2) La solitude
Un autre aspect de l’état Zen est la solitude. Le rythme sous-jacent de la pensée plus que la pensée même des lignes suivantes dans In Utrumque Paratus exprime le sentiment de cet état de Matthew Arnold :
Les pics solennels ne sont connus que des étoiles,
Que des étoiles et des froids rayons lunaires ;
Solitaire le soleil se lève, et solitaires
Jaillissent les grands fleuves.
À un moment de notre vie nous devons arriver à savoir, avec Sue :
Je suis une des Vierges éternelles, servante du feu éternel
(St Mawr).
et à sentir avec le Christ élevé :
Comme il est bon d’avoir rempli ma mission et d’être au-delà.
Maintenant je peux être seul et laisser les choses à elles-mêmes, et le figuier peut être stérile s’il le veut, et le riche peut être riche. Mon chemin est mien, seul.
(The Man who Died).
Ceci est la véritable solitude, mais on doit encore aller un pas au-delà de ce
Noli me tangere,
au royaume de :
Et cependant je ne suis pas seul, parce que le Père est avec moi.
On ferait bien ici de remarquer l’utilisation des mots dans le Zen, la manière par laquelle le silence et la parole sont unis. Dans tous vrais langage et conversation Zen, c’est-à-dire à chaque fois que deux esprits sont véritablement en communion, n’importe quel mot sous-entend son opposé logique également. Ainsi, si l’on dit « désintéressement », cela implique, conjointement l’ « égoïsme ». « La solitude » est aussi un état d’interpénétration avec tout le reste également. Ainsi Bashô, aspirant à cet état dit :
Uki ware wo sabishi garaseyo kankodori
Ah, kankodori,
Tu approfondis
Ma solitude.
Le kankodori est un oiseau qui vit dans les montagnes, loin des habitats, de sorte que sa véritable apparence est pratiquement inconnue. Sa voix ressemble à celle du pigeon ramier, et on l’entend toujours de loin. On dit qu’il annonce par son chant la venue de la pluie ou son arrêt prochain. Dans le haïku, la saison est d’été.
Sabishisa, la solitude, est l’équivalent dans le haïku de Mu dans le Zen, un état de pauvreté spirituelle absolue, dans lequel, n’ayant rien, nous possédons tout. C’est un état dans lequel nous
nous réjouissons avec ceux qui se réjouissent, et pleurons avec ceux qui pleurent,
nous réjouissons avec la joie du meurtrier et pleurons avec la famille de la victime. Ce n’est pas un état dans lequel nous choisissons ce pourquoi nous nous réjouissons et pleurons. Ce n’est pas un état d’indifférence olympienne dans lequel les sentiments positifs et négatifs s’annulent. Prenez les célèbres lignes qui suivent :
Alors les deux frères et leur victime
Passèrent la belle Florence où le fleuve Arno
Gargouille entre des berges droites…
… Ils franchirent le cours d’eau
jusqu’à une forêt tranquille pour le crime.
(Isabella, XXVI)
Tous les hommes sont des hommes morts, et moi, qui écris ceci. Et dans la mesure où nous sommes unis avec Dieu, non seulement nous acquiesçons à ce meurtre, mais sommes aussi les frères meurtriers d’Isabella, et son amant assassiné.
Il y a cependant un danger, ici, quand nous prenons des exemples dans la poésie ou le drame, c’est celui de pouvoir nous persuader que nous sympathisons non pas avec le meurtre lui-même, mais avec les éléments artistiques de l’ensemble. Les remarques suivantes de Stevenson, dans A Gossip on Romance, nous donnent un aperçu de la manière dont nous devons voir les choses :
Chacun et tous, pour le moins, dans nos fantasmes particuliers, lisions des histoires pour enfants, non pour l’éloquence ou les personnes ou la pensée, mais pour une quelconque qualité d’incidence brutale. Pas simplement un bain de sang ou un émerveillement. Bien que chacun de ses éléments fût le bienvenu, le charme par lequel nous lisions dépendait d’autre chose encore… Crusoe apeuré par la trace de pas, Achille vociférant contre les Troyens, Ulysse bandant son grand arc, Christian courant avec ses doigts dans ses oreilles, ceux-ci sont tous des moments culminants de la légende.
Ces « moments culminants » sont des points coupant la ligne de Mu ; ce sont des moments de « Solitude », de désintéressement, de vie universelle dans laquelle cependant l’individu n’est pas submergé, mais se dresse, encore, clairement et distinctement.
Comment atteindre cet état de solitude ? Comment cet état ordinaire de tristesse solitaire, dans lequel Bashô se trouva aussi, peut-il se changer en celui dans lequel on peut dire, de tout et de tous, comme Virgile dit à Minos :
N’entrave pas sa destinée :
Ainsi est-elle voulue, où peut se faire
Ce qui est voulu ; et ne demande rien de plus.
Bashô nous dit que pour lui, c’est le kankodori, son roucoulement dans le lointain, qui peuvent produire ce miracle de grâce dans son cœur. Wordsworth dit la même chose :
Bien que babillant seulement au Vallon
De soleil et d’averses,
Tu m’apportes un conte
D’heures visionnaires.
Trois fois bienvenue, chéri du Printemps !
Bien que tu ne me sois
Aucun oiseau, mais, invisible,
Une voix, un mystère !
La Nature dit de Lucy :
Les nuages flottants lui prêteront
Leur état ; le saule ploiera pour elle ;
Elle ne manquera pas de voir non plus
Même dans les mouvements de la Tempête
La grâce qui donnera forme à la Vierge
Par sympathie silencieuse.
Dans son Journal, en 1840, Thoreau parle de lui-même et d’une goutte de pluie :
Tandis que ces nuages et cette pluie enferment tout,
Nous nous rapprochons et apprenons à nous connaître.
L’expression poétique chinoise de solitude peut trouver son exemple dans ce poème d’Hakurakuten :
PAIX DU SOIR
Des cigales précoces terminent leurs trilles ;
Des points lumineux, nouvelles lucioles, volent çà et là.
Le cierge brûle clair et sans fumée ;
Des perles de rosée lumineuse pendent sur le tapis de bambou.
Je n’entrerai pas encore dans la maison pour dormir,
Mais marcherai un moment sous les auvents.
Les rayons de la lune se penchent jusque sous la basse véranda :
La brise fraîche emplit les grands arbres.
Laissant aller les sentiments, la vie coule aisément ;
La scène entra profondément dans mon cœur.
Quel est le secret de cet état ?
Ne rien avoir de petit dans l’esprit.
Hakurakuten fait ici l’erreur wordsworthienne d’en dire trop. C’est ici que le génie du haïku intervient, avec son apparente pauvreté de forme et de matériau. Les haïkus sont solitaires dans leur apparence même et il leur manque la richesse du ton et du rythme.
Ushi tsunde wataru kobune ya yû-shigure
Un taureau à son bord,
Un petit bateau franchit la rivière
Dans la pluie du soir.
Shiki.
La solitude et la pauvreté – la pauvreté de « Bienheureux les pauvres d’esprit » – sont presque synonymes. C’est pour cette raison que Socrate, rapporta-t-on, dit (et le prouva par sa vie et par sa mort) :
Ceux qui veulent le moins posséder sont les plus près des dieux.
Saint-Jean de la Croix (mort en 1591), dans L’Ascension du Mont Carmel, donne des instructions sur les manières de se mortifier et de calmer les quatre passions naturelles : la joie, l’espoir, la peur et la douleur :
Aspire toujours, non à ce qui est le plus facile, mais à ce qui est le plus difficile.
Non à ce qui fait le plus plaisir, mais à ce qui est le plus déplaisant.
Non à ce qui procure du plaisir, mais à ce qui n’en donne aucun.
Non à ce qui console, mais à ce qui afflige.
Non à ce qui mène au repos, mais à ce qui conduit au labeur.
Non aux grandes choses, mais aux petites.
Non à ce qui est élevé et précieux, mais à ce qui est bas et méprisé.
Aspire, non pas à tout désirer, mais plutôt à ne rien désirer.
La solitude du haïku n’est pas celle du poète en tant que reclus, pas celle de lieux déserts et d’hommes oubliés, bien que cela puisse être induit par ceux-ci, ou en résonance avec eux :
Nashi saku ya ikusa no ato no kuzure-ie
Près d’une maison en ruine
Un poirier est en fleur ;
Ici eut lieu une bataille.
Shiki.
Elle se trouve dans l’absence des choses qui jamais ne furent :
Na-no-hana ya kujira mo yorazu umi kurenu
Fleurs de colza :
Aucune baleine n’approche ;
La mer s’assombrit.
Buson.
Elle se trouve dans les choses douloureuses qui surgissent quand nous sommes heureux, dans les évènements heureux qui arrivent quand nous sommes attristés :
Ku no shaba ya sakura ga sakeba saita tote
Un monde de douleur et de souffrance :
Les fleurs éclosent
Même alors…
Issa.
Elle se trouve avant tout dans un royaume innomé où l’humain et l’inhumain, l’amour et la loi, se rencontrent et s’unissent :
Aki no kure hi ya tomosan to toi ni kuru
Soir d’automne ;
Elle vient et demande :
« dois-je allumer la lampe ? »
Etsujin.
Comparez avec le cas de Tokusan :
Tokusan était assis dehors en zazen. Ryutan lui demanda pourquoi il ne rentrait pas. Tokusan répondit : « Parce qu’il fait noir. » Ryutan alluma alors une bougie et la lui tendit. Alors que Tokusan allait la prendre, Ryutan souffla dessus. Tokusan (Teh-shan, 779-865) se prosterna.
L’illumination d’Etsujin est faible, diffuse, temporaire, concerne une partie de l’être seulement, mais est cependant une perception de la vérité dans sa forme vivante, non-abstraite, sans mots, inexprimable mais évidente. C’est une entrée dans la Solitude à travers la solitude du soir, la solitude automnale. Fournissons une explication au haïku – non que cela donne l’expérience poétique à qui ne l’a pas eue.
Le poète est assis en train de regarder le jour qui décroît rapidement, le dernier des jours, qui passe si rapidement, si lentement. Le soir d’automne tombe, et la femme du poète vient lui demander si elle doit apporter une lampe ; elle ne l’a pas avec elle, mais vient seulement demander. Elle se courbe, et comme elle relève la tête et le regarde avec ses yeux doux, il pense à la lampe et à sa faible lumière en perspective. Les légères gentillesse et tendresse quotidiennes de sa femme, l’irrévocabilité de la chute du jour se perçoivent dans la lumière de la flamme pas encore là, mais qui va l’être. Elle est également chaude, et cependant éloignée, et dans la lumière qui illumine son esprit, le poète ressent, comme une chose unique, l’inévitabilité de la nature, et la bonté aimante de l’humain.
La solitude habituelle ou d’agrément que nous ressentons tous n’est pas complètement différente de la « solitude » que nous avons illustrée ici. Elle peut être un prélude à l’autre ; elle peut en être la cause ; elle peut être l’autre, quand l’énergie de la vie poétique et religieuse l’imprègne.
Et Jésus lui dit :
« Les renards ont des terriers et les oiseaux ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a nulle part où poser sa tête. »
Kono michi ya iku hito nashi ni aki no kure
Le long de cette route
Ne va personne
Ce soir d’automne
Bashô.
3) L’Acceptation Reconnaissante.