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Chapitre 4 : RIEN DE SPÉCIAL
Chute d’eau d’un pied :
elle aussi est bruyante
et fraîche la nuit…
Issa
Une des objections principales formulée par les lecteurs occidentaux à
l’encontre du haïku est qu’il s’occupe de choses considérées généralement
comme peu « poétiques » par la littérature occidentale. En effet le haïku semble
privilégier par-dessus tout les moments quotidiens de l’existence apparemment
les plus ordinaires et les plus triviaux :
Melons :
tachetés de boue
dans la rosée matinale…
Bashô
Même ici
un petit peu de soleil,
et quelques chaussettes qui sèchent…
Ichirinso
La vieille mare :
une sandale colle au fond
la neige fondue tombe…
Buson
Melons sales, chaussettes séchant au soleil et vieilles sandales – est-ce assez
pour faire de la poésie? Issa et ses centaines de haïkus sur les mouches,
moustiques et sauterelles – quelle possible valeur littéraire peut-on leur
attribuer?
La réponse, encore une fois, se trouve dans la différence fondamentale qui
existe entre les points de vue occidental et oriental. Pour l’Occidental le royaume
de l’intellect est supérieur au monde de la sensation pure, aux événements
communs de notre vie quotidienne; nous plaçons le spirituel au-dessus du
matériel, le métaphysique au-dessus du physique, les choses de l’esprit au-dessus
de celles du corps. Nous plaçons nos valeurs les plus hautes dans ce que
Nietzsche appelle : « les concepts les plus vides, les dernières fumées de la
réalité qui s’évaporent ».
Le zen adopte le point de vue exactement opposé :
« On ne peut rien comparer au fait de porter des habits
On ne peut rien comparer au fait de se nourrir :
En dehors de cela il n’y a ni dieu ni bouddha. »
Cette même vision du monde se retrouve dans le haïku. Une chute d’eau de
trente centimètres vaut une cataracte rugissante. Un corbeau creusant pour
trouver des escargots, une chenille qui ronge silencieusement un plant de riz,
une feuille collée à un champignon, un homme binant son champ, tous ont
autant d’importance qu’un temple empli de Bouddhas ou que des visions de
galaxies au-dessus de l’île de Sado :
Fraîchement lavés
comme ils ont l’air froid
les poireaux blancs!
Bashô
Derrière le pot d’azalées
une femme déchirant
de la morue séchée …
Bashô
Maquereau gelé :
le ventre ouvert
oeufs blancs qui moussent…
Mitsui Tamai
Le haïjin ne recherche pas les moments rares et précieux de la vie, il ne
poursuit pas le Vrai et le Beau, il ne découvre pas Dieu dans un grain de sable
mais regarde le grain de sable lui-même, pour ce qu’il est, en lui-même.
Quelquefois, tel un maître zen, il nous fait sauter exprès hors de nos
préoccupations intellectuelles et nous ramène sur terre, là où nous vivons :
Éternuement
j’ai perdu trace
de l’alouette!
Yayu
Jusqu’à la fin de la vie :
je voyage
je coupe les ongles de mes orteils!
Santôka
Les haïkus, donc, ne sont pas un « objet de beauté » ni « une joie éternelle », ce
ne sont « pas des mets délicats ni un festin, mais des poèmes qui ont le goût de
nos repas quotidiens » (Takuboku). Ils traitent du « wu-shi », ce qui
signifie : « rien de spécial ».
Mais nous devons approfondir encore. Le « miroir limpide » de l’esprit du
poète reflète avec un détachement impartial ce que nous avons l’habitude
d’appeler le bien et le mal, le plaisir et la souffrance, le laid ainsi que le beau. Le
poète ne passe pas ses expériences à travers un filtre moral ou esthétique pour
tamiser la Vérité et la Beauté, mais embrasse d’un esprit unifié jusqu’à ces
aspects de la réalité boudés par la littérature occidentale dans son ensemble.
Ceci porte un coup déplaisant à ces adeptes occidentaux qui conçoivent le
haïku comme un dérivé de la carte de voeux ou la rubrique poésie de la revue
féminine de « Maison ». Il est vrai, cependant, que beaucoup de haïkus
reproduisent des moments de Beauté qui paraissent aussi irréels, aussi éloignés
du monde quotidien que la cérémonie traditionnelle du thé :
Lune du soir :
des fleurs de prunier
tombent sur mon luth…
Shiki
Un prunier en fleur :
et dans le clair de lune
une femme lit une lettre…
Buson
Il y a, pourtant, un autre côté au haïku que l’on rencontre moins souvent dans
les traductions plus populaires, comme il y a un autre côté à la vie, mais le haïjin
ne fait pas de distinction entre eux :
Jetée
dans la rivière hivernale :
la carcasse du chien!
Shiki
Puces, poux,
et un cheval qui pisse
près de mon oreiller !
Bashô
Hémorragie pulmonaire :
combien vivides les visages familiers
ce soir d’automne !
Shihaku
Dans la poétique occidentale, les poiriers, les fleurs de cerisiers et les clairs de
lune sont des images familières et acceptables, mais les hémorragies
pulmonaires, les carcasses de chiens, les puces, les poux, définitivement pas!
Vingt siècles de tradition judéo-chrétienne ont conditionné nos esprits pour
qu’ils pensent en termes de Dieu contre Diable, Paradis contre Enfer, Vérité
contre Mensonge. Cette manière de penser, dualiste, qui divise l’univers en
camps opposés dans un conflit irréductible entre les uns et les autres, envahit la
plupart des religions, philosophies et littératures occidentales. Cela a atteint son
point culminant au XIXe siècle, où même les hommes les plus éveillés de leur
temps en furent obsédés. Thoreau, par exemple, écrivit : « Toute notre vie est
remarquablement morale. Il n’y a jamais un moment de répit entre la vertu et le
vice. »
On pense communément aujourd’hui que le XXe siècle a transcendé ces
traditions. Cela me semble être un voeu pieux. La grande majorité des masses,
aujourd’hui, bien que se servant des outils du XXe siècle, reste victorienne en
apparences et en coutumes. Cela se reflète aussi dans la littérature. Un haïku tel
que celui-ci, par exemple :
Les flaques d’eau sont des miroirs
reflétant la preuve du ciel,
miracle sur terre
D.-J. Gibson
est pur victorianisme.
Il y a, bien sûr, une réaction à cela. Marshall McLuhan a dit que l’Occident
s’« orientalisait » peu à peu. Mais au XIXe siècle, Nietzsche écrivait déjà :
« Nous sommes nécessaires, nous sommes un morceau du destin, nous
appartenons au tout, nous sommes le tout il n’y a rien qui puisse
juger, mesurer, comparer, condamner notre être, car ce serait juger,
mesurer, comparer, condamner le tout . Car rien n’existe en dehors
du tout ! »
C’est étonnamment proche du point de vue du zen :
« Si vous voulez atteindre la vérité
ne soyez pas concernés par le juste et le faux :
le conflit entre juste et faux
est une maladie mentale ! »
On ne doit cependant pas en conclure qu’il n’y a ni lois ni règles de conduite.
Cela signifie seulement que les lois et les règles sont relatives aux systèmes
humains de référence, elles ne se reflètent ni dans l’univers ni dans la nature
dans sa totalité. Les déifier, les abstraire en « principes » et en « absolus », et
projeter ces abstractions sur l’univers en tant que Dieu ou Satan, Dieu absolu et
Satan absolu, cela est, en effet, une « maladie mentale ».
Dans le zen, ce qui s’appelle bien et mal, beauté et laideur, pureté et impureté,
sont comme la main gauche et la main droite de Dieu : ils sont des éléments
inséparables de la même unité. Leur interaction n’est pas le combat mortel entre
les forces de la lumière et celles de l’ombre, mais comme les marées, comme
l’alternance du jour et de la nuit – étroitement liés, mutuellement interdépendants
et ultimement harmonieux.
Sous un toit :
des prostituées dorment aussi,
trèfle des prés et lune …
Bashô
Il n’y a pas de condamnation morale dans le haïku. Il n’y a pas de distinction
établie par Bashô, homme de Zen et de Poésie, avec les femmes de plaisir du
« monde flottant ». Tous sont semblables sous la lune. Dans leurs vies
divergentes il y a une unité commune qui les rassemble tous.
Il est évident que l’appréciation du haïku exige une transformation radicale de
la conscience du lecteur et du poète occidentaux quand ils s’aventurent dans ce
domaine. Ce qu’il faut, c’est presque un renversement de notre système de
valeurs traditionnelles, un changement complet de perspective. C’est seulement
quand nous aurons cessé de chercher à atteindre la Vérité et la Beauté, cessé
d’analyser et de moraliser, seulement quand nous aurons nettoyé le miroir que
nous réaliserons que la beauté est partout :
Neige hivernale :
une prostituée gratte
la suie de sa casserole
Issa
La religion est partout :
Ma vieille maison :
le visage d’un escargot
est le visage du Bouddha !
Issa
La poésie est partout :
Derrière le marché,
fouillant les poubelles :
visage scrofuleux.
J.W. Hackett
Pour résumer, un haijin décrit « des choses ordinaires avec des mots
ordinaires » (R.H. Blyth); ou, comme dit Bashô, « un haïku c’est simplement ce
qui se passe en cet endroit-ci, à ce moment-ci. »
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