Archive for the ‘santé’ Category

Nakajô Fumiko (1922-1954) par Makoto Ueda

5 mai 2016

in Modern Japanese Tanka, pp. 205-216 :

(Extraits) :

Elle devint célèbre en avril 1954 quand un ensemble de cinquante de ses poèmes gagna le premier prix d’un concours national de tanka sponsorisé par une revue importante. En juillet 1954 son premier recueil de tanka fut publié : Chibusa sôshitsu (Un sein perdu), expression en analogie avec Rakuen sôshitsu (Paradis perdu). Elle ne vit pas son deuxième recueil : Hana no genkei (Le Prototype des fleurs), publié en avril 1955.

°°°

boîtes de somnifères

empilées à côté de lui

jour après jour

mon mari dort dans une

impuissance inapprochablele

les yeux

d’un animal acculé

et les yeux de mon mari

dans ma mémoire

se confondent un moment

le bus jaune

à destination d’une banlieue

où vit mon mari

ce matin emporte

un cadeau de haine de ma part

mes bras

tenant un enfant

comme une moisson de douleur

ressentent un poids

trop lourd pour être mesuré

partageant la douceur

que deux êtres sans relation éprouvent

l’un pour l’autre

une vache broutant et moi

au soleil couchant

dans une posture

prête à bondir

la bête attend

je marche vers elle

prête à être tuée

avec un craquement de tonnerre

des fleurs de feu s’ouvrent

dans le ciel nocturne

ne laissant aucune part de moi

protégée du pillage

chaque année

meurt puis

fleurit de nouveau magnifiquement

ce prototype de fleur

vit dans mon corps

comme le bistouri

lentement fend

le passé

mes foetus apparaissent

se donnant des coups de pied dans le noir

en quête d’une rive

où je pourrais repérer mon sein

dérivant

avec des méduses blanches

je m’endormirai encore

un jour je vis

une corde pendant d’un arbre

noir, sans feuilles

pourtant mon corps pendu

n’était nulle part visible

est-ce qu’une femme

me ressemblant

a eu son sein coupé

pour avoir commis l’adultère

il y a des milliers d’années ?

cette colline

en forme du sein

que j’ai perdu

sera décorée de

fleurs mortes en hiver

frétillant

hors d’une part fragile

de moi-même

et nageant de ses longues nageoires

un poisson rouge

avec peine je me souviens

de jeunes feuilles sur un cerisier

tandis que je suis allongée sur le ventre

montrant mon dos qui n’a

encore à ce jour aucune cicatrice

depuis ce soir

où je sentis pour la première fois la puanteur

de mon corps mort

les yeux acérés d’un vautour

restent toujours dans mon esprit

à cette

insomniaque de femme

la nuit offre

un crapaud, un chien noir

un noyé et tutti quanti

quand les lumières s’éteignent

elle vient se faufiler

près de moi

je l’ai tellement apprivoisée

qu’elle semble un réconfort maintenant

°°°

(tr. fr. : D. Py)

Haïkus Nucléaires

7 mai 2015

… qui auraient pu figurer (= présélectionnés) dans l’anthologie : Trente haïkus contre le nucléaire :

La chatte lèche naïve
la pluie de césium
– son poil tout mouillé

: Choupie Moysan.

Les panneaux solaires
des toits plus beaux sous
les chants des éoliennes

Ne plus pouvoir
toucher la terre, respirer l’air,
y pensez-vous ?

: Véronique Dutreix.

Fukushima –
mon coeur nucléaire pleure
des larmes radioactives

: Minh Triêt Pham.

Ici c’est ailleurs
ailleurs c’est ici –
on ne l’imagine jamais, mais
le pire
arrive
(quand même)

Chiens sauvages, oiseaux :
la vie
autour de Fukushima

Sommes-nous
radiopassifs ?

Fukushima fuit toujours –
seul un entrefilet
dans la presse

Les faisans ne craignent plus les chasseurs :
Fukushima – « L’Île du Bonheur »
2013

: Daniel Py

Terrasse empoisonnée
le toboggan de l’enfant
à l’intérieur

la femme
depuis la catastrophe
sa voix d’homme

la pomme
bourrée de césium
même goût

terrain de sport
entassés par centaines
les sacs radioactifs

remplacer la terre
à quand la contamination
de la lune ?

: Danièle Duteil.

Les prières d’enfants
s’élèvent avec des ballons
pour un ciel pur

Sidonia Pojarlieva.

Et combien de tonnes
de mensonges pour enfouir
les déchets nocifs ?

Tchernobyl bientôt
dans les meilleures agences
de voyages

Aucun barbelé
ne peut empêcher l’oiseau
de leur chier dessus

L’homme moderne
éclairé par une ampoule
de cent watts

Les vagues
sans cesse se brisent
à Fukushima

: Françoise Sarnel.

Fukushima N+3
le plus éloigné des cercles
celui de notre indifférence

Fukushima N+3
le réacteur de la centrale
ils l’appellent son coeur

: Franck Vasseur.

L’après-Fukushima –
le courage des femmes
un jour après l’autre

: Josette Pellet.

En zone interdite
avec combinaison et masque
retrouver les chats

Milieu de ma vie
demi-vie du plutonium
24000 ans

Autel de fortune
sur le givre du saké
les cendres de l’encens

: Gérard Mathern.

La mer a tout pris
sauf la rage des vivants –
sol contaminé

Première jonquille
sur le sol contaminé
la colère refoulée

Montée de la sève –
le cri muet des disparus
encore encore

: Marie-Alice Maire.

Avril-Novembre –
reconnaissance éternelle
aux liquidateurs

: Iocasta Huppen.

Tchernobyl
invisibles
les thyroïdes atrophiées

: Monique Junchat.

Essais nucléaires
vol de radionucléides
essaim atomique

: Patrick Gillet.

Jour anniversaire
du drame de Tchernobyl
~les chats moins espiègles

Après Fukushima
ne plus regarder la mer
avec la même âme

A Fukushima
les cerisiers sont en fleurs
rien n’a-t-il changé ?

Espoirs printaniers,
onze mars, vingt-six avril
et pourtant, pourtant…

: Micheline Boland.

Une friction existe
entre le nucléaire
et les humains

Que la lumière soit
et la lumière fut
de la centrale

: Liette Janelle.

Buvant à la source
je ne peux oublier
Fukushima

Pluie d’été –
même l’arc-en-ciel
a perdu son éclat

Après les images
après la peur
silence des médias

Rentrée scolaire
cartable sur le dos
masque au visage

: Lydia Padellec.

Nucléaire, de plus
en plus flottant ce monde
– se termine l’année

: Patrick Somprou.

°°°

Senryûs, etc. – Py – mai 14 – 2/2

9 juin 2014

°

C’est r’en, c’est l’oeil !

°

AHURISSON

°

ce matin
la neige
dessine
la toile d’araignée

°

ses seins ballottent
ses cheveux aussi
– tour du parc

°

Après ‘Le réel n’a pas eu lieu’, *
« Le cancer n’aura pas lieu » **

* : Michel Onfray,
** : Milan Kundera, in ‘La fête de l’insignifiance’, p. 16, éd. Gallimard.

°

ce soir
dans la même rue que ce matin
le même homme
promène le même chien
au bout d’une autre cigarette

°

Prévenir, c’est guérir un peu…

°

Le haïku qui narre
est un haïku navrant

°

Ne pas avoir peur
du vide
au coeur du haïku

°

… ce matin, ne rien « avoir à » faire,
nulle « obligation »,
Fera quand même
mais en route libre…

°

Avec ‘Le journal
des derniers jours de mon père’ *
elle écrase le moustique
au plafond
page 20

* d’Issa, éd. Pippa, 2014.

°

ce matin
éponger le sang du moustique
au plafond

°

aujourd’hui,
dans mes messages « indésirables » :
des « costumes de baie »

°

L’odeur du pain
gonfle la narine
– fermer les portes

L’odeur du pain
gonfle la narine
– insomnie

Seront-ils enterrés
dans un cercueil Mercedes
ou dans une boîte à chaussures ?

°

SNCF :
« Société Nationale du Cash et de la Finance » (: CGT)

Cracher au bassinet /
Brasser au cash-y-net !

°

Le haïku « putatif » *

(La jouissance du mot « putatif » !)

* = un haïku qui pense être un haïku –
mais n’en est pas forcément un !…

°

« Tu peux épingler
huit cent sept papillons; mais
pas le vol d’un seul. »

: Éric Chevillard, p. 73 de ‘Le désordre Azerty’, éd. de Minuit, 2014.

°

« Notre terre
qui êtes aux Cieux… »

°

En toute céré-momie…

°

J’adule tes reins…

°

Arrivé au chapitre « dieu »
de son livre,
je saute

°

silence médiatique
en France : le Japon renonce
à redémarrer ses centrales (nucléaires)

°

ce soir
une finale de coupe
de foot : Ira-t-elle jusqu’aux
bites au rut ? *

* / tirs au but

°

Plus tu vieillis,
plus tes pieds s’éloignent
de ta main

°

un moucheron,
ma bière
et moi
: nature calme

°

La pile
des bulletins de vote
pour Les Décroissants
rapidement réduite
à rien

°

sur le banc
du quai de banlieue
mon voisin renifle
sans arrêt

°

Éric Cantona
et riz cantonnais…

°

elles pouffent
puis boivent
l’homme
au fond du saké

°

(La répétition dans le haïku (cf J.A.) :)

meuh meuh meuh meuh meuh
meuh meuh meuh meuh meuh ! Ah, ce
que ce meuh m’émeut !

(13/7/12…)

°

(ancien :)

O comme j’admire ma femme
aux poêles
dans la cuisine !

°

(J.A. :)

A haiku stutterer
un bègue du haïku
le haïku bègue
une histoire bègue ?
I BÈGUE YOUR HAIKU ?

un haïku
en démarrage laborieux
– retard à l’allu(i)mage ?

patinage tartistique

« Peut s’en-envo(-o)ler
l’é-é-été, s’en-vo-oler
le prin-hin-tem-hemps… »

(: cf Frigyes Karinthy, p. 15 de ‘Je dénonce l’humanité’, éd. Viviane Hamy, 2014)

des haïkus « ApPauline » (à Pauline)
= « appaling » = consternants

(Tartine n° 2 :)

« Je ne m’em-hem-pare
pas de la tou-our qu’e-helle
crèv’ là où elle est »

(cf. F. Karinty, op. cit., p. 16)

tartinaïku

le corbeau lourd *
se pose élégamment sur la cheminée
– premières gouttes de pluie

* : même pas sûr que ce fût un corbeau !

sur le balcon
au soleil
passer ma retraite –
lire
écouter les oiseaux

sur sa pelouse
pieds nus
(dé)ambulant sa conversation téléphonique
: le pied,
l’oreille

Me laisser vivre

Ne plus bouger
mourir
en douceur

soleil ô soleil sur le dos
un noir torse nu
tond la pelouse
(électriquement)
– nez

À l’opposé
de la salle fraîche
où l’ordi
le balcon
où le soleil

Les écrivains jouissifs,
jubilatoires :
Hrabal, Chevillard, Paasilinna, Karinthy,…

Prendre une photo
de fleurs sauvages
la déposer dans un vase

Disparition des hirondelles ?
(insecticides incriminés)
– Vive Monsanto !

Allergiques au gluten
(pesticides incriminés)
– Vive Monsanto !

°°°

Haïkus, etc. de Py – décembre 2013

2 janvier 2014

Haïkus, etc. de Py, décembre 2013.

°

1er décembre / ses mots doux / je fonds…

cloison de papier / où la frontière / entre haïku / et non-haïku ?

(Pour Danièle Duteil) : / Si le soir on gagne le lit, / au matin, le perd-on ?

« un seul mot : / WOOOHHAAA ! » / ( : pub. métro)

début décembre / un ours en peluche / entre rue et trottoir

sur ses roulettes / une pie / descend boire au lac // (été 2013, Jonzac)

début décembre / … / …

à terre / la tendresse / du ginkgo biloba // (début décembre – Reims)

dans une toile d’araignée / un trou / en forme de cœur

photographiant / … / …

sur le goudron noir / … / …

Ajoutant / des nuages aux nuages / l’incinérateur

la machine à pain / bippe 15 fois – premier anniversaire / de ton père décédé

si loin d’un plateau-télé / les couleurs des figurants du métro

kukaï franco-japonais / par la vitrine du bistrot / un badaud

les paumes / du maître du kukaï / maculées d’encre

ce soir, / … / …

ce matin / les mots / vapotent

ces concepts ne sont pas si concis !

S’émerveiller devant les mots, n’est-ce pas s’émerveiller devant le doigt qui montre la lune ?

Loue-t-il l’outil, s’il rutile ?

Nous ne demandons pas aux mots qu’ils soient « beaux », mais avant tout qu’ils sonnent juste !
Que la lyre rutile, peu importe, mais qu’elle soit surtout bien accordée (et qu’on la fasse « sonner juste » ! *)
* Il faut pour cela que le joueur ait une maîtrise aussi grande possible de son instrument (techniquement – et musicalement – , mais cela s’acquiert en travaillant, en jouant, de même que « c’est en lisant que l’on ** devient liseron » !

** Si l’on écrit « que l’on », c’est pour éviter les « qu’on » !

… Au filet du beau dire s’ébaudir –
S’ébaubir du beau sabir !…

À l’arrière du camion, / bâchées, / les feuilles de l’automne

Des élucubriques…

Reims – / un joggeur passe / rue de l’Écrevisse

Reims – / un joggeur pisse / rue de l’Écrevasse ( ? )

dans les roses du petit matin / un avion atterrit / – que màs ?

une petite chaussure / … / …

ouvrant fermant les cuisses / papillon(ne) nerveuse / à son portable // (SNCF, Paris-Clermont-Ferrand)

papillonnerveuse

ce pavillon, c’est une fleur !

langu / ille

l’aigu / ille

un balai cogne / dans un couloir / cloche du lundi

Quel est le son d’un balai ? / – La rambarde de l’escalier

les coups du balai / contre la rambarde de l’escalier – / les cloches du matin

Elle lève / les pans de son kimono / et s’accroupisse * / au bord de la route

( : cf ‘Hokusai aux doigts d’encre.’ de Bruno Smolarz, éd. Arléa, 2013, p.132, l. 25-27.) * : du verbe s’accroupisser (!)

un cheveu blanc … / … / …

Pégairolles de l’Escalette (au-dessus de Lodève) – paysages sauvages, désolés, ruines, magnifiques ! s’y balader !…

Dé / graiss / er // dé / glu / er // al / lég / er // le haïku lourd

un boum-boum de banlieue / dans la voiture / (au tô)t matin

huit cent mille emplois / – l’an ploie

« L’avenir du Japon dépend des ouvriers de Fukushima » ( : des Officiels, 30/12/13)

matin / le soleil / lui referme les yeux

au fond du lit / le savon de Marseille / anti-crampes

glissant / autour de la patinoire / le dernier jour de l’an

la patinoire rectangulaire – / le dernier jour de l’an

dernier crépuscule de l’année – / lissant la patinoire

le soir tombé, / la patinoire vide

dernière nuit de l’année / la patinoire grise

°°°

haïku, etc. Py – juillet 2013 – 1/2

28 juillet 2013

°°°

ciselé
ci el

les anars sauvages

sur le trottoir
un ex-cargot
(4 juillet)

un canard
sur une pierre
et son reflet

(= une photo 5/7/5 ?)

(: sur le Verdon, août 2012)

3 vers de silence
pour l’ami haïkiste
qui vient de disparaître

/

3 vers de silence –
ce haiku aurait la forme
d’un cercueil (en creux)

en
cre
ux

d
e
s
cendre
s

e
s
ca
li
er
s

(Kyôku :)

Méfiez-vous du 5/7/5 !
c’est sous cet(te) (uni)forme strict(e)
que naissent la plupart
des faux-haïkus

(D’après K-D. Wirth, dans Gong 40 :)

ce (gendai ?) haïku
aurait-il – simplement – oublié cette règle primordiale :
la simplicité (- clarté – légèreté )

qui fait
que ce n’est plus un (/du) haïku ?

/

obscur
confus
abscons
touffu

haïku foutu

flaque :
des milliers
de Delaunay
de pluie ?

son souffle mord
un morceau de nuit
– 4 heures

au train
où sifflent les martinets…
vacances de juillet

(cf juin 2/2 2013 :)

après la nuit blanche
le suaire de l’aube

un Sarkothon
pour l’UMP ?
– vive les senryûs !

/

Sarko, ma muse,
reviens alimenter
mes senryûs !

/

Nicolas, Caca,
en voilà un nouveau slogan !

insaisiss
a
b
l
e

la voix du reporter-radio ce matin
un filet d’eau sans fin dans les toilettes

Bordeaux –
le Pont de Pierre
a dix-sept arches :

Napol
éonBona
parte

avec sa pelle
il creuse un trou dans le sable
pour son gros ventre *
– jeux de ballons
en bord de plage

(* = enceinte)

crocodiles
surfacent à peine
du bain de boue

/

pour profiter pleinement
« des bienfaits du bain de boue »
SILENCE

(: Thermes troglodytiques de Jonzac, 7-28/7/13)

°°°

Parution de ‘Bulles de musique’ éd. Pippa

3 juin 2013

BULLES DE MUSIQUE
(recueil de « haïkus » de Daniel Py)
illustré par Pouch ( http://pouch-pouchelon-francois.blogspot.fr/ )

est également préfacé par notre ami musicien compositeur… Claude-Henry Joubert !

Vous pouvez le commander sur le site : http://www.pippa.fr
ou envoyer un chèque (de 14 € : les frais de port sont gratuits)
à l’ordre de PIPPA
aux Éditions Pippa, 25 rue du Sommerard, 75005 Paris

BULLES DE MUSIQUE paraîtra à temps pour le MARCHÉ DE LA POÉSIE, place St Sulpice, 75006, le week-end prochain !
À ce propos, je serai sur le stand (n° 305, angle rues Bonaparte et St-Sulpice) de Diateino (éditeur de François Pouch pour son livre ‘En musique’) vendredi à partir de 16h30 environ pour l’y signer conjointement avec François ;
+ samedi soir (8 juin) à 18 h sur le stand de la Picardie, n° 517 (pour ce recueil… et d’autres récents aussi : traductions de l’anglais d’essais sur le haïku + une trad. de l’espagnol d’un ami haikiste libanais décédé il y a quelques années, Salim Bellen, + une antho de mon groupe kukai.paris…)
et à partir de 19h30 sur le stand d’Éclats d’encre (n° 304) jusqu’à 21 h !

Les 22 et 23 juin (avec François Pouch de nouveau) au Salon des Éditeurs indépendants, cour du lycée Henri IV, 35 rue Clovis, 75005, (sur les stands Pippa et également d’Unicité) : à partir de 17h30 le samedi 22 et (peut-être) toute la journée le dimanche 23 !

Brigitte Peltier (l’éditrice) compte aussi organiser un samedi après-midi de signatures dans sa librairie-galerie Pippa au mois de septembre, lors de la prochaine expo des dessins de Pouch chez elle. La date n’est pas encore fixée.

Lors de nos prochaines réunions du kukaï de Paris (samedi 15 juin à 16h30 à l’Indiana Café, 33 rue Berger, 75001, et sam. 29 juin à 16h30 lieu à déterminer) je l’apporterai bien évidemment (avec mon tout dernier des éditions Unicité – à paraître le 15 juin – : ‘Le haïku moderne en anglais’ (+ 216 haïkus) de George Swede (Ca.) !)

J’espère vous voir à l’une de ces occasions !
Bien à vous,

Daniel

Les Aborigènes du Kimberley

3 mars 2013

LA GARE

Les Aborigènes du Kimberley (Nord-Ouest de l’Australie)
vivent une vie spirituelle, naturelle, non-violente, harmonieuse…

À l’inverse des « Européens » qui considèrent que la Terre appartient aux Hommes,
ils considèrent que les Hommes appartiennent à la Terre.

Ils n’ont pas de mots pour dire « mon, mien,…, ton, tien,… », mais seulement « notre, nôtre,… ».

(D’après « Thalassa », France 3, Ven. 1er mars 2013.).

« Aurore irradiée », Conte fantastique, de Laurent Mabesoone.

28 janvier 2013

°°°

Le 22 mars 2014 à 5 heures 2 du matin, Aurore Le Roy naquit avec l’aube, dans une petite clinique entre Blois et Chambord.
De l’autre côté de l’Eurasie, au Japon, il était déjà midi.
Ce même 22 mars 2014 à midi 2, heure japonaise, la piscine du combustible usé du réacteur 4 de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi s’écroula. Tokyo fut déclarée zone interdite.
Le Japon, et dans une moindre mesure le reste du monde, s’apprêtaient à faire face à des bouleversements sans précédents.
Ne se doutant de rien, le père d’Aurore, Florent Le Roy, devant le berceau du bébé tant attendu, laissait exploser sa joie : « Marie, grâce à toi, je suis enfin père. Maire, je t’aime ! Il me semble que la vie jusqu’à présent n’était qu’un mensonge. Je vivais en noir et blanc et je vis maintenant en couleurs, je vivais en deux dimensions et je connais maintenant la troisième dimension. Notre vie à trois commence enfin, Marie adorée, Aurore adorée ! »
Dans cette même clinique, une amie de lycée de Florent Le Roy exerçait la profession de pédiatre. Elle portait un prénom original : Lilas. Lilas entra précipitamment dans la chambre des Le Roy.
 » Florent, tu es au courant ? La centrale de Fukushima est en flammes… Je ne suis pas spécialiste, mais cette fois, on parle d’un très gros panache sur l’Europe dès ce soir. Il faut protéger ta fille. Ca, c’est de l’iode stable. Les pharmacies sont déjà dévalisées. Il faut en donner à la petite pour éviter qu’elle fixe l’iode radioactif du panache. Tu dissous un quart de comprimé dans son prochain biberon. Les deux autres comprimés, c’est pour Marie et toi. Autre chose : tu ne dis rien à personne… C’est la seule boîte de la clinique ! »
Dès le lendemain, même dans cette campagne paisible du Bord de Loire, les avis de déménagements se succédèrent. Les gens aisés partaient surtout pour l’Hémisphère Sud (Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Réunion, etc.), car tout l’Hémisphère Nord était désormais menacé par les retombées du « deuxième accident de Fukushima ». Les Français, réputés pour leur sens de l’individualisme, furent, avec les Allemands, les plus nombreux à s’exiler. Lorsque les premières cartographies de contamination des sols furent disponibles, plusieurs semaines plus tard, il apparut que le Continent Européen était contaminé à hauteur de ce que connut Tokyo après la première catastrophe. L’Amérique du Nord, elle, était beaucoup plus sévèrement touchée. Des bandes organisées s’étaient formées à Los Angeles et à Seattle pour le contrôle de la nourriture non-contaminée, et les émeutes dégénéraient peu à peu en guerre civile.
Mais le père d’Aurore ne pouvait pas fuir facilement la France. Il était le Maire du petit village de Chambord, responsable de la protection du plus beau joyau de la Renaissance Française.
À partir du mois de mai, les retombées de césium radioactif en provenance du Japon diminuèrent sensiblement. Il semblait que le combustible nucléaire de la piscine du réacteur 4 de Fukushima se fût presque totalement consumé. En France, on apercevait à nouveau quelques enfants (portant des masques en tissu N95) jouer dans les rares squares decontaminés…
Florent Le Roy était croyant. Il voulait absolument faire baptiser sa fille. La cérémonie fut fixée au 15 août, mais, vu les circonstances exceptionnelles, seuls les amis proches et la famille furent invités. Lilas, l’amie de lycée de Florent, qui fut d’un grand secours lors de la naissance d’Aurore, accepta de devenir marraine. Deux autres amies de lycée du couple Le Roy furent invitées. Étonnamment, elles portaient toutes deux des prénoms de fleurs. Rose, devenue cantatrice professionnelle, promit de chanter une vocalise sur « La Belle au bois dormant » de Tchaïkowsky pendant la cérémonie. Violette, maintenant journaliste littéraire au Monde, écrivit une balade en vieux français sur la rencontre de Florent et Marie, quand ils étaient lycéens…
Une autre amie de lycée, répondant au nom de Carla Boisset, elle, ne fut pas invitée. Les relations entre Carla et le couple Le Roy étaient « compliquées »… Carla, une excellente élève au lycée, disputait toujours à Florent la première place à chaque examen important. Dans le coeur de Carla, cette rivalité se transforma en amour passionné. Mais Florent vivait déjà une idylle avec Marie, la jeune fille la plus convoitée du lycée. Par dépit, Carla se réfugia dans ses études, réussit au concours d’entrée de Polytechnique, intégra EDF, puis fut nommée directrice de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher). Célibataire, elle vivait dans un petit appartement de fonction sur l’île même où se trouve la centrale. « Marie, n’envoie pas d’invitation à Carla ! Vu ce qui se passe à Fukushima, je suppose qu’elle a autre chose à faire… »
Le 15 août en début d’après-midi, Carla Boisset, qui recevait des amis ingénieurs nucléaires américains, décida de faire visiter à ses hôtes le Château de Chambord. Comme à l’accoutumée, elle gara sa voiture entre la Chapelle et la Mairie, résidence des Le Roy. Elle sortit son téléphone, toucha l’icône « Florent L. Maire de Chambord » afin de demander à son « copain de lycée » une visite personnalisée du château…
À l’instant même où sonnait le téléphone, un tonnerre de cloches s’échappa de la chapelle. Florent Le Roy, entouré de tous les êtres qui lui étaient chers, irradiant de bonheur, s’avançait sur le parvis, tenant Aurore dans ses bras. Chacun dans la foule des invités connaissait Carla. Tous restèrent interdits devant son apparition.
« Famille Le Roy, je vous maudis ! N’oubliez jamais cet instant ! Vous serez punis de m’avoir humiliée de la sorte. Florent Le Roy, regarde bien cet enfant dans tes bras, car cet enfant n’atteindra jamais l’âge adulte. Il mourra avant, je te le jure. C’est moi, l’experte en poisons qui te le dis : cet enfant mourra ! »

Carla Boisset alla retrouver dans la voiture ses amis américains, fit le tour du château, les raccompagna à la gare, puis s’empressa de regagner la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux. L’été 2014 fut marqué par une longue sécheresse, qui diminuait gravement la quantité d’eau disponible pour le circuit de refroidissement. La directrice descendit à la salle de commande. Elle jeta un coup d’oeil sur la météo : vent du N-E, 5 m/s. Si un accident venait à se produire dans de telles conditions, le panache radioactif s’abattrait directement sur la forêt du Domaine de Chambord, à 15 km au sud-ouest de là. Carla Boisset fit une annonce, afin de rassembler tout son personnel. Calmement, elle sortit un document d’une enveloppe, sans le montrer directement à ses employés, et elle déclara :
« Mesdames, Messieurs. J’ai reçu ce matin un ordre émanant du ministère de l’Énergie, apostillé par le cabinet du Président de la République et par l’ASN. Il m’y est demandé de procéder d’urgence à une expérience dont le contenu est encore secret. Vous vous en doutez, il s’agit de tester une nouvelle méthode de refroidissement plus efficace, mais je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant. Cette manoeuvre sera menée par moi seule, entre 15.45 et 16.00. Je vous prie de regagner immédiatement la salle commune et de vous tenir en attente jusqu’à 16.00. Je ferai une annonce dès qu’il vous sera permis de me rejoindre dans la salle de commande. »

Le 15 août 2014 à 15 heures 46, Mlle Clara Boisset, directrice de la centrale nucléaire EDF de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), opéra de son propre chef la fermeture de la valve principale du circuit de refroidissement du réacteur B1. Ensuite, elle retira sa blouse blanche, la plia consciencieusement, la déposa sur son bureau et quitta son lieu de travail.
Une trentaine de minutes plus tard, une apartie du personnel de la centrale, intrigué par l’absence d’annonce, se rendit dans la salle de commande. En l’absence de ressources suffisantes en eaux fluviales, l’emballement du réacteur ne put être stoppé, et sa fusion totale commença vers 3 heures le lendemain matin.

« Marie, réveille-toi, vite ! Je viens d’entendre un bruit, comme un bruit d’explosion… ça venait de la centrale, je crois… j’étais réveillé, et alors, j’entends un gros bruit sourd… »
« Allume la télé pour voir ! »
FLASH SPÉCIAL : UN ACCIDENT AURAIT EU LIEU À LA CENTRALE NUCLÉAIRE DE SAINT-LAURENT-DES-EAUX. PAS D’ÉVACUATION NÉCESSAIRE POUR L’INSTANT.
« Fuyons, je t’en prie, Florent, fuyons tout de suite avec Aurore ! »
« Oui… mais attends ! Tu te souviens des comprimés d’iode que Lilas nous a donnés à la maternité… il t’en reste pour Aurore ? »
« Oui, il en reste deux, c’est vrai ! Comme la piscine de Fukushima n’a presque pas relâché d’iode radioactif, on avait gardé les nôtres, au cas où… Là, ils sont là, dans mon sac ! »
« Mets un quart de pastille dans le biberon ! Allez, on part tout de suite pour Blois, on verra après…

En milieu de matinée, un périmètre d’évacuation de 15 km fut décrété. Le Château de Chambord et son immense domaine de 5500 hectares de forêt furent immédiatement déclarés zonz interdite. Par la suite, ce territoire fortement contaminé reçut un surnom presque poétique : « le bois dormant de Chambord ».

La famille Le Roy s’insalla d’abord chez leur amie Lilas, dans la banlieue nord de Blois.
Toute l’armée française et de nombreux pompiers furent mobilisés afin de refroidir le réacteur, et le « melt-through » (percement du confinement souterrain sous le poids du corium, tel qu’il se produisit lors de la première catastrophe de Fukushima) fut évité de justesse. Mais l’explosion hydrogénique du réacteur B1 avait aussi endommagé le réacteur B2, lequel menaçait de s’emballer. Une force spéciale, issue de toutes les armées de l’UE, permit de stabiliser le réacteur B2, malgré le niveau de radiations très élevé sur le site. Dès septembre, le gouvernement fit voter un budget exceptionnel pour la construction d’un immense sarcophage. Des aides au déménagement furent débloquées assez rapidement, afin d’étendre la zone interdite à toute la Sologne.
Blois avait été relativement épargnée par les retombées car, miraculeusement, le vent avait soufflé du Nord jusqu’à la fin août. On y relevait à peine 0,5 microsievert/heure de radiations ambiantes (4 fois les radiations naturelles). Cependant, au sud de la Loire, on releva de nombreux « points chauds de radioactivité » : Bourges et Nevers, pourtant distantes de plus de 80 km, enregistraient entre 0,6 et 1 microsievert/heure. Le sancerre blanc 2014 fut interdit à la vente, car il dépassait les 500 becquerels de césium radioactif au litre. Certains bourgognes et beaucoup de vins du pays de Loire aussi. En ce qui concerne le blé de la Beauce, le gouvernement prétendait qu’une dizaine de becquerels au kilo ne constituait pas un danger « immédiat » pour la santé…

16 ans plus tard : printemps 2030. Aurore a 16 ans.
La France traverse une période plutôt faste, d’un point de vue moral comme économique.
Bien sûr, la population du sud des Pays de la Loire a décliné, la défiance à l’égard des productions agricoles françaises a ruiné le secteur primaire de l’économie… Mais, après l’accident de Saint-Laurent, un mouvement civique inédit, par sa ferveur et sa profondeur, grandit à travers tout le pays. Un référendum sur l’arrêt immédiat du nucléire fut imposé par le peuple à François Hollande, et le dernier réacteur nucléaire français fut stoppé définitivement le 16 août 2016, jour de la deuxième commémoration de l’accident. En fait, les énormes travaux publics, nécessaires au démantèlement des centrales, poussaient l’économie vers le haut, ainsi que le développement des énergies renouvelables.
La famille Le Roy, domiciliée maintenant à Blois, a créé une ONG, « Le bois dormant de Chambord », qui vient en aide à toutes les personnes déplacées de la zone interdite. La ville de Blois dans son ensemble est devenue le lieu de nombreux mouvements citoyens, culturels et artistiques, fer de lance du mouvement antinucléaire mondial, et c’est tout naturellement qu’elle fut choisie en 2020 pour accueillir le siège de la nouvelle instance de l’ONU en remplacement de l’AIEA : le Fond International pour la Dénucléarisation (FID).

Aurore est une jeune fille resplendissante de beauté, de grâce et d’intelligence. Dès son entrée au lycée, elle sait ce qu’elle veut faire de sa vie : étudier à l’Institut d’Études Politiques de Paris, puis travailler au siège du FID à Blois, tout en aidant ses parents avec leur ONG.

22 mars 2030.
C’est l’anniversaire d’Aurore.
La famille Le Roy vit dans un petit appartement de la banlieue nord de Blois – la partie la moins contaminée de la ville. Ils ne sont plus la famille aisée qu’ils étaient à Chambord, mais ils veulent tout de même fêter joyeusement les seize ans de leur fille. Les amis fidèles de la famille sont plus que jamais présents pour Aurore. Lilas est la confidente de l’adolescente. Rose viendra aussi ce soir à la fête, bien sûr. Elle chantera quelque chose… mais son activité principale, depuis 2014, n’est plus le chant lyrique : elle a créé une association de bienfaisance, « Les enfants de Chambord ». Violette n’est plus journaliste au Monde : elle a fondé le quotidien international « NO NUKES ».
Et Carla Boisset ?
Biensûr, l’ancienne directrice de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux n’a pas sa place dans une telle assemblée…
« Je me demande bien ce qu’elle doit faire de ses journées en prison… », se dit Florent en préparant les petits fours… À ce moment précis, quelqu’un sonne à la porte.
Aurore, toute joyeuse, s’attendant à la visite d’un copain de lycée un peu en avance pour la fête, court vers la porte d’entrée.
« Mademoiselle Aurore Le Roy… ? Oh, quelle jolie jeune fille vous êtes devenue ! Je suis une ancienne amie de votre papa… »
La vieille dame toute frippée tend une main osseuse vers Aurore.
Aurore la serre, et sent dans la paume glaciale de Clara Boisset une aiguille de seringue.
« Bien… Bonne journée, Demoiselle ! Mes amitiés à votre papa… je suis débordée depuis ma sortie de prison… Ah ah ah ! »
Aurore est déjà effondrée au sol. La dose de curare dans la seringue était faible, mais suffisante pour causer un arrêt cardiaque, dans le cas d’Aurore.
Dans le cas d’enfants élevés en zone contaminée, l’ingestion chronique de césium radioactif par voie alimentaire, même à très faible dose, se traduit presque toujours, au bout de plusieurs années, par une faiblesse du muscle cardiaque.

Florent essaie sans relâche plusieurs techniques de réanimation.
Sa fille ne bouge pas.
Il essaie de joindre son amie pédiatre Lilas Loiseau sur son portable.
Pas de réponse.
Et sa femme est partie faire des courses pour la fête d’anniversaire…
« Ma petite, ne t’inquiète pas, tout va bien… Je t’emmène à l’hôpital tout de suite. En voiture on y est en cinq minutes. »
Florent parle à sa fille comme si elle était encore vivante.
Il descend l’escalier, arrive au garage, et aperçoit son LM (sorte d’ULM, amélioré vers les années 2025, afin de permettre à toute personne moyennement habile d’effectuer des vols avec une sécurité maximale).
Florent, au dernier moment, se détourne de sa voiture et monte dans le LM. Tenant Aurore dans ses bras, il décolle en direction de la zone interdite.
Après 16 ans d’exil, Florent et Aurore sont enfin de retour au Château de Chambord.

Printemps 2130. Un siècle a passé.
Philippe Loiseau, jeune et brillant archéologue, a été chargé de pénétrer dans la zone interdite de Chambord. Exceptées quelques missions sporadiques dans des parties de la forêt, il s’agit de la première mission scientifique ayant pour objectif le château même : le gouvernement français étudie en ce moment la possibilité d’ouvrir à nouveau une partie du château aux touristes.

Un bulldozer ouvre une brèche dans le mur de béton qui entoure la zone, à l’endroit où le château est le plus accessible. Philippe n’a pas été choisi uniquement pour ses capacités intellectuelles, mais aussi pour son endurance physique. En effet, depuis le début du 22ème siècle, peu de jeunes gens sont capables, comme lui, de parcourir à pied plusieurs kilomètres à travers ronces et buissons. Les nombreux accidents nucléaires survenus dans la première moitié du 21ème siècle (avant la loi de dénucléarisation générale promulguée par le FID en 2043) ont provoqué, de génération en génération, l’apparition d’une multitude de maladies génétiques rares, plus ou moins handicapantes. Philippe fait un premier pas. Il file droit vers le château, une machette à la main. Le compteur geiger indique environ 1 microsievert/heure. Pas de problème. Il s’agit encore du niveau de radiations ambiantes moyen dans l’Hémisphère Nord. Bien sûr, ce niveau est dix fois supérieur au « niveau naturel », mais il faudrait revenir au moins un siècle en arrière pour avoir une chance de trouver sur Terre un seul lieu à moins de 0,5 microsievert/heure.
Le but de la mission est de mesurer la radioactivité ambiante dans les environs du principal centre d’intérêt touristique du château : le Grand Escalier. Cet escalier monumental, dont on attribue les plans originaux à Léonard de Vinci, se présente comme une double révolution savamment agencée, de sorte qu’il est possible de se croiser, d’un escalier à l’autre, sans se voir. On peut supposer que la masse de pierres de taille, ajoutée à l’épaisseur des murs du château, constitue une bonne isolation aux rayons gamma, rendant peut-être possible la réouverture de cette pièce au grand public.
Sur le chemin qui mène à la chapelle du château, Philippe mesure un pic de radioactivité de 10 microsievert/h. Rien de bien encourageant. À l’aide de sa machette, il déflore la vaste trame de ronces centenaires qui obstrue l’entrée du château, puis défonce la porte vermoulue à coups de bottes. Le calendrier du guichet pour touristes affiche une date incroyable : 16 août 2014.
Arrivé au coeur du château, les radiations chutent en dessous de 2 microsievert/h. Au fond la Salle du Grand Logis de François Ier. Philippe aperçoit le Grand Escalier, enlacé par mille bras de ronces. Il se faufile dans le soubassement et relève la tête vers l’axe de l’escalier.
Deux êtres humains,
ou plutôt deux momies d’êtres humains se trouvaient dans ce cylindre de pierre. Philippe escalade la paroi jusqu’à la loge où ils étaient blottis. Il reconnaît immédiatement leur tenue caractéristique du début du 21è siècle. Et ses connaissances en Histoire lui donnent la réponse de cette énigme : il s’agit de Forent Le Roy, dernier Maire de Chambord, disparu mystérieusement en mars 2030 avec sa fille Aurore.
Le Maire s’était donc caché là, et s’était laissé mourir de désespoir. Philippe regarde son compteur Geiger : 0,04 microsievert/heure. Un chiffre incroyablement bas. Ce lieu est si parfaitement isolé que seuls les rayons gamma cosmiques parviennent, très faiblement. Un miracle de radiométrie ! Philippe comprend la portée de cette découverte : les corps qu’il a découverts ont conservé intact, pendant 100 ans, le génome humain qui partout ailleurs se détériorait gravement. Grâce aux cellules de ces corps, il sera enfin possible de réparer le code génétique humain.
Grâce au corps d’Aurore, l’Humanité sera sauvée.

Alors,
Philippe,
reconnaissant,
déposa
un baiser
sur les lèvres
d’Aurore.

°°°

Laurent (Seegan) Mabesoone.
(20/28…)

ISSA : Chichi no Shûen Nikki (1801) : Haibun, traduit par S. Mabesoone.

17 décembre 2012

Chichi no Shûen Nikki
(1801)
Journal des derniers jours de mon père
de KOBAYASHI Issa

traduit par Seegan MABESOONE

***

« Ma traduction d’un haibun célèbre d’Issa, le Chichi no shuen nikki (assez long, tiré de ma thèse à Waseda (Université) et de mon mémoire à Paris 7). Ma traduction du Chichi no shuen nikki est la seule traduction intégrale en français jusqu’à présent (elle est inédite – mise à part ma thèse, dont elle constitue une annexe). »

Seegan Mabesoone, dans un courriel à D.P. daté du 11/12/2012.

***

Le 23 /4 – Ç’était une journée ensoleillée. Il n’y avait pas un nuage dans
le ciel pur et serein . On pouvait entendre, à travers la montagne, les
premières notes du coucou. Mon père, entre autres choses, donnait de
l’eau aux plants d’aubergines.
Tout à coup – je me demandai ce qui lui était passé par la tête ! –
il tomba en avant, comme si les rayons du soleil printanier l’avaient
frappé dans le dos.
Moi, Issa, je lui dis: Mais que vous arrive-t-il ! Tomber ainsi la tête la
première dans un endroit si répugnant ! Et je m’employai à le relever en le
prenant dans mes bras (Plus tard, je devais comprendre que, dès cet
instant, il avait déjà un pied dans la tombe…Est-ce possible, un jour si
funeste !).
Mon père me dit qu’il ne se sentait pas très bien et, soudain, la fièvre
commença à monter. Sa peau était brûlante comme le feu. J’avais beau lui
donner à manger, il était incapable d’avaler une bouchée.
Moi, je ne savais que faire. J’étais là, seul, bouleversé, sur le point de
perdre mes esprits, et je ne trouvai rien d’autre à faire que quelques
massages pour l’apaiser.

Le 24. Beau temps. J’ai reçu des médicaments de mon ami Chikuyo et
j’en ai donné a mon père.

Le 25. Temps nuageux, puis beau temps. La maladie de mon père
s’aggrave de jour en jour. Ce matin, il ne réussissait même pas à avaler un
peu d’eau de cuisson de riz.
La seule chose qui me donne espoir, c’est qu’il continue à prendre son
médicament, goutte après goutte. Du matin au soir il répète sans cesse:
Ça fait mal ! J’en peux plus ! et il se tord de douleur en agitant bras et
jambes.
La tristesse que j’éprouve, me trouvant là, à côté de lui, est un sentiment
plus douloureux encore que si je souffrais moi-même.

Le 26. Beau temps. J’ai prié Jinseki du village de Nojiri de venir ausculter
mon père. Son pouls est irrégulier; c’est ce qu’on appelle un
refroidissement des intestins à symptômes internes. Il n’a pas une chance
sur mille de voir son état s’améliorer, m’a-t-il dit, sans me laisser aucun
espoir. Le coeur renversé, j’étais là comme sur un bateau à la dérive.
Mais, même rendu à de telles extrémités, j’ai insisté pour qu’il prenne son
médicament.
Une tante de Nojiri est venue passer la nuit ici.

Le 27. Temps pluvieux. Dans un moment de solitude extrême, alors que la
pluie qui tombait assombrissait encore cette journée, mon cher ami
Chikuyo m’a fait parvenir ceci:

Pluie de la mousson
Pour vous abriter, peut-être,
Tendez-vous les mains au ciel ?

Le 28. Beau temps. De bon matin, mon père m’a dit que c’était
aujourd’hui jour de prière en souvenir du décès du Révérend
Fondateur et il est allé se laver la bouche… J’ai eu beau essayer de
l’arrêter en lui disant que cela était mauvais pour sa fièvre, il a
absolument refusé de m’écouter.
Face à l’autel bouddhique, il a récité les soutras comme à l’habitude, mais
sa voie était rauque.
À le regarder par derrière, si affaibli, je me suis senti bien découragé.

Le 29. Alors que sa maladie s’aggrave, mon père a bien voulu penser à
l’avenir de ma personne car, moi, je me retrouve seul au monde.
Il a dit qu’il me concédait de diviser en deux, entre mon frère et moi-même,
le peu de terres qu’il possède.
Péniblement, à bout de souffle, il a donné ses instructions: D’abord, la
rizière appelée Kawashima et celle du lieu-dit de Kahara seront la
propriété du cadet !
Alors, Senroku, qui semblait ne pas apprécier les volontés de notre père,
s’y est opposé.
Senroku et notre père se sont disputés, et la journée s’est terminée là-dessus.
De telles querelles se produisent parce que nous sommes tous
aveuglés par l’avidité, les fausses idées et le manque de sincérité.
C’est une chose bien répugnante que le manque de piété filiale et
l’abandon des hommes aux cinq souillures de ce bas monde.
Le soir venu, le pouls de mon père battait à un rythme particulièrement
irrégulier. Comme j’étais inquiet à l’idée de rester seul auprès de lui, je me
suis dit que Senroku, même rebelle aux volontés paternelles, était tout
de même du même sang que moi et je lui ai demandé de dormir aux côtés
de notre père, au cas où viendrait sa dernière heure. J’ai fait cela parce
que, quoiqu’il en soit, je pense à mon frère cadet. Du côté de la lampe,
penché vers le visage de mon père, je restai là à veiller. Toute la nuit, mon
père dans sa souffrance, allongé sur le dos, ne cessa de souffler
violemment. Cela faisait mal au coeur de le voir ainsi. Puis la douleur se
retira comme se retire la marée et mon père s’apaisa un moment. [Au
matin] mon père m’a fait savoir qu’il voulait essayer un remède [à base]
de foie d’ours que l’on peut se procurer, dit-il, chez le médecin de Nojiri.
Nojiri ne se trouve qu’à une lieue de Kashiwabara, mais, sachant
que ma [belle-]mère s’était, elle aussi, disputée avec mon père la veille, je
ne voulais pas m’en aller et laisser mon père sans garde sûre. Sans dire la
chose à mon père, j’ai envoyé mon frère cadet à ma place.
Or justement, les pluies de la mousson qui étaient tombées pendant la
nuit venaient de s’arrêter et mon père, toujours soucieux de l’eau qui
déborde par dessus les talus des rizières, me demanda: Où est passé
Senroku ? Je n’avais rien à cacher; je lui répondis en disant les choses
telles qu’elles étaient. Mon père se mit alors dans une colère sans
pareille. Pourquoi l’as-tu envoyé courir après ce foie d’ours sans me
demander mon avis ! Alors, même toi, tu te moques de moi ! me
réprimanda-t-il. Arrivant juste au bon moment de la chambre à coucher,
ma [belle-]mère en profita pour élever la voix et dire, entre autres
choses: Ce fainéant de Issa ! Envoyer Senroku sans même le laisser
prendre son petit-déjeuner ! Ah, ça ne l’embête pas, lui, que son frère
cadet ait le ventre vide, hein ! Moi, seul, sans personne pour me soutenir,
je subissais leur courroux. Au point où j’en étais, la seule chose que je
pouvais faire était [de me mettre a genoux ,] de poser le front sur le
tatami en pleurant et en joignant les mains, et de demander pardon : Je
ne le ferai plus; je ferai attention ! Alors la colère de mon père se calma
un peu. Quoiqu’il en soit, pourquoi prendrais-je mal les avertissements
de mon père ? Même si [un jour] mon père me demandait de mourir, [je
sais que] ce serait pour mon bonheur. D’ailleurs sa voix, même en colère,
avait quelque chose de faible et inspirait la pitié. Quelle joie, en fait, de
me faire corriger par mon père alors qu’hier soir je me préparais à le
perdre à jamais ! Ceci dépasse encore ce que peut ressentir une tortue
aveugle [perdue dans les flots] qui trouve une branche [à laquelle
s’accrocher]. Sur ce, le soleil commença à monter dans le ciel et mon
frère, sans se presser, revint de sa commission.

Le 1 / 5 – Ciel pur et temps clair. Les épis de blé frémissent dans le vent
d’un air empressé et les fleurs de lys apparaissent, soudain, rouges ou
blanches. Chacun se presse, car c’est le moment de repiquer le riz et de
sortir les semis. Mon père, lui qui était toujours en bonne santé, ne peut
même pas se lever, ce qui lui semble insupportable. En plus de cela,
comme les jours rallongent, à partir de midi il ne cesse de s’exclamer :
Alors, cette journée n’est pas encore terminée ? Quelle tristesse
j’éprouve quand je pense à ce qu’il ressent !

Le 2. La maladie s’est aggravée; mon père souffre énormément.
Ma [belle-]mère, depuis cette dispute avec mon père, ne daigne même
plus le regarder. Quant a mon frère cadet, depuis l’affaire de la division
des terres, il n’est plus en bons termes avec notre père. À voir cette
haine si laide entre moi et mon frère, j’en arrive à me dire que, quelle que
soit la colère du moment et quoi qu’on pense de la difficulté d’être demi-frères,
tout cela vient du fait que nous étions ennemis dans une vie
antérieure.
Mon père, lui, désolé de voir que je ne ferme pas l’oeil de la nuit pour le
veiller, me dit des mots pleins de gentillesse, comme: Va donc faire une
sieste et récupère de ta fatigue !Ah, va faire un tour dehors pour te
changer les idées ! etc. Ma [belle-]mère, elle, passe sa colère sur mon
père et blâme la moindre de ses faiblesses, en oubliant tous ses devoirs
d’obéissance.
Cela vient aussi du fait qu’elle ne supporte pas de me voir à son chevet.
Je sais bien qu’elle réussit ainsi a rendre mon père témoin d’une triste
situation, mais je ne vois pas comment, dans un tel contexte, je pourrais
tourner le dos et fuir je ne sais où.
Le 3. Beau temps. Jinseki a avoué que sa cuiller à pilule ne pouvait plus
rien pour mon père. Alors, j’ai pensé que l’on pourrait demander les
services de ces guérisseurs qui ont toujours allié le culte des divinités
shintoïstes et du Bouddha puis, à la vue des résultats, utiliser les
pouvoirs du bouddhisme ésotérique, ou encore supplier tout autre
protection du ciel … mais mon père a refusé de s’écarter des principes
de sa secte. [Moi,] je me retrouvais les mains vides, sans rien d’autre à
faire qu’attendre la fin. Rendu à de telles extrémités, je voulus tout de
même faire venir Doyu, le médecin du temple Zenkoji, et j’envoyai
quelqu’un le chercher de toute urgence. En attendant impatiemment
l’arrivée du médecin, je me disais que mon père était toujours relié au fil
précieux de la vie et qu’il pouvait encore redevenir l’homme qu’il était.
Devant chaque maison on allumait les flambeaux, comme le jour tombait…
(avant correction: Le soleil s’effaçait dans un coin du mur ). Alors,
j’aperçus un palanquin; je m’empressai de montrer le malade [au
médecin]. Tout comme Jinseki, celui-ci me dit que mon père n’avait pas
une chance sur mille de rester de ce monde. [Avec l’impression que] la
corde à laquelle je m’accrochais avait fini par se couper, j’attendais
seulement que la nuit se termine et je m’efforçais de faire boire un peu
d’eau de cuisson de riz a mon père.

Le 4. Grand changement par rapport à hier: le visage de mon père est
resplendissant. Il m’a même dit : Je veux manger quelque chose ! Alors
ma joie fut sans limite. J’avais le sentiment qu’il était en train de reprendre
vie grâce au médicament de la veille. Je me mis à diluer [dans de l’eau
chaude] de la fécule de dent-de-chien et mon père en but trois ou
quatre bols. Doyu lui-même a dit ceci: Si cela se traduit par un
changement durable, c’est que la guérison doit être proche. Moi aussi je
me sens bien soulagé, car c’est moi qui passe tout mon temps au chevet
[du malade]. Comme le vénérable Doyu devait s’en retourner,
je l’ai raccompagné jusqu’au village de Furuma. Les nuages de pluie
avaient disparu vers l’ouest et vers l’est, le ciel était clair comme jamais.
Comme à point nommé, un coucou montra le bout de son nez et fit
entendre ses premières vocalises. En fait, ledit oiseau devait chanter
depuis longtemps déjà mais, comme je m’occupais de mon père du matin
au soir et du soir au matin depuis le début de sa maladie, mon coeur
étant vide de toute autre préoccupation après toutes ces choses
insensées, et j’avais l’impression d’entendre chanter le coucou pour la
première fois.

Voici le coucou !
Ce beau jour, pour moi aussi,
Est un jour béni.

Viens nous rafraîchir,
Lune éclairant la maison !
Jour de rémission.

Aujourd’hui, c’est le jour du repiquage du riz. Tous les voisins qui nous
aident, tous les employés [saisonniers] et tous les habitants de cette
maison sont sortis pour la journée, car c’est un évènement annuel
important. Moi, je suis resté seul au chevet de mon père.
Sur ce, le soleil finit par s’effacer dans un coin du mur et vint le moment
de servir le repas. Comme il s’agit d’une maladie [contagieuse] que tout
le monde redoute, j’ai ramené mon père dans sa chambre à coucher. On
pouvait entendre mon frère cadet parler en ces termes avec un serviteur:
Si mon père était mort tout de suite, il serait en bonne place au paradis
bouddhique. C’est tout juste si il ne disait pas que notre père vivrait trop
vieux au cas où nous le garderions encore quelque temps avec nous!
Le lien entre un enfant et ses parents est pourtant une chose que l’on ne
vit pas deux fois; même si l’on pouvait passer cent ans avec ses parents,
il n’y aurait pas lieu de s’en lasser.
Le féroce tigre lui-même ne dévore pas ses parents et ne dit-on pas que
le corbeau, oiseau pourtant détesté de tous, s’occupe de ses vieux
parents pendant cinquante jours ?.
Alors, au nom de quoi un être humain peut-il dire des choses pareilles ?
Du coup, notre père en a encore ressenti de la peine et moi, approchant
la chandelle, je suis resté à lui masser le cou et les pieds.

Le 5. Le médicament semble bien convenir à mon père. Je lui en ai fait
reprendre plusieurs fois. A chaque fois, par dessus les cendres [où
bouillait la solution], je regardais avec attention le visage resplendissant
de mon père, qui dormait d’un air paisible.
J’ai pris son pouls et je n’ai rien trouvé d’anormal. Ainsi, je ne pus que me
réjouir de le voir guéri à quatre-vingt-dix pour-cent…
[Cependant,] quand je repense maintenant à ce qui s’est passé par la
suite, je me dis que je croyais à cette guérison seulement parce que je la
désirais.

Tu es déjà là,
A mes pieds, mais depuis quand ?
Petit limaçon !

Le 6. Comme il faisait beau, je me suis dit que mon père devait être las de
rester couché sur le dos toute la journée. J’ai plié sa couverture et je lui
ai dit de s’y adosser.
Alors il a commencé à me parler des choses du passé: C’est vrai que toi,
tu as perdu ta mère à l’âge de trois ans. Tu as eu beau grandir, tes
relations avec ta belle-mère ne s’arrangeaient pas.
Jour après jour, cela nous faisait mal au coeur, et soir après soir, ton âme
brulait de colère. Je n’avais pas un moment de tranquillité.
Alors, j’ai eu une idée: Tant que tu resterais avec nous, cette situation
n’aurait pas de fin, mais, si on t’éloignait un moment du pays natal, à la
fin, tu éprouverais certainement de la nostalgie [pour ta belle-mère].
Au printemps de tes quatorze ans, je t’ai fait partir au loin, à Edo.
Quelle triste histoire ! Si j’avais été un père normal, j’aurais attendu
encore trois ou quatre années puis je t’aurais laissé t’occuper des
affaires de la maison. Tu te serais senti sécurisé et nous, nous aurions pu
profiter de nos dernières années.
Quand je t’ai envoyé gagner ta vie dans cette ville féroce alors que tu
étais encore tout jeune, que tu n’avais que la peau sur les os, tu as
dû penser que j’étais un père bien cruel.
Mais oublie donc tout ça, dis-toi que c’était ta destinée pour cette vie !
D’ailleurs, je me suis rendu à Edo moi aussi cette année, à l’occasion d’un
pèlerinage sur les traces d’un des vingt quatre disciples de Shinran. Je
suis allé te voir chez toi. [Je me souviens que] je pensais: même si je
meurs en voyage, mon fils sera la pour me prêter secours.
Et voila que, à ton tour, tu viens jusqu’ici pour me voir et que tu te
retrouves à t’occuper de ma maladie. C’est dire à quel point nos destins
sont profondément liés ! Maintenant, même si je pars pour l’autre monde,
je n’aurai rien à regretter !
Mon père parlait en versant de chaudes larmes et moi, Issa, je restais le
visage baissé sans pouvoir dire un mot. J’avais passé vingt cinq années
éloigné, sans cet amour paternel plus profond que les neiges éternelles
du Mont Fuji , plus indélébile qu’un double bain de teinture écarlate!
[Vingt cinq années s’étaient écoulées] aussi vite qu’une roue dévalant
une pente et moi, j’avais passé mon temps à divaguer tout comme ces
nuages qui se trouvent à l’ouest quand on les cherche à l’est. En mon for
intérieur, je me repentais d’avoir tant tardé à revoir mes parents, d’avoir
attendu que mes cheveux blanchissent comme du givre.
Je me disais que ma faute dépassait même les cinq péchés capitaux.
Mais, si j’avais versé des larmes à mon tour, ceci aurait eu pour effet
d’augmenter encore la peine de mon père. En m’essuyant les yeux, avec
un sourire forcé, je dis ceci à mon père: Ne vous faites pas de souci,
faites plutôt en sorte de guérir bientôt ! Et, lui donnant son médicament,
j’ajoutai: Dès que vous serez en bonne santé, je redeviendrai le Yataro
d’autrefois : je couperai les herbes, je bêcherai la terre et vous n’aurez
plus de souci à vous faire ! Veuillez me pardonner mon attitude passée !
Sur ce, mon père se réjouit au delà de toute limite.

Le 7. Beau temps. Senroku est allé au temple Zenkoji pour se procurer
des médicaments. Les longues journées d’été semblent interminables à
mon père, et j’ai réfléchi à ce qu’il aimerait bien manger. Sachant qu’il
n’affectionne pas particulièrement les céréales, j’avais pensé à lui offrir
une poire. Mais, dans ce pays de Shinano-où-les-gens-coupent-les-bambous,
notre maison se trouve bien démunie; ici on aperçoit encore
des taches blanches de neige parmi le feuillage verdoyant et, partout,
sur la lande comme sur les montagnes, souffle encore un vent froid,
même en été. Or justement, la voix du tout premier vendeur de prunes se
fit entendre à notre porte. Mon père me dit avec un ton d’enfant gâté : Je
veux manger des prunes vertes ! Mais ceci, malgré toute ma compassion,
je ne pouvais le lui accorder.
Quelle tristesse ! Comme j’aimerais voir enfin le jour où il pourra oublier
les prescriptions du médecin ! Je souhaite de tout mon coeur qu’il puisse
[manger] tout ce qui lui tombe sous la main, mais quand je le vois, la tête
pendante, sans forces, je me dis que son état n’est pas si encourageant.
Le 8. Jour de repos pour le travail agricole. Les gens s’étant informés les
uns les autres [de l’état de mon père], de nombreuses personnes,
appartenant ou non à la famille, sont venues nous rendre visite. Certains
ont apporté du saké, d’autres de la farine de sarrasin, disant que mon
père affectionne ces choses. Mon père, d’un air réjoui, acquiesçait de la
tête, joignait les mains et remerciait chaque visiteur. Les Tang, sur ce
point, étaient d’accord avec les Japonais, et disaient : Une montagne
d’or après la mort ne vaut pas un verre de saké encore en vie.
Plutôt que d’épuiser tous les fastes du service bouddhique après la
disparition de quelqu’un, il vaut mieux avoir adressé à cette personne une
parole tendre de son vivant.
En ces temps de décadence, chacun blâme le moindre écart lorsqu’il
s’agit des autres, sans voir ses propres erreurs, pourtant bien plus
grandes. Et, dissimulant tant de choses sombres, nous ne sommes même
plus capables de voir notre propre manque de piété.

Moi qui ai la chance
De m’être réincarné
En être humain,

Je voudrais tant vivre droit
Comme les jeunes bambous !

Cette nuit-la, à partir de minuit environ, mon père, ne réussissant pas à
dormir et trouvant la nuit longue, me demanda à trois, quatre, sept… neuf
reprises : Cette nuit ne finira-t-elle donc pas ? Et le coq, ne chante-il pas
encore ? Mais on apercevait seulement la clarté des étoiles et, au bout
de l’auvent, les ombres des sapins et des érables dans une obscurité
profonde, d’où provenait le chant lugubre d’un hibou. Ah, quelle
tristesse ! Chacun connaît l’histoire de celui qui fit ouvrir les portes d’un
poste-frontière en imitant le chant du coq.
Cependant, les lueurs de l’aube, elles, ne dépendent que du ciel. Je ne
possède pas ces pouvoirs magiques qui permettent [de faire naître la
lumière] en enfermant du feu dans un sac et il n’est pas non plus en mon
pouvoir de rappeler le soleil après le couchant. Tout ce que je peux faire,
c’est pencher la chandelle vers mon père et le veiller en regardant son
visage.

Le 10. Beau temps. Sans cesse mon père se lamente et répète qu’il veut
manger une poire. Je me suis enquis de la chose auprès de toutes nos
relations dans les environs – famille ou proches -, auprès de mes amis,
des personnes ayant une certaine fortune; j’ai visité tous ceux qui me
venaient à l’esprit, mais il ne se trouva pas une seule personne ayant
gardé une poire en réserve… Même en été, ce village de montagne est un
endroit bien démuni. Aujourd’hui, comme mon père a épuisé ses
médicaments, je me suis préparé dès la première heure du matin et je suis
parti pour le Zenkoji. Dans le ciel du mois de juin l’aube commençait a
poindre. Les hautes montagnes étaient encore blanches de neige et,
parmi le feuillage verdoyant, quelques fleurs rappelaient encore le
printemps. J’aperçus avec nostalgie [cette pente sur laquelle la neige en
fondant prend la forme d’] un semeur et, comme à point nommé, un
coucou montra le bout de son nez, chantant mieux que jamais quelques
vocalises.
Mais – allez savoir pourquoi ? -, dans mon coeur ce n’était pas un matin
heureux. Peu avant sept heures du matin, je suis arrivé
à l’étape appelée Mure. Il s’agit du village où mon vieux père
m’accompagna autrefois, le jour où il m’envoya, moi Issa, [mener
ma vie] à Edo. Vingt quatre années ont passé depuis. Le bruit de la
rivière, le relief de la côte… j’avais encore certaines choses en mémoire,
et ceci me fit ressentir quelque joie. Mais je ne reconnaissais le visage de
personne. Afin d’arriver chez le médecin avant qu’il ne quitte son
domicile, j’ai accéléré le pas, et je suis arrivé au Zenkoji vers huit heures
du matin. Apparemment, c’était encore l’heure du petit déjeuner pour le
docteur Doyu, mais comme j’entendais sa voix dans le fond [du cabinet],
je m’empressai d’aller lui rapporter l’évolution de la maladie.
Sur le champ, il se saisit de sa cuiller à pilule et réalisa la préparation.
Dans ce haut lieu du bouddhisme de la Terre Pure, les enseignes des
boutiques se font concurrence, les drapeaux publicitaires volent au vent
et des gens de tous les pays vont et viennent. Tous sans exception
souhaitent renaître en Bouddha dans l’autre monde. Quant à moi, j’étais
venu à la demande de mon père, afin de rapporter des médicaments et,
également, afin de me procurer une poire. Comme je ne m’étais pas
encore acquitté de cette seconde commission, je me contentai de saluer
de loin le Bouddha [du Zenkoji], puis, quitte à remuer ciel et terre dans
l’espoir de trouver une seule poire, je me mis a parcourir, sans poser pied
à terre, tous les commerces de produits séchés et tous les magasins de
fruits et légumes. Mais quelle tristesse ! Il ne se trouva pas une seule
personne pour me présenter un morceau de poire… Pourtant, on connaît
ces histoires anciennes disant qu’untel a trouvé des champignons dans la
neige, ou des poissons sur la glace [grâce à sa piété filiale]. Et moi qui ne
réussis même pas à me procurer une seule poire ! Le ciel m’aurait-t-il
abandonné ? Le Bouddha et les dieux
refuseraient-ils de me voir ? Mon manque de piété filiale était-il une
volonté de l’autre monde ? Quoiqu’il en soit, mon père attendait
certainement [avec impatience] sa poire. Si je rentrais sans rien,
comment faire pour le consoler ? Pensant à tout cela, je sentis comme un
poids sur ma poitrine, et, me lamentant, je me mis a verser des larmes en
plein milieu de la chaussée. Les passants riaient de moi et me prenaient
pour un fou. Alors, tout honteux, je restai là, les bras croisés et la tête
pendante, le temps de me calmer et de reprendre mes esprits.
Où pourrais-je trouver une chose qui, même ici [au Zenkoji], demeure
introuvable !
Afin d’être de retour au plus vite et de donner au moins à mon père ses
médicaments, j’ai marché, les mains vides, jusqu’au village de Yoshida.
Là, trois, quatre ou cinq corbeaux sauvages m’aperçurent et élevèrent la
voix devant moi. Ceci ne fit qu’augmenter mon inquiétude à propos de la
santé de mon père et j’accélérai le pas à en perdre haleine.
A l’heure où l’ombre des montagnes indique deux heures de l’après-midi,
j’étais de retour à la maison.
Mon père avait un visage plus resplendissant que jamais, et il se donnait
même la peine de sourire. Lui raconter que je n’avais pas trouvé de poire,
et il aurait sûrement perdu sa bonne humeur… Alors que j’hésitais sur la
stratégie à suivre, il me posa la question de lui-même. Je lui répondis en
disant les choses telles qu’elles étaient. [Puis,] afin de le calmer, j’ai
ajouté des choses sans fondement, en me perdant dans les nues:
Demain, je me rendrai à Takada et je vous en ramènerai, à coup sûr…
Et j’ai passé une soirée bien amère.

Le 11. Comme c’est un jour d’entretien des champs, tout le monde a quitté
la maison, les uns portant des faux, les autres des bêches, et je me suis
retrouvé en tête-à-tête avec mon père. Il était étendu là, paisiblement.
Moi, Issa, je chassais les mouches de son visage tout en préparant ses
médicaments. Alors que j’étais en train de regarder son visage maladif,
mon père se mit à parler et à évoquer l’avenir: Mon état a beau se
dégrader, je vois bien comment les choses évoluent… Les gens de cette
maison essaient de faire de nous deux ennemis. Ou encore, ils médisent
sur nous. Moi, tant que je serai en vie, quitte à me sacrifier pour toi, je
ferai tout pour que tu puisses rester un jour ou une heure de plus dans
cette maison. Mais, si je disparaissais, tu aurais sûrement beaucoup de
mal à te battre contre eux. De jour comme de nuit, tu connaîtrais les
souffrances du monde des Furies. Puis, sans respecter mes dernières
volontés, tu t’en irais pour de [lointains] pays… Tout ceci m’apparaît
encore plus clairement que si je le voyais dans un miroir! Mais tu es,
comme tout mortel, sujet à la maladie, à la peine, à la mort et à la
souffrance. Si, ensuite, tu rentrais au pays natal, les jambes courbées et
les reins rompus, toute la famille et tous les proches, te montrant du
doigt, te traiteraient avec plus de mépris que pour un chien ou un chat.
Et moi, sous le gazon [, te regardant,] comme je serais triste… et comme
je serais déçu !
Mon père versait de chaudes larmes, et moi aussi, Issa, je fondais en
larmes, mais de bonheur, car, vraiment, il fallait bien être mon père pour
prendre ainsi pitié d’un malheureux orphelin.
Sans cesser de pleurer, je relevai enfin le visage pour lui dire : Ne vous
faites pas de soucis ! Cette fois-ci, quitte à échanger ma vie contre la
vôtre, je réussirai à vous faire guérir. Guérissez donc au plus vite ! [Et
puis] moi aussi, je prendrai femme en accord avec vos volontés, et je
resterai à votre disposition pour vous servir ! Quand j’eus dit cela, mon
père sourit d’un air satisfait. Il était bientôt midi, et tous ceux qui étaient
partis aux champs commencèrent à rentrer à la maison, les uns après les
autres.

Le 12. Comme le malade ne cesse de demander de l’eau fraîche, ce qui est
interdit par le médecin, je lui ai donné de l’eau que j’avais fait bouillir puis
refroidir. Cette eau est tiède ! a-t-il dit en se lamentant. Il est vrai que
mon père souffre, à cause de la fièvre. Cependant, je ne vois pourquoi je
lui donnerais quelque chose de nocif ! Quand on lui parle des
prescriptions de médecin, il répète: C’est sans coeur, de dire des choses
comme ça ! et il refuse de prêter l’oreille.
À la suite de cela, ma [belle-]mère, qui était fâchée contre lui hier
encore, lui a fait boire trois ou quatre tasses d’eau du puits, les unes
après les autres, sans se soucier du danger. Ça au moins, c’est de l’eau
fraîche et pure ! Ce qu’on m’a donné jusqu’a présent, ce n’était pas de
l’eau ! Au nom de quoi Issa a-t-il osé se moquer de moi ? a-t-il dit en se
plaignant. [Autrefois], Hikan, pour avoir critiqué le roi Choo, eut la
poitrine écartelée. Ainsi, lorsque des gens méchants sévissent dans un
pays, il n’y a plus de place pour la vertu.
À la suite de cela, pour faire plaisir à mon père, on lui donna plus de trois
litres d’eau fraîche en une journée. C’était si difficile pour moi, me
trouvant à son chevet, d’avoir en face des yeux une chose dont je savais
pertinemment qu’elle était mauvaise, sans pouvoir dire un mot de mise en
garde. Les bons médicaments sont amers dans la bouche, mais ils sont
efficaces contre la maladie.
Et les mots de mise en garde, ils ne plaisent pas a l’oreille, mais ils sont
une aide pour une famille en péril.
Mon père, lui, sourit d’un air satisfait à ceux qui lui donnent du poison et
pense du mal de celui qui lui impose ses médicaments. Comment cela
est-il possible, lui donner une chose nocive, alors que toute la famille
devrait être unie dans l’espoir de sa guérison ?
Le monde est vraiment mal fait !

Le 13. Ce matin, mon père a le coeur particulièrement léger, et il a
demandé : Je veux boire du saké ! Ceci étant formellement interdit par le
médecin, j’étais décidé à ne pas lui en donner un goutte tant qu’il ne
serait pas totalement guéri. Or les gens venus le voir, s’adressant à moi,
ont dit : Imaginez qu’il meure ! Après, vous n’auriez que des remords de lui
avoir interdit une chose qu’il aimait tant ! Si vous lui donnez, en quantité
raisonnable, une ou deux bouchées de ce qu’il désire, quelle que soit
cette chose, vous aurez fait une bonne action, pour sûr ! Ceux qui
attendaient la moindre occasion pour semer la discorde se tenaient là,
l’oreille dressée… Du coup, toute la matinée on a laissé faire au malade
ce qu’il voulait, en lui donnant et en lui redonnant [du saké].
Le malade, comme quelqu’un qui aurait [enfin] trouvé un bateau pour
traverser un gué, continuait de boire; à son visage, [on voyait bien] qu’il
satisfaisait un désir quotidien. On aurait dit une baleine aspirant la mer.
En une matinée, il absorba près d’un litre [de saké].
Même un enfant de trois ans froncerait les sourcils en voyant le
comportement grossier [de ma belle-famille], vis-à-vis de quelqu’un qui
n’a pas mangé un seul repas consistant pendant presque vingt jours.
Moi, Issa, j’avais beau serrer les poings, les mains moites de sueur,
je ne pouvais me battre seul contre deux, et finalement je n’ai pas réussi
à les empêcher de faire. S’il y a bien une chose déplorable, c’est cette
façon d’agir de la part de ceux qui, en apparence, sont pleins
d’attentions mais qui, dans leur for intérieur, ne souhaitent que la mort
de mon père !

Le 14. Ainsi ce matin, quand on observe bien son visage, on aperçoit des
boursouflures qu’il n’avait pas hier. Et ça, c’est difficile à accepter.
À coup sûr, les effets nocifs du saké ont dû lui monter au visage.
En fait, à bien y regarder, le nombre de boursouflures a doublé sur les
quatre membres aussi. Je me suis dit qu’un médicament contre les effets
nocifs de l’alcool serait bien utile, mais il n’arriverait jamais à temps dans
cette campagne perdue. Et je suis resté là sans savoir que faire.
On dit que l’homme désire voir ce qui est caché et manger ce qui est
interdit. Voila pourquoi mon père a dit : Je veux du saké.
Puis, à un moment donné, j’ai fini par me disputer [avec Senroku et sa
mère] en expliquant qu’aujourd’hui, quitte à m’opposer à ses volontés, je
ne lui donnerai absolument pas [de saké]. Alors mon père s’est mis à se
plaindre, sur un ton que j’avais rarement entendu : Tu n’es pas médecin, à
ce que je sache ! Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Hier, j’ai bu, et ça n’a rien
change, alors je ne vois pas le problème ! Arrête de traîner en longueur,
et amène-moi [mon saké] en vitesse !
Là, je ne pouvais plus rien dire pour le ramener à la raison. Alors, je lui ai
donné [du saké], en lui faisant promettre qu’il ne boirait qu’une seule
tasse. Il but cette tasse en savourant et en lapant [le saké]. Je voyais
bien qu’il en désirait une autre, mais je lui dis: Tenez-vous en là ! et je ne
lui en donnai plus. Je pouvais entendre, à côté, ceux qui m’accusaient de
priver mon père. Mais il est quand même évident qu’on ne doit pas
aggraver une maladie en augmentant la fièvre avec du saké, comme on
ranimerait un feu en ajoutant des bûches!

Le 15. Inquiet de l’apparence du visage de mon père, j’ai attendu que le
jour se lève et je me suis mis à l’observer. [Au milieu du visage,] sur
l’organe qui indique la richesse ou la pauvreté, étaient apparues des
taches noires du plus mauvais augure.
J’aurais voulu montrer ceci au médecin immédiatement. Mais le médecin
se trouve à cinq lieues d’ici, et les [autres] habitants de la maison ne
m’auraient pas donné leur accord [pour le faire venir]. Il était inutile de
rester ainsi, seul à me tourmenter.
C’était aussi inutile que les coups de faux [désespérés] d’une mante
religieuse. Alors, je n’ai rien fait, et la nuit a fini par venir.
Or, depuis le premier jour qu’il est alité, mon père n’a pas manqué une
seule fois à la récitation matinale et vespérale des soutras.
Maintenant qu’il ne réussit plus à se lever de son lit, il reste sur sa
couche, à la lueur d’une faible chandelle, et il entonne ses prières
d’une voix qui n’est plus tout à fait la sienne. Je ne sais pourquoi, mais
l’entendre ainsi me rend plus triste encore. Moi, je souhaite seulement
que les [mauvais] jours passent vite. La nuit, j’attends le matin avec
impatience et le jour, j’attends le coucher du soleil. Cette nuit encore, je
l’ai passée à attendre la lumière du matin… Quand, enfin, le chant du coq
se fit entendre, le malade se réjouit et moi, je me sentis un peu rassuré.

Le 16. Beau temps. Ce qui m’inquiète [le plus], ce sont ces boursouflures
sur le visage. Cependant, parmi les gens qui viennent voir mon père,
certaines disent: Les maladies contagieuses, quand elles durent plus de
vingt jours, il n’y a pas lieu de s’inquiéter! Vu tout le temps qui est déjà
passé, tout va bien. Ayez confiance ! Mais d’autres gens disent, en
s’approchant de son oreiller: N’oubliez pas de faire ce qu’il faut pour
aller au paradis ! et, enjoignant le malade de prier, elles se mettent
elles-mêmes à entonner des soutras à haute voix. Les gens qui me
prêtent force, sans douter de la guérison de mon père, ont
des paroles agréables, même si ce sont des paroles gratuites. Mais je
déteste les gens qui montrent à mon père la voie du paradis, même s’il se
peut qu’elles aient raison. De toutes façons, nous nous trouvons dans
un village ou personne ne comprend les enseignements saints.
Les habitants de cette maison, à commencer par mon frère cadet,
murmurent des choses comme ceci: Que mon père parte dès maintenant
pour le paradis bouddhique, et il aura bien vécu sa vie ! Il n’y a pas une
seule personne qui désire la guérison de mon père. Tout ce qui sort de
leurs bouches appartient au monde de l’incompréhension et de l’orgueil.
On reconnaît bien là les restes de cette coutume ancienne qui consistait
à abandonner les vieilles personnes[dans la montagne] .

Le 17. De jour en jour son visage est de plus en plus boursouflé, et il a
aussi la gorge prise, ce qui m’inquiète tout autant. Dès le début de la
maladie de mon père, on pouvait observer une légère toux, mais c’est
maintenant devenu le principal souci causé par la maladie, avec les
boursouflures. Jusqu’à présent, ce n’était pas bien grave, et la toux
s’apaisait avec de l’eau sucrée. Mais maintenant, le commun des mortels
n’y peut plus rien faire. Alors, j’ai envoyé un courrier express à Jinseki de
Nojiri. Puis j’ai attendu impatiemment sa venue. Au bout du compte, la
journée s’est terminée et, moi, je me demandais ce qui était arrivé [au
médecin]. D’habitude, je passais toutes mes nuits à attendre l’aube,
laquelle vient particulièrement vite en ce mois de juin. Or, cette fois-ci, la
nuit me parut bien longue, à cause du médecin qui tardait à venir.
Quoiqu’il en soit, l’heure du repas du matin arriva et mon père sembla un
peu soulagé.

Le 18. Au matin, mon père semblait se sentir un peu mieux, et il me dit: Je
veux me redresser et m’adosser au futon ! Moi, tout heureux, je pliai son
futon comme à l’habitude. Cependant, après quelque temps adossé, il
commença à avoir du mal à respirer et me dit : Je veux m’allonger à
nouveau ! À ce moment précis, Jinseki arriva et, s’empressant de voir
l’état de mon père, me dit : Son pouls est satisfaisant. Seules les
boursouflures et la toux ne sont pas normales; je vais vous donner un
médicament pour réduire les boursouflures. Alors, il prit sa cuiller à
pilules et prépara immédiatement une solution, que l’on fit boire à mon
père. Il semble que cette solution convient bien à la maladie, car mon
père urina plusieurs fois puis, soulagé, s’endormit paisiblement.
Alors que je lui massais les pieds comme à l’habitude, il se réveilla
soudain, et me dit : Tu sais, je te suis reconnaissant de t’occuper de moi,
comme ça, sans compter les jours et les nuits. Se retrouver ainsi, dans de
tels moments, voila [ce qu’on appelle] des liens profonds entre un père
et son fils ! Il ne faut pas que tu voies uniquement le côté désagréable !
Il pleurait tout en parlant. Moi, je lui dis : Si je suis en vie aujourd’hui, je le
dois entièrement à l’amour de mes parents !
Alors, même si votre maladie durait dix ans, ou même vingt ans, je ne vois
pas pourquoi j’éprouverais le moindre ressentiment envers mes parents.
Ayez le coeur en paix et faites en sorte de guérir ! Et lui de me répondre :
Moi aussi, j’ai espoir en la guérison, mais cette maladie est ce que j’ai
connu de pire dans ma vie… Qui sait ce qui peut m’arriver, à n’importe
quel moment ? Alors, même si je devais partir pour l’au-delà, il faut que tu
obéisses à ce que j’ai dit, que tu prennes femme et que tu ne t’éloignes
plus de ce pays ! Même après ma mort, tu ne dois pas t’opposer à mes
volontés ! Alors, je lui dis pour le rassurer: Vos paroles sont d’une telle
bonté. Et moi, bien que j’aie un coeur de bois et de pierre, je vous
promets devant les dieux du Ciel et de la Terre que je ne m’écarterai
jamais de vos volontés, même si vous deviez disparaître !
Sur ce, mon père dormit paisiblement et la journée se passa dans la
tranquillité. Vers quatre heures de l’après-midi, comme il y avait un départ
pour le Zenkoji, mon père demanda qu’on lui rapportât du sucre.
Alors [ma belle-mère] se mit de mauvaise humeur et éleva la voix: Ça fait
combien de fois qu’on achète du sucre, combien de fois jusqu’à présent !
Et elle continua à discuter du prix des choses : Tu as l’intention de
manger encore du sucre, alors que tu es en train de mourir !Et une
nouvelle dispute commença.
De temps en temps, mon père me disait de manger [un peu] du sucre que
j’utilisais pour la confection de son traitement contre la toux. [Ma belle-mère]
avait dû s’imaginer que je mangeais moi-même le sucre et elle s’était
mise à nous insulter de cette façon.
Quoiqu’on en dise, c’est un monde bien effrayant que celui de la
cupidité.
Ce soir-la, vers onze heures et demi, mon père eut une forte poussée de
fièvre, et il me dit: Je veux de l’eau fraîche ! Alors que je sortais pour aller
chercher de l’eau au puits, mon père, qui se croyait peut-être revenu au
temps de mon enfance, me dit, pour me mettre en garde : Ne tombe pas
dans le puits ! Ma [belle-]mère, déjà couchée, entendit ceci et répondit
sur le champ : Ah, ton fils, ton trésor ! Tu l’aimes donc tant que ça !
Elle était en furie, les yeux écarquillés, les cheveux dressés sur la tête
comme des aiguilles, avec un regard plein de haine. On aurait cru,
en effet, qu’elle était en train de se transformer en serpent.

Le 19. Jusqu’à maintenant, mon père souriait d’un air confortable quand
[il sentait] l’arrivée du matin. Mais ce matin, il n’a même pas voulu boire
d’eau chaude, et son teint n’inspirait pas non plus la confiance. A partir
de midi, la maladie se transforma. Il ne se tordait plus [sur sa couche] et
ne gémissait plus en disant : Masse-moi ici ! Frappe-moi là, dans le dos !
Il se tenait seulement là, allongé comme un bouddha en bois, et
sommeillait en silence. Quelqu’un m’a dit : L’esprit de la maladie
contagieuse est en train de se retirer. Votre père ne va pas manger
pendant trois ou quatre jours, mais ceci n’est certainement pas mauvais !
Je souhaite du fond du coeur la prompte guérison de mon père. Ainsi,
apprendre de telles choses, c’est à la fois un bonheur pour mon père et
aussi une vraie consolation pour moi, qui travaille à la guérison de la
maladie. Au milieu de la nuit, vers quatre heures du matin, tout le monde
dormait tranquillement et la lampe éclairait à peine [la chambre]. On
entendait de temps en temps [la chouette chanter] nori suri oke…
Moi aussi, à cause de la fatigue accumulée, je dormais à moitié, en
dodelinant de la tête. Alors que tout était calme alentour, mon père
ouvrit grand les yeux, et dit : A…A…Allons-y ! Emmène-moi là-bas !.
Alors, je lui demandai : Où, où ça voulez-vous aller ? Et il prononça d’une
voix haute et claire, comme du temps où il n’était pas malade : Mais
voyons, bien sûr ! Au pays des âmes exaucées ! Moi, je me tenais à
l’écoute, inquiet, me disant que quelque chose devait lui déplaire, ou qu’il
s’agissait d’un délire. Alors, il fit des gestes pour signifier que je devais me
lever, et recommença à dire sans cesse : Allez, allons-y, allons-y ! Allez !
Moi, je répondis de même, quatre, sept ou neuf fois peut-être : Oui,
allez, allez ! Puis il se rendormit paisiblement. Quand j’y repense
maintenant, je me dis qu’il s’agissait là des derniers mots et, en quelque
sorte, des paroles d’adieu de mon père.

Le 20. La fièvre de mon père monte peu à peu. Ce matin, il a mangé une
seule bouchée de fécule de dent-de-chien diluée dans de l’eau.
Mais, à partir de midi, son teint est devenu verdâtre. Ses yeux restaient à
moitié fermés et il ne cessait de bouger les lèvres comme s’il voulait dire
quelque chose. À chaque respiration, il toussait en agonisant.
Et, peu a peu, son état s’affaiblissait encore. Au moment où le soleil à la
fenêtre approchait de sa dernière heure, il ne réussissait même plus à
reconnaître les gens autour de lui. Tout espoir était perdu. Ah, quelle
tristesse ! Moi, j’aurais donné ma vie pour que mon père retrouvât la
santé, ne serait-ce qu’une fois ! Toutes ces choses qu’il voulait manger,
je les lui avais interdites parce qu’elles étaient mauvaises pour sa maladie,
mais, rendu à ce point, même les soins de Giba ou de Henjaku n’auraient
servi à rien. Les nombreuses divinités du Ciel, non plus, n’y pouvaient
rien changer. Il n’y avait rien d’autre à faire que de réciter des prières
bouddhiques.

Est-ce le dernier jour
Que je passe à chasser les mouches
Du lit de mon père ?

Et la journée s’est terminée ainsi. Moi, sans savoir vraiment pourquoi, je
mouillais simplement les lèvres de mon père avec l’eau du récipient qui se
trouvait à son chevet. La lune du vingtième jour brillait à la fenêtre et tout
le monde dans la maison dormait paisiblement.
Sur ce, le chant du coq se fit entendre au loin et à ce moment le bruit de
la respiration de mon père devint beaucoup plus grave. Sa toux, qui
m’inquiétait depuis le début, lui obstrua plusieurs fois la gorge.
Ah, quelle tristesse ! Le fil précieux de la vie ne pouvait plus être
remplacé, mais j’espérais seulement qu’on pût débarrasser mon père de
cette toux !
Cependant je n’étais pas [le docteur] Kada et je ne connaissais aucune
technique merveilleuse.
Les dieux du Ciel et de la Terre n’avaient pas non plus eu pitié de moi.
Et je restais là, les mains vides et ballantes, avec ma souffrance intérieure
et ma tristesse, car je ne pouvais rien faire d’autre que d’attendre la fin.
Alors, la nuit commença à s’éclairer. Et, vers cinq heures du matin, mon
père, comme s’il s’endormait, cessa de respirer.
Quelle tristesse ! Je m’agrippai à son cadavre vide en souhaitant que ce
ne fût qu’un rêve et que je me réveillasse bientôt.
Rêve ou réalité ? En tous cas, j’avais l’impression d’avoir perdu mon
flambeau dans les ténèbres, et je me retrouvais seul au monde.
Les fleurs du printemps cruel, répondant à l’invitation du vent , se
dispersent. La lune d’automne, en ce bas monde, se cache [souvent]
entre les nuages… Il va sans dire que tous les êtres vivants de ce monde
doivent mourir un jour et que toute rencontre précède une séparation.
Chacun doit un jour emprunter cette voie. J’étais bien sot, en fait, quand
je pensais que la mort de mon père n’était pas pour aujourd’hui ou pour
demain. Et j’ai beau l’avoir veillé avec tout mon coeur, sans dormir, nuit
après nuit, tout cela ne fut qu’un peu d’écume disparue en un instant.
Même ceux qui, l’avant-veille encore, nourrissaient de l’inimitié à l’égard
de mon père et se disputaient avec lui versent de chaudes larmes
accrochés à son cadavre et ont du mal à réciter clairement les soutras.
C’est dire qu’il existait encore un lien conjugal entre ceux qui ont vieilli
ensemble et qui doivent finir dans la même tombe. Là, je pouvais m’en
apercevoir.
Comme le moine doit venir du village de Shihozaki, qui se trouve à neuf
lieues d’ici par la route, les funérailles sont prévues pour demain, le 22.
Les gens auxquels mon père était lié se sont rassemblés ici et ont
confectionné des fleurs en papier plié, entre autres choses… Pour un
instant, on avait l’impression d’oublier un peu sa peine. Alors, le soleil
descendit à la hauteur du mur et les corbeaux de la montagne,
annonçant le soir, s’envolèrent en direction des sommets de l’ouest. Puis
la cloche du soir dont le son [rappelle] l’instabilité de ce monde résonna
au dessus de chacun de nous.
Or, la venue du soir est déjà un moment nostalgique en temps normal.
Et quand la plupart des invités furent rentrés chez eux, même la lumière
de la chandelle à laquelle j’étais habitué me semblait insuffisante. Ceci
augmentait encore ma tristesse. Alors je me suis dit que ce soir-là était le
soir de la vraie séparation, et j’ai passé la nuit auprès du corps du mon
père, à l’observer, allongé là entre les nuées d’encens. L’avant-veille au
matin, il discutait encore des choses du passé et de l’avenir, et voilà que
maintenant il se retrouvait transformé en un corps inerte. D’ailleurs, ce
jour-là, je l’avais vu sourire pour la dernière fois. Jusqu’alors, et malgré
les souffrances de la maladie, la venue du matin lui procurait quelque
réconfort. Même en ce mois de juin où les nuits sont si courtes,
mon père était [toujours] impatient que le soleil se lève. Moi aussi, j’avais
hâte de voir le visage heureux de mon père quand l’aube vient, et je
maudissais [le retard] de la cloche et du coq . J’attendais toujours le
matin avec impatience, mais, cette fois, le matin qui venait était celui de la
séparation des liens de ce monde. A y penser, ma poitrine était remplie
[de peine] et j’avais le coeur brisé. Comme j’étais seul dans la chambre ,
je ne craignais le regard de personne. Ainsi, je pus verser des larmes de
sang et, les yeux brouillés, je ne dormis pas de la nuit.
Je restai là, à regarder le visage du défunt, et la nuit qui, jusqu’alors, me
semblait si longue, passa très rapidement.

Le 22. Les proches se sont rassemblés et le triste cadavre fut placé dans
son cercueil. Mon père n’est maintenant qu’un souvenir fragile et,
pourtant, les rumeurs vont déjà bon train. Quel monde pitoyable !
Hélas, – je ne sais pour quel péché commis dans une autre vie – je n’ai pas
pu vivre auprès de mes parents et les servir, bien que je sois l’aîné de la
famille. Cela dit, on ne peut pas dire que j’ai dilapidé le patrimoine de mes
parents en me complaisant dans les jeux de hasard et autres plaisirs.
Le Ciel a dû me réserver ce destin malheureux en punition des
méchancetés que j’avais commises dans une vie antérieure.
Même lorsque j’ai voulu faire preuve d’un pouce de piété filiale, j’ai
rencontré dix fois plus de diabolique jalousie.
Cette maison n’a jamais connu la paix, même pour un instant aussi-court-que-les-bois-des-faons. Au début de mon quatorzième printemps, mon
père a jugé qu’il fallait m’éloigner un moment du pays natal et, quittant
avec moi cette maison d’un air abattu, il m’a accompagné jusqu’à Mure.
Là, il m’a dit, en me parlant de tout son coeur : Ne mange rien de mauvais !
Ne te fais pas détester des gens ! Et reviens-moi vite, que je voie à
nouveau ton visage resplendissant ! Alors, comme je sentais que,
malgré moi, les larmes me montaient aux yeux, afin de ne pas paraître
indécis et d’éviter les moqueries de ceux qui partaient avec moi, afin aussi
de ne pas montrer à mon père quelque faiblesse, j’ai rassemblé tout mon
courage et je me suis séparé de lui.
Puis, à partir de ce jour-la, j’ai parcouru diverses provinces afin
d’apprendre le métier [de poète]. À l’est, j’ai composé pour la lune de
Matsushima ou de Kisakata et à l’ouest, j’ai murmuré des vers pour les
fleurs des cerisiers du Mont Yoshino ou du temple de Kohatsuse.
Sans aucune intention fixe, tel l’éclair [qui tombe au hasard], j’ai mené
ainsi mon existence, de montagne en montagne, de plage en plage,
jusqu’à ce que mes cheveux blanchissent comme du givre. Si je m’étais
trouvé au fond des montagnes, là où-les-arbres-sont-des-mirages, voire
dans un village perdu sur une route où-les-arbres-sont-enterrés, je ne
me serais certainement jamais douté, même en rêve, que la dernière heure
de mon père approchait.
Or cette fois, sans que je m’y attende, il m’a été donné de suivre sa
maladie du début à la fin; ceci montre que la corde qui liait nos destinées
n’était pas encore cassée. La divinité de Suwa-aux-mille-pouvoirs aurait-elle intercédé en notre faveur ? C’est tout à l’honneur de mon père et de
sa vie passée. Aujourd’hui, vers quatre heures de l’après-midi, une averse
passa entre les arbres, puis le temps se dégagea et, alors que le soleil
couchant brillait faiblement à travers les gouttelettes des herbes,
le moine de Shihozaki arriva enfin.
Tout de suite, le cortège funéraire se mit en route.
Les femmes qui étaient liées à mon père portaient sur la tête des tissus
en coton de couleur blanche et, le long du chemin plein de rosée, elles
pleuraient à volonté comme des cigales en été. Moi, j’essayais de cacher
ma tristesse, qui était indicible comme-la-couleur-des-fleurs-de-corête,
mais je n’avais aucun moyen de retenir mes larmes.
Le chemin n’était pas long.
Le cercueil fut placé sur un tas d’herbes. Je ne trouvais même plus la
force de tenir un bâtonnet d’encens entre mes doigts et j’avais
l’impression que tout ceci était un cauchemar. Le moine termina la
récitation du soutra, et le cercueil disparut dans la fumée.
C’est ainsi : rien ne dure, tout se transforme en ce monde.

Le 23. Dès l’aube, afin de procéder au recueillement des cendres, chacun
s’est muni de baguettes en bois de saxifrage et s’est dirigé vers la lande
d’Adashi. Ce matin, même la fumée, dernier souvenir [de mon père], s’est
dissipée, et tout ce qu’on voit, en réalité, c’est le vent soufflant tristement
dans les pins. Un soir de mars dernier, je retrouvais mon père, je trinquais
joyeusement avec lui, et voila que ce matin à l’aube, je [me trouve là à]
ramasser ses os blancs dans la tristesse de la séparation.
Joie et colère, misère et plaisir sont, dans ce monde, comme deux cordes
tressées l’une dans l’autre.
De toute façon, maintenant, plus rien ne peut m’étonner.
Mais mon seul soutien, depuis mon retour au pays natal jusqu’à ce jour,
c’était mon père. Maintenant, sur qui puis-je compter pour me prêter
force ? Je n’ai ni femme ni enfant pour consoler mon âme. Je suis plus
inconsistant que l’écume de l’eau qui vagabonde. Mon existence est plus
fragile qu’une poussière face au vent. Pourtant, [dans mon
cas,] le fil précieux de la vie ne veut pas rompre facilement.

Moi, je reste en vie,
Avec la rosée des herbes
Tombée sur mes mains !

Vers midi, des gens vinrent pour nous rendre visite, nous encourager et
parler de choses et d’autres. J’avais l’impression d’oublier un instant ma
tristesse. Mais le soir venu, la plupart des gens rentrèrent chez eux.
Et, même à la lueur de la chandelle, l’endroit où se trouvait la couche du
malade avait quelque chose de nostalgique. J’avais le sentiment que mon
père ne s’était endormi que pour un moment et que j’étais en train
d’attendre son réveil. J’avais encore cette vision de son visage souffrant
et j’entendais dans le fond de mon oreille sa voix qui m’appelait.
Dès que je somnolais un peu, il m’apparaissait en rêve et quand j’ouvrais
les yeux, je me retrouvais face à son image.

Nuit après nuit,
Les puces et les moustiques
Étaient son dernier souci !

L’eau qui s’est écoulée ne revient pas en arrière, et la pierre à feu [après
l’étincelle] n’est plus la même pierre. On pourrait pleurer huit mille fois,
cela n’y changerait rien : les êtres auxquels nous sommes liés s’éloignent
tous un jour.
Comme exilé dans un pays inconnu, moi, pauvre Issa solitaire, je n’ai plus
aucun soutien et je sens, en mon for intérieur, une tristesse digne de
pitié.

Le 28. C’est aujourd’hui le septième jour du deuil. [Je me souviens que]
mon père disait aux gens qu’il fallait que je prenne femme et que je
m’installe au pays. À moi aussi, il m’avait fait entendre raison sur ce sujet.
Mais certaines personnes ont feint de ne pas entendre et font la sourde
oreille. Il s’agit d’individus totalement asservis à leur cupidité, et je ne vois
pas comment ils se plieraient aux dernières volontés de mon père.
Cela ne servirait à rien de leur faire face encore une fois, le visage rouge
de colère.
Dus-je suivre à nouveau les nuages et l’eau qui coule, rester caché entre
quelque arbre et quelque rocher, endurer la pluie, supporter le vent, je
n’ai pas à avoir honte de ma condition de vagabond solitaire.
Mais ce serait désobéir aux volontés de mon père que d’abandonner
[tout espoir] sans dire mot.
Même une mauvaise pierre [a feu] fait des étincelles si on la frappe.
Même une cloche cassée résonne quand on cogne dessus.
La nature des choses est ainsi faite.
Quoiqu’il arrivât, je ne voulais pas quitter le pays sans explication,
ce qui aurait été contraire au désir de mon père défunt.
Nous avons donc discuté du partage des terres et il a été dit que la
volonté de mon père serait respectée.
Pour le reste, je laisse la branche aînée de la famille donner ses
instructions, et je cesse les discussions à partir de ce jour.

J’aimerais tant voir
L’aube et ces rizières vertes
Avec mon père !

***

URASHIMA A FUKUSHIMA – Conte de Seegan Mabesoone

17 décembre 2012

URASHIMA A FUKUSHIMA
par
Seegan Mabesoone

À mes amis de Namie, la Famille K.

**

On se moquait souvent de Taro à l’école primaire de Namie. Parce que son patronyme « URASHIMA » et son prénom « Taro » étaient exactement les mêmes que ceux d’un célèbre héros de contes de fées.
« Eh ! Urashima, tu cherches la Princesse-Tortue ? »
Mais pour Taro, quand il y repense, c’était encore le bon temps.
C’était il y a trois ans…
C’était avant l’explosion de la centrale de Fukushima Daiichi, à huit kilomètres de son école.

Aujourd’hui, nous sommes le 11 mars 2014 : trois ans exactement se sont écoulés depuis la catastrophe. Trois ans sans revoir sa maison, son village, son école. La zone sera interdite à jamais.
La famille de Taro s’est installée à Soma, une ville moyenne à 40 kms de la centrale. On a trouvé une nouvelle école pour Taro. Ce n’est plus la campagne, la compétition est rude pour les enfants aussi.
« Taro, arrête de jouer sur ta console ! L’année prochaine, y a le concours d’entrée au collège ! », répète sans cesse la maman de Taro.

Taro a une petite amie. Elle s’appelle KAMEDA Tatsumi. Et « Kameda », son patronyme, signifie justement : « Tortue des rizières » ! Quand Taro et Tatsumi marchent ensemble dans les couloirs, tout le monde s’en donne à cœur joie : « V’là Urashima le héros et sa Princesse-Tortue ! »
Mais les copains, ils ne savent pas que Tatsumi a une petite boule sous la gorge : une « tumeur maligne de la thyroïde », disent les docteurs. Ca, c’est leur secret, à Tatsumi et Taro.

Tous les soirs, Taro et Tatsumi jouent ensemble sur leurs consoles. Chacun dans sa chambre, relié à l’autre par Internet. Dans ce coffret magique, Taro est le Prince charmant, Tatsumi est la Princesse idéale. De toutes façons Taro et Tatsumi ne peuvent pas aller jouer dehors. Leurs mères font partie des rares habitants du département de Fukushima qui font encore attention aux poussières radioactives présentes dans l’air…

Chaque soir, Taro et Tatsumi mentent à leurs parents en prétextant : « Je vais faire mes devoirs dans ma chambre », et jusqu’au petit matin, ils restent reliés par le fil ténu de leurs rêves préadolescents. Comme l’écrit souvent Taro : « Ce jeu, c’est notre royaume sous-marin ! »

Mais Tatsumi doit bientôt déménager. Sa mère a décidé de partir avec sa fille, d’aller habiter chez une tante à 200 kms de là, et de laisser papa travailler à Fukushima. « C’est plus sûr pour ta thyroïde », affirme sa maman.

14 mars 2014.
« Tiens, le 14 mars il y a trois ans, c’était l’explosion du réacteur 3 l », se dit Taro. Oui, mais pour un garçon japonais amoureux, cette date, c’est avant tout le « White Day » !
Au Japon, les jeunes filles offrent du chocolat aux garçons pour la Saint-Valentin, puis, exactement un mois plus tard, les garçons répondent en offrant (ou non !) des biscuits en retour : c’est ça, la fête du « White Day » tant attendue par Taro.
Avec ses biscuits faits maison à la main, Taro sonne à la porte de l’appartement de Tatsumi… Personne ! Il regarde son téléphone portable. 1 message : « PARDON TARO ! J file aux urgences c matin. Mal de gorge, fièvre… c la thyroïde. Visites interdites, console interdite ! orz Ps : regarde 1 paquet derrière le pot. ww ».
Effectivement, il y avait un paquet bleu-ciel, contenant la console « Play-station 11 » de Tatsumi, et un mot : « Urashima Taro, Je te donne mon coffret magique. Je t’aime et je t’aimerai toujours. Kameda Tatsumi. »

Cet après-midi là, Taro monta dans le bus direction Minami-Soma, vers la zone interdite. À Odaka, à quelques kilomètres du barrage de police, il se mit à marcher à travers champs. De toutes façons, depuis quelques mois, les policiers laissaient entrer un peu n’importe qui. Pour un adulte, une vieille attestation de résidence aurait suffi.
Taro n’osa pas aller revoir sa maison. Il se dirigea vers son école. Il franchit le portique si familier. Un seul rayon de lune illuminait l’immense cour déserte.

Il n’avait presque pas neigé en 2014. Au milieu du terrain de foot, les pousses de pissenlits perçaient déjà çà et là. Les étoiles tremblaient. Taro aussi. Il se mit à pleurer. Et puis il fit une « bêtise ». Peut-être « par amour » pour son école, ou simplement par désespoir, il commença à manger frénétiquement les pousses de pissenlits. Il sentait descendre l’amertume en lui, gorgée de radionucléides. Et il continua encore et encore.

Jusqu’à plus faim, jusqu’à plus froid.

Il pénétra dans sa classe. Par hasard, il trouva une couverture moisie. Il s’étendit sur l’estrade. Et il dormit mieux que jamais il n’avait dormi depuis ces trois années passées hors de chez lui.

Le lendemain, il erra à pied dans son village parfaitement désert. Il continua jusqu’à Futaba, Okuma, Tomioka…
Il y avait sur les routes des squelettes de chiens, des pancartes publicitaires grinçantes, des cadavres de voitures…
Ce n’étaient pas trois années, mais trois siècles qu’il semblait s’être écoulé.

Le téléphone portable de Taro ne cessait de vibrer. Sa mère lui écrivait toujours et encore la même chose : « Mon Taro ! Où es-tu ? S’il te plaît, rentre à la maison ! Tatsumi va guérir. C’est sûr. Rentre ! Réponds-moi vite ! »
Taro ne répondit ni aux messages ni aux appels.
Il s’assit sur une plage à 3 kms seulement au sud de la centrale. Autrefois, ici, à Kumagawa, rivalisaient les meilleurs surfeurs du Japon devant les restaurants les plus chics de la côte…

Pendant une semaine environ, Taro erra de restaurants fantômes en maisons abandonnées. Il y avait toujours quelque aliment sec, pas encore moisi ou rongé par les vers, si on cherchait bien dans le fond des placards. Bien sûr, le moindre biscuit, la moindre algue sèche qu’il ingérait était imprégné de tous les radionucléides imaginables : césium 137, strontium 90, uranium 235, plutonium 239…
Chaque soir, il choisissait une villa luxueuse et dormait confortablement dans un lit immense. L’odeur de la moisissure ne le dérangeait presque plus. Entre les draps de satin, chaque soir, il allumait la console de Tatsumi, juste un instant, afin d’en économiser les batteries. Il se sentait très malheureux et très heureux à la fois. Après tout, il était irrémédiablement seul, mais tout son pays lui appartenait !

Un soir, comme les batteries de la Play-station 11 de Tatsumi menaçaient de rendre l’âme, Taro décida d’en profiter jusqu’au bout. Il tapa le mot de passe : « URASHIMA TARO ». Ca y est : « connexion autorisée » sur le compte de Tatsumi ! Il recherche un partenaire. Mot-clef : … Taro regarde l’horizon : une fine bruine se profile au large du Pacifique. Il entre : « pluie ». Et soudain l’écran de la console vire au bleu-ciel !

Quelque chose d’incroyable !
Un bug, ou plutôt le déclenchement inexpliqué d’une vidéo cachée, vestige d’un programmateur fou, ou génial ?
Des images de la catastrophe de Fukushima s’enchaînent au rythme d’une suite pour violoncelle seul de Bach. Avec ce poème en sous-titre :

Ne pas capituler, ni dans la pluie,
ni dans le vent.
Ne pas capituler, ni dans la neige,
ni dans la chaleur de l’été.
Garder son corps fort,
Sans cupidité.
Ne jamais s’emporter.
Sourire calmement de tout.
Manger quatre bols de riz brun par jour,
une soupe de miso et quelques légumes.
En toutes choses
se placer en dernier.
Bien regarder, écouter et comprendre.
Et ne pas oublier.
Demeurer dans une cabane de chaume
à l’ombre d’une pinède dans la lande.
Et, si à l’est un enfant tombe malade,
aller s’occuper de lui.
Et, si à l’ouest une mère ressent de la fatigue,
aller porter pour elle les gerbes de riz.
Et, si au sud un homme agonise,
aller lui dire : « N’ayez pas peur ! »
Si au nord on se dispute, aller au procès et leur dire :
« Arrêtez donc ces bêtises ! »
Et puis, pleurer pour les autres, seul dans son coin.
Errer quand il fait froid l’été,
quand les gens disent : « On dirait qu’il ne ressent rien ! »
Ne recevoir ni compliments,
ni reproches.
Je voudrais être
une telle personne.

Miyazawa Kenji.

Tout à coup, Taro est pris d’une crise d’asthme. Il tousse trois fois. Sa respiration est de plus en plus chaotique. Il a l’impression d’avoir trois cents ans. Lui, le petit garçon de dix ans, comme tout le monde à Fukushima, le sait bien : le Plutonium 239 dans les poumons d’un homme, comme partout ailleurs, émet des rayons alpha selon une demi-vie de vingt-quatre mille quatre cents années.
Ses yeux figés sur l’horizon apportent une dernière vision à son cerveau : une pluie noire au-dessus du Pacifique. Tout près de lui, la piscine du combustible usagé du réacteur 4 de la centrale de Fukushima a fini par s’écrouler, causant la mise à l’air et l’embrasement total de ses 1531 barres de combustible nucléaire.
Les yeux révulsés vers le ciel, Taro tient dans une main son téléphone portable et dans l’autre sa « boîte de Pandore » : le coffret magique de Tatsumi.
Le téléphone vibre.
1 message :
« Mon Taro aoré ! L’opération a réussi ! J’ai l droit d jouer sur m console a nveau ! Amène la moi vite à l’hôpital ! En plus, ECOUTE : déménagement annulé… Je reste près de toi ! JE T’AIIIMMME ! TA TATSUMI »

**

PS : j’ai retranscrit ici ce conte de Seegan (Laurent) Mabesoone sans les illustrations d’origine.
Daniel.