu’à – et y compris – aujourd’hui.
Des marchands et des visiteurs du Japon rapportèrent le haïku d’abord en Europe, puis aux USA, où il est maintenant florissant.
Le mot HAÏKU vient de l’expression « haikai renga no hokku », qui signifie « verset de départ d’un long poème lié ». A l’évidence, le poète Shiki créa le mot télescopé HAIKU pour signifier « haika no ku », « couplet haiku », écrit séparément, ne faisant pas partie du plus long « renga », mais qui retenait les caractéristiques du verset de départ du renga, et tout particulièrement le « mot de saison ».
(p.30)
L’expérience-haïku, elle-même, est universelle.
Elle est un moment dans le temps et l’émotion de ce moment.
A cause des grandes différences entre les langues japonaise et anglaise, on ne peut pas écrire le haiku en japonais et celui en anglais sous exactement la même forme.
Cependant, le haïku en anglais doit exprimer l’expérience-haïku, sinon on ne peut pas considérer que c’est du haïku.
(p.31)
La poésie occidentale et le haïku sont très différents l’un de l’autre.
« Dans la littérature occidentale, l’expérience poétique PLUS les réactions intellectuelles et émotionnelles du poète EGAL le poème achevé. Dans le haïku, l’expérience d’origine MOINS la réaction personnelle du poète EGAL le haïku terminé. » (citation du Poème sans Mots du Docteur Eric Amann [voir éd. gammes, 2006, trad. D.Py]).
Ainsi, le haïku se présente d’une manière unique, donnant au lecteur l’expérience même, à travers images et sensations qui montrent sa réalité dans un langage concret et objectif, sans explications ni commentaires subjectifs.

°
(à suivre, p.32-)

Avant-propos à The Modern English Haiku (de G. Swede) par LeRoy Gorman

28 août 2010

°°°

Avant-propos :

De quel livre élémentaire le poète de haïkus en anglais dispose-t-il ? Quelles références mises à jour possède le professeur d’anglais pour enseigner le haïku ? Sur ces deux points, rien de bien significatif n’a vu le jour depuis Le Poème sans mots d’Eric Amann, et cette œuvre n’est malheureusement pas aussi disponible qu’elle le devrait. La documentation la plus accessible devrait encore être An Introduction to Haiku, par Henderson, mais regrettablement, la majeure partie de ce qu’écrivit Henderson s’appuie uniquement sur les poètes classiques du haïku japonais. Un manuel concis mais érudit, qui ne donnerait pas qu’un aperçu sur le haïku classique, tel celui de Henderson, mais rendrait hommage aux réalisations contemporaines, devrait exister depuis longtemps.
Des années ’50 jusqu’au milieu des années ’60, le haïku en anglais a connu une nouvelle popularité. L’imitation des classiques et des conceptions erronées semblent malheureusement imposer une norme qui a pour conséquence une évolution minime de la forme. Sur les talons de cette renaissance quelque peu sentimentale vint la réalisation selon laquelle les poètes anglophones commencèrent à redéfinir la forme en écrivant des haïkus contrairement à la tradition. Avec pour résultat que le haïku en anglais s’élança pratiquement d’un retard datant du 17ème siècle jusque dans l’ère moderne, voire parfois dans l’ère post-moderne.
C’est à l’apogée de cette réalisation que les essais de ce livre prennent toute leur importance. George Swede identifie les fausses conceptions, présente une histoire succincte, discute des règles traditionnelles, saute dans une analyse des règles modernes, et bien plus encore. Il y a ici quelque chose pour actualiser les connaissances de chaque lecteur, même s’il est très au fait du haïku.
Pour moi, c’est dans l’approche de « Vers une définition du Haïku moderne en anglais » aussi bien que du « Haïku et des nouvelles technologies » que le recueil de Swede devient particulièrement pertinent.
Il s’écarte juste assez de l’approche classique pour faire œuvre révolutionnaire en en tirant ses conclusions qui se basent sur un examen d’œuvres réalisées par des poètes anglophones contemporains. Et ce qu’il en retire fournit un excellent point de départ pour une redéfinition majeure du haïku qui se fait attendre depuis longtemps, ni à partir de ce que critiques et chercheurs ont conclu par déduction les uns des autres, ni sur les « tessons » des poètes qui ont vécu et tiré leur inspiration d’une époque depuis longtemps révolue, mais sur la base de ce que les poètes eux-mêmes écrivent.
Il ne fait aucun doute que le lecteur sera d’accord pour dire que celui-ci est l’ouvrage important mais concis longtemps espéré par poète et enseignant réunis. Personne ne s’étonnera que le statut incontestable de Swede en tant que poète majeur du haïku anglophone, que sa contribution sans égale en tant qu’éditeur de la première anthologie de haïku canadien et que sa probité sensible et modeste de poète ne peuvent que garantir la qualité de cet ouvrage.

LeRoy Gorman
(1981).

°°°

trad. française : Daniel Py (Aylmer (QC) – Paris (FR), juillet-août 2010),
avec les aimables autorisations de M. George Swede et de M. LeRoy Gorman.

Cette récente traduction devrait être publiée prochainement, grâce à l’aide précieuse et au concours de Mme Dorothy Howard, aux éditions Gammes,
67 rue du Court
Gatineau (QC) J9H 4M1
Canada

(qui a également publié, en français : Le Poème sans mots de E.Amann (tr. D.Py).

°°°

E.W. Amann Le Poème sans mots / The wordless poem (3)

7 octobre 2009

Chapitre 3 : L’AINSITÉ

Parmi les herbes
une fleur inconnue
fleurit blanche…

Shiki

Fleur dans le mur fissuré,
Je te cueille du milieu des fissures;
Te tiens, ici, racines et totalité, dans ma main,
Petite fleur – – – mais si je pouvais comprendre
Ce que tu es, racines et totalité, et tout en tout,
Je saurais ce qu’est Dieu et ce qu’est l’homme.

Tennyson

Comparons le poème de Tennyson à celui de Shiki : deux poètes regardent ici
une simple fleur, l’un avec les yeux analytiques d’un Occidental, l’autre avec
l’esprit du zen; l’un écrit un poème typiquement occidental, l’autre, un haïku.

Le haïku de Shiki est « sans mots » dans le sens où il ne se compose que d’une
seule image visuelle : une fleur sans nom fleurit dans un champ d’herbes. À part
cette image, il n’y a rien dans le haïku. Pas d’idées, pas l’expression d’une
émotion, aucun commentaire intellectuel. Shiki montre simplement une chose,
mais ne la dérange pas.

Tennyson, quant à lui, ne montre pas seulement, il cueille, arrachant la fleur
de son sol, la détruisant ainsi. Sa préoccupation ne concerne pas cette fleur, sa
rencontre avec la nature n’est qu’un prétexte pour spéculer sur « Dieu »,
« l’homme » et la « totalité ». Le poème commence avec une image simple,
presque de haïku, mais quatre lignes plus loin le poète se perd dans un
labyrinthe de rumination intellectuelle. Il commence en tenant quelque chose de
réel dans sa main, et finit par jongler avec des concepts vides dans son cerveau.

Tennyson passe de la sensation à l’idéation, de l’objectif au subjectif, du
concret à l’abstrait. Shiki, au contraire, reste tout en sensation, objectif, concret.
Autrement dit, le poème de Tennyson est « égocentré » et
« anthropocentré » (c’est-à-dire centré sur « soi » et sur « l’homme »), cependant
que le centre du haïku de Shiki se trouve à l’extérieur du poète, à l’extérieur de
l’homme, à l’extérieur du cadre de référence limitée de l’homme.

Cette caractéristique de placer le centre du poème en dehors de la vie
personnelle du poète et de ne pas mêler idées et commentaire intellectuel est
typique du haïku dans son ensemble :

Le saule est vert, la fleur est rouge :
Dans le haïku laisse les choses telles quelles!
Aller au Paradis est une bonne chose,
Mais aller en enfer est aussi matière à louange !

Sonojo

« Dans le haïku, laisse les choses telles quelles » en d’autres termes, laisse
ton esprit rationalisant, moralisant en dehors du poème, ne l’encombre pas de tes
propres pensées, sentiments et explications, mais montre toutes les choses dans
leur unicité, leur propre manière d’être, leur « ainsité ».

Cet état de conscience dans lequel nous voyons la réalité sans distorsion a
souvent été comparé à un miroir :

« Si une fleur apparaît, il reflète la fleur, si un oiseau vient, il reflète
l’oiseau… Chaque chose est révélée telle qu’elle est. Il n’y a pas
d’esprit de discrimination ou de conscience de soi de la part du
miroir. »

Zenkei Shibayama

Pour le poète occidental qui écrit des haïkus, cette nécessité de montrer les
choses « telles qu’elles sont », de garder son esprit tel un « miroir sans nuages »
présente de grandes difficultés, principalement parce que notre processus
poétique habituel en Occident nous demande exactement l’inverse. À l’Ouest,
l’expérience poétique originelle + les réactions intellectuelles et émotionnelles
du poète = le poème achevé. Mais dans le haïku, l’expérience originelle – la
réaction personnelle du poète = le haïku achevé.

La différence majeure tient à ce que le poète occidental a tendance à ajouter,
tandis que le haïjin soustrait ou plutôt extrait. Le poète occidental parle de
l’expérience tandis que le haïjin nous offre cette expérience. Le poète occidental
donne un long rapport verbal dans lequel l’expérience originelle et la réaction
qu’elle provoque chez lui sont intimement mêlées; l’expérience a déjà été
« prédigérée » pour le lecteur, qui ne peut ensuite que réagir à la réaction du
poète : « Notre respect ne va pas vers la matière du sujet, mais vers le pouvoir
créateur de l’artiste, pour ce qu’il peut ajouter de lui-même à son sujet; voire vers
sa capacité de se dispenser entièrement des sujets extérieurs. » (Ezra Pound)
Dans le haïku, par ailleurs, le poète ne nous donne que les circonstances qui ont
suscité sa réaction, pas sa réaction elle-même. Le lecteur doit ici fournir sa
propre réaction, en ne comptant que sur ses propres ressources poétiques.

De plus, tout en « ajoutant » à son expérience originelle, le poète occidental
utilise toute une panoplie de « figures de style » qui sont étrangères à l’esprit du
haïku. Parce que celles-ci sont si bien enracinées dans notre tradition poétique,
et que sans elles la poésie nous semble presque impensable, il nous faut les
examiner plus soigneusement.

LA COMPARAISON
La comparaison est un effet poétique dans lequel une
chose est directement comparée à une autre :

Des oiseaux voletant s’éclaboussent
dans des fontaines… comme de vieilles dames
lissant des robes de soie

Anna L. Butler

Ceci est très typique de milliers de pseudo-haïkus publiés chaque année dans
des revues occidentales de haïkus. Un examen plus approfondi nous montrera
que ce n’est pas du tout un haïku mais seulement un poème à l’occidentale
découpé artificiellement en 5/7/5 syllabes (en anglais). La première ligne
consigne l’expérience originelle : la poétesse voit des oiseaux voletant qui
s’éclaboussent dans des fontaines. C’est assez valable, et pourrait bien conduire à
un véritable haïku. Dans la deuxième partie, cependant, le sujet subit un
processus poétique typiquement occidental : la poétesse ajoute quelque chose à
l’expérience d’origine, dans ce cas-ci, une comparaison artificielle et
fantasmatique. Le centre du poème ne réside pas dans la nature, mais dans
l’imagination de la poétesse. Le lecteur ne peut qu’admirer son ingéniosité ou
que déplorer son manque de goût, il ne peut plus participer à l’expérience
d’origine.

LA MÉTAPHORE
Une métaphore est une comparaison implicite dans
laquelle un mot ou une phrase utilisés habituellement pour dire d’abord une
chose s’applique à une autre :

Sur l’autel vert du printemps
Flammes jaunes de bougies
Des jonquilles luisent

Ici l’inspiration de départ était la vision de jonquilles dans un champ printanier.
Laissées telles quelles, ces images auraient pu faire un excellent haïku. Tel que
cela se présente, les images ont subi des changements élaborés dans
l’imagination du poète : le champ printanier devient « l’autel vert du printemps »
et les jonquilles se transforment en « flammes jaunes de bougies ». Au lieu de
garder les images intactes, le poète mélange la réalité et le fantasme, et du même
coup détruit le poème en tant que haïku. Quand on compare deux choses dans le
haïku, ou qu’on les place côte à côte, ce n’est jamais dans le sens que l’une est
réelle et l’autre imaginée. Dans un haïku « …les deux parties qui forment le tout
sont juxtaposées l’une avec l’autre, pas en métaphore ni en comparaison, mais
comme deux phénomènes qui tous deux existent à part entière. » (H.-G.
Henderson)

LA PERSONNIFICATION
C’est un effet occidental très répandu dans
lequel on donne à un aspect naturel des qualités ou attributs humains. Bien qu’on
puisse trouver quelques exemples de personnification dans le haïku, cet effet
poétique ruine habituellement un haïku, parce qu’il cherche à humaniser la
nature au lieu de « naturaliser » l’homme.

LE SYMBOLISME
Les Occidentaux ont très souvent la tentation
d’interpréter le haïku symboliquement. Un traducteur, par exemple, a senti que
dans le fameux poème de Bashô, la « vieille mare » devait représenter
« l’éternité », alors que le saut de la grenouille était perçu comme un « symbole
de l’existence ». Cet essai d’extraire une quelconque signification symbolique du
haïku est un effort typiquement occidental pour trouver l’abstrait derrière le
concret, découvrir le spirituel caché derrière le physique. Cependant, comme
nous l’avons déjà vu, ceci est assez étranger aux haijins eux-mêmes. Comme
Shiki le dit, à propos du poème de Bashô : « La signification est seulement ce
qui est dit, et n’a de signification ni particulière ni autre ».

En résumé de ce chapitre, on peut dire que le haijin présente les choses
« telles qu’elles sont ». Il ne nous offre que les circonstances d’un événement, et
de celles-ci le strict minimum. « Toucher et laisser aller » est le secret de l’art du
haïku. Les effets poétiques tels que les comparaison, métaphore,
personnification et symbolisme sont rarement employés dans le haïku, puisqu’ils
changent et altèrent l’expérience sensorielle d’origine.
Pour conclure, voici quelques poèmes écrits par des Occidentaux, qui montrent
les qualités du haïku dont nous avons parlé dans ce chapitre :

Ce jour calme et chaud,
seulement l’herbe tendre qui casse
dans le bec des canards.

Claire Pratt

Première lueur grise de l’aube :
des paniers vides retournés
sur les étals du marché.

Joanne Borgesen

Plénitude de la lune :
dans le puits gelé
quelqu’un a lancé une pièce

Nancy McDowell

Eric W Amann Le Poème sans mots / The wordless Poem (2)

6 octobre 2009

Chapitre 2 : SANS MOTS

Pas un mot ne fut échangé :
l’hôte, l’invité
et le chrysanthème blanc
Ryôta

Alan Watts, dans La Voie du Zen, appela le haïku « le poème sans mots ».
D’autres allèrent encore plus loin et le qualifièrent de « non-poème », voire
d’ « anti-poème ». Effectivement, si l’on compare le haïku à la majorité des
poésies occidentales, on ne peut échapper à la conclusion que le haïjin semble
éviter les mots plutôt qu’il ne les montre. Un haïku n’est jamais une formulation
complète. De même qu’un artiste japonais pose quelques légers coups de pinceau
dans un coin du tableau et laisse tout le reste vide, le maître de haïku dépose
quelques mots simples et laisse tout le reste au silence. Il est plus suggéré que
dit, il est plus caché que révélé. Un haïku n’est rien de plus qu’une allusion, une
simple suggestion de poème. Bashô lui-même disait que les meilleurs haïkaï
montrent moins de la moitié de leur sujet.

Cette brièveté absolue, ce style inachevé constitué de « mots absents » faisant
que le haïku ressemble souvent plus à un télégramme qu’à un poème, donnent
lieu à une autre caractéristique : l’impact soudain. Alors que pour Wordsworth la
poésie était « de l’émotion dont on se souvient dans la tranquillité », pour Bashô
c’était comme « l’abattage d’un grand arbre, comme le bond d’un ennemi, comme
trancher une pastèque ». Il n’y a pas de temps pour l’artifice ou l’ornement, pour
la sélection soigneuse de phrases choisies et pour toutes les parures littéraires. Il
est vrai que quelques haïkus montrent l’art exigeant de boîtes à bijoux laquées,
mais les meilleurs sont ceux qui semblent totalement sans invention, sans effort
et sans art, telle la nature elle-même :

Sieste de midi :
mes pieds contre le mur,
comme c’est frais!
Bashô

La neige tombe,
et un panneau « à louer »
qui n’y était pas hier!
Issa

Ici l’inspiration fut soudaine et l’effet sur le lecteur est aussi soudain. C’est ce
que Kenneth Yasuda appelle un « événement simultané ». On a pu le comparer à
une claque sur la joue, un coup de tonnerre ou la chute d’un caillou dans une
mare très calme. Des haïjins occidentaux l’ont aussi remarqué : l’Anglais Bill
Wyatt, par exemple, a comparé l’effet d’un haïku à « un coup sur la tête qui vous
laisse étourdi pour un moment ».

Ainsi, alors que la poésie occidentale est principalement séquentielle et
linéaire, montrant une progression de pensée et de sentiment plus ou moins
logique, le haïku, lui, est soudain et instantané. Il est si court qu’on peut le dire
sur un seul souffle, il est si petit sur la page que l’oeil peut l’absorber en une seule
fois.

Cette qualité de compression du langage, cette brièveté télégraphique du
haïku se perdent malheureusement dans beaucoup de traductions anciennes du
haïku. Voici, par exemple, comment Peter Beilenson a traduit le haïku le plus
célèbre de Bashô (Peter Pauper Press : Japanese Haiku) :

Sombre vieille mare endormie…
Rapide inattendue
Une grenouille
Fait plop! Éclaboussures!

Si l’on compare ceci à la traduction littérale qui apparaît en première page de
ce livre, nous notons que Beilenson a ajouté des mots tels que « sombre »,
« endormie », « rapide », et « inattendue » : quatre mots qui n’apparaissent
absolument pas dans le poème de Bashô! On ne peut pas non plus prétendre que
ces mots soient justifiés par des raisons grammaticales, puisque tous les quatre
sont des adjectifs. De fait, les haïjins japonais utilisent rarement des adjectifs.
Un adjectif qualifie un nom, c’est-à-dire limite le sens du nom. « Une vieille
mare sombre et endormie » est une image bien plus limitée qu’« une vieille
mare ». C’est pour cela que dans le haïku tout adjectif rajouté a tendance à
limiter le sens global du poème. Comme le dit Yasuda : « Nous ne voulons
aucun adjectif pour brouiller l’impression. Nous ne cherchons ni comparaison ni
métaphore pour que la scène reste claire. » Un haïku est « la poésie du
nom » (Yasuda).

Une traduction comme celle de Beilenson ci-dessus, dans laquelle le
traducteur a rempli de mots les espaces que le poète a délibérément laissés
ouverts devient donc un poème à l’occidentale. Ce n’est plus un vrai haïku, dans
la mesure où les qualités essentielles du haïku, c’est-à-dire son « absence de
mots » et l’ouverture de sa signification, ne survivent pas à la traduction.

Mais pourquoi cette insistance à rester autant « sans mots » que possible?
Pourquoi en faire autant pour tout dire avec le minimum de mots, pourquoi toute
cette mutilation de la grammaire dans le but de s’épargner quelques mots?

La raison en est que le haïku, comme le zen, « n’est pas nécessairement antimots,
mais se rend bien compte du fait que ceux-ci sont toujours susceptibles de
s’éloigner de la réalité pour devenir des concepts. Et ce concept est ce à quoi zen
et haïku s’opposent… Le zen insiste pour agir sur la chose elle-même et non sur
une abstraction vide. » (D.T. Suzuki)

« Agir sur la chose elle-même et non sur une abstraction vide » est aussi
l’essence du haïku. Une langue est un cimetière de mots morts qui ont perdu
depuis longtemps leur relation avec le réel, mais que l’on continue à employer
comme s’ils étaient de chair et de sang! Cela est particulièrement vrai en
Occident : « Au commencement était le Verbe » ainsi commence la fatale
confusion de l’occidental entre mots et réalités. Le prêtre sauve avec des mots, le
psychiatre soigne à l’aide de mots, on scelle les contrats par des mots, et
l’impression générale qui prévaut est que tous les maux du monde pourraient être
rapidement éradiqués si l’on pouvait rassembler tout le monde pour en parler. Au
XIXe siècle déjà, Nietzsche nous prévenait que les mots peuvent être illusoires,
qu’ils donnent l’impression que nous avons découvert quelque chose quand nous
n’avons fait que la nommer, que l’existence d’un mot garantit l’existence de ce
qu’il représente : « À travers mots et concepts, nous avons continuellement
tendance à penser que les choses sont plus simples qu’elles ne le sont en fait,
qu’elles sont séparées les unes des autres, qu’elles sont indivisibles, et qu’elles
existent chacune pour et par elle-même. »

Le but, par conséquent, de cette technique de raréfier les mots et de « pointer
directement » que l’on trouve aussi bien dans le zen que dans le haïku, est
d’éviter cette confusion entre les mots et les réalités, et cette illusion, par
conséquence, de la séparation des choses. Comme le Bouddha, qui donna le
premier exemple de « poésie muette » quand, un jour, il étonna ses disciples en
leur présentant une fleur sans dire un mot, le haïjin présente au lecteur quelque
chose dont aucun mot n’est superflu, sans commentaire, sans explication, sans
placer aucun obstacle entre le lecteur et la chose même. En ce sens « un haïku
n’est pas de la littérature dans la mesure où il se dispense des mots autant que
possible. » (R.H. Blyth)

Bien sûr, ce style d’écriture, dans lequel le poète « se débarrasse le plus
possible des mots », présente d’énormes difficultés pour le poète occidental qui
s’essaie au haïku. Voici trois exemples de haïkus occidentaux dans lesquels les
haïjins ont maîtrisé l’art de savoir où s’arrêter :

Lys :
hors de l’eau
hors de lui-même.
Nicholas A. Virgilio

Émergeant chaudes et roses
de leur peau –
les betteraves!
Anita Virgil

Ici, en utilisant moins de dix mots chacun, deux poètes américains ont capturé
la qualité « sans-mots » du haïku. Rien ne se place entre le lecteur et la chose;
aucune relation causale n’est ni exposée ni sous-entendue; le poème grandit et
émerge tel le lys, telles les betteraves – spontanément, sans effort, et sans aucun
artifice.

Écoutant…
Après quelques instants
je reprends ma hache.
Rod Willmot

Dans ce poème d’un haïjin canadien, nous sommes conviés à une expérience
plus personnelle; cependant, en évitant tout commentaire, toute mention d’un
sentiment subjectif, le poème reste « ouvert », le poète permet au lecteur de
prendre sa place et de réagir directement à l’expérience. Est-ce le craquement
d’une brindille ou le son de la foudre lointaine, le battement de son propre coeur,
ou ce « quelque chose » de mystérieux qui lui fait soudain cesser ses activités
monotones et tendre l’oreille?

En résumé, on dit qu’un haïku – comparé à un autre poème – est « sans
mots » dans la mesure où le poète se restreint à nommer simplement quelques
objets ou sensations, et permet au lecteur d’y réagir directement. En évitant des
commentaires subjectifs et des mots inutiles il laisse le poème « ouvert » à
l’intuition du lecteur. « La brièveté et la concision de la forme, ainsi que
l’implication la plus entière, sont l’essence de l’art du haïku. » (Kametaro Yagi)

Eric Amann The Wordless Poem / Le Poème sans mots (1)

6 octobre 2009

Chapitre 1 : LA VOIE DU HAÏKU

Vieille mare :
grenouille plonge
bruit de l’eau
Bashô

Ce poème, traduit du japonais aussi littéralement que possible, est un haïku.
En fait, c’est un des haïkus les plus célèbres. Écrit en 1686 par Bashô, poète et
disciple du zen, il montre, dit-on, ses progrès vers « l’illumination » et marque
un tournant dans sa vie et dans son art… Il marque aussi le début de « La Voie
du haïku ».
Cependant, pour beaucoup de lecteurs occidentaux, non familiers du zen, cela
n’apparaît pas trop comme un commencement et leur réaction sera plutôt celle
d’une déception que d’une « illumination ». Quant à la poésie – quelle image
peut être moins poétique que celle d’une grenouille plongeant dans l’eau? Un
lecteur habitué à Wordsworth et Tennyson pourrait estimer que Bashô aurait dû
nous offrir un peu plus que ce filet de prose inachevée, et que son traducteur
aurait pu mieux faire que de le rendre aussi approximativement.
Tel qu’il se présente, le poème contient moins d’une douzaine de mots, sa
grammaire en est fragmentaire, sa langue semble réduite à sa plus simple
expression; en dehors de la seule image, le poète ne mentionne même pas
pourquoi il juge bon de relater un événement aussi banal, encore moins de le
présenter au monde comme étant de la poésie.
Il est clair que le haïku n’est pas un poème au sens occidental du terme. Le
haïjin n’utilise ni les mêmes techniques, ni ne recherche les mêmes effets que le
poète occidental. Tant que nous approcherons le haïku avec nos idées
conventionnelles sur la poésie, il ne deviendra jamais plus qu’un tableautin de
mots très banal, voire simpliste.
Mais le haïjin ne cherche pas à produire un « effet poétique ». Si le haïku
n’est pas avant tout « un poème », qu’est-il? R.H. Blyth, qui consacra la plus
grande partie de sa vie à l’étude du haïku, conclut que c’était « une forme de
zen », et qu’ « il faut comprendre le haïku du point de vue du zen ». Alan W.
Watts, D.T. Suzuki et Eugen Herrigel, trois des plus renommés présentateurs du
zen en Occident de nos jours, considèrent également que le haïku est
principalement une expression du zen en poésie.
La question logique suivante devrait donc être : « Qu’est-ce que le zen? »
Mais chercher une réponse sensée à cette question démontre déjà notre
incompréhension du zen, parce que le zen considère que ce qui a été mis en mots
est déjà une falsification de la réalité.
Il est donc beaucoup plus facile de dire ce que le zen n’est pas : de même que
le haïku n’est pas de la poésie dans l’acception occidentale du terme, de même le
zen n’est pas une religion ni une philosophie au sens où nous l’entendons. Le zen
n’a ni dogmes ni doctrine; il n’a ni théorie ni théologie; pas de concept
de « Dieu » ou de « l’âme » tels que nous les comprenons : en fait, le zen n’a de
concepts d’aucune sorte. Seule la vie le concerne, pas les mots de la vie.
C’est pour cela que les maîtres zen, confrontés à des questions telles que :
« Qu’est-ce que le zen? » répondent invariablement par des réponses non
verbales (telles que celle qui consiste à frapper le questionneur sur la tête), ou
donnent des répliques aussi surprenantes que :
« trois livres de lin »,
« le cyprès dans la cour »,
« trois repas par jour et une bonne nuit de sommeil ».
Ces paroles apparemment insensées ont cependant deux choses en commun :
1. le refus de répondre à la question dans les termes où celle-ci a été posée (c’està-
dire en termes intellectuels);
2. l’accent mis sur quelque chose d’absolument
banal et ordinaire, une chose quotidienne ou un événement naturel, forçant ainsi
l’esprit du demandeur à passer de l’abstrait au concret et de l’intellectuel à
l’actuel.
Ceci est exactement la manière avec laquelle les maîtres de haïku répondent
aux questions sur le haïku. Quand on lui demanda quel entraînement il fallait
pour devenir poète, un maître répondit : « la lune croissant sur la lande ». Et
quand on demanda à Onitsura ce qu’était l’essence d’un haïku, il répondit : « un
camélia fleurit dans le jardin ».
Nous pouvons tirer de tout ceci nos premières conclusions sur le haïku :
contrairement à la plupart des autres formes de poésie, il n’est pas concerné par
l’expression de la Vérité, de la Beauté, ou d’autres sortes d’idées, concepts ou
symboles; il ne renferme aucune signification profonde ou ésotérique; il
s’occupe entièrement de l’ici et du maintenant, de la nature, avec l’intuition qui
naît de l’expérience sensorielle immédiate, avec les images et les sons ordinaires
de ce monde. D.T. Suzuki dit ainsi : « un haïku n’exprime pas des idées, mais
présente des images reflétant des intuitions ».
Par conséquent, le problème pour le lecteur occidental n’est pas de trouver le
sens caché, la « signification symbolique » d’un haïku, car il n’y en a pas, mais
de reconvertir les images d’un haïku en ses propres intuitions. Et la réponse à
ceci se trouve dans l’art de lire les haïkus. On ne doit pas lire un haïku comme un
poème plus long. C’est plus un objet de contemplation. Il nous faut d’abord nous
vider l’esprit de toutes nos idées préconçues, et ré-expérimenter ce que le haïjin a
vu ou entendu, ou senti; nous devons laisser les images nous toucher, nous
devons pénétrer, par exemple, le calme de la vieille mare, voir/entendre/sentir le
saut soudain de la grenouille, et laisser les cercles s’amenuiser lentement dans
notre esprit. C’est seulement si nous nous mettons ainsi à la place du poète,
seulement si nous expérimentons les images directement et sans
intellectualisation, que le haïku – s’il est bon – atteindra son effet, évoquant
humeurs et mémoires, échos et clapotis d’associations, jouant sur l’esprit comme
si c’était un instrument dont les cordes sympathiques résonnaient à l’attaque
d’une seule note. Et la totalité de cette expérience est la « signification » d’un
haïku.
En résumé, un haïku est plus qu’une « forme » de poésie. Le même esprit
anime les oeuvres de Sesshû, la cérémonie du thé de Rikyû et le haïkaï de Bashô.
Un haïku c’est aussi une manifestation du zen et donc l’expression d’un état
particulier de conscience : « chaque haïku véritable est une relation rapide en
mots d’un moment de « satori », du flash soudain d’illumination » (Harold
Stewart). Chaque haïku est comme la réponse d’un maître zen à la question d’un
débutant sur le sens de la vie. Et la réponse semblera résider ni dans le neuvième
cercle du paradis, ni sur les lèvres des prêcheurs et des prophètes, mais être
disséminée tout autour de nous, sous des myriades de formes, pas moins dans la
chute d’une feuille que dans la piqûre d’un insecte, dans le son d’une grenouille
ou dans le chant d’un rossignol et, que l’on envoie une fusée sur la lune ou que
l’on s’assoie tranquillement avec Bashô dans son jardin, les réponses sont les
mêmes… les réponses sont partout … écoutez :

Vieille mare :
grenouille plonge
bruit de l’eau

°°

(à suivre : chapitre 2 : SANS MOTS)

Eric W. Amann Le Poème sans mots (0)

6 octobre 2009

Je me permets de reproduire ici ma traduction de l’ouvrage suivant :

°°°

Le Poème sans Mots – Eric W. Amann (Canada)

Une étude du zen dans le haïku

Edition originale : THE WORDLESS POEM. – ISBN 0-920752-00-4
Cette traduction française de Daniel Py a été réalisée en 2005-2006, d’après la réédition de l’ouvrage de 1978, faisant suite à celle, originale, de 1969.

Editions : gammes
67 rue du Court, Gatineau (QC) Canada J9H 4M1 (2006)
ISBN: 978-1-895778-46-5
42 pages

Copyright Eric W. Amann, 1969, Daniel Py (trad française.), 2005.

Chapitre 1 – LA VOIE DU HAIKU