Archive for août 2016

Pierre-Emile Durand, 5/5 , in

26 août 2016

Le Japon des 4 saisons, éd. du Carabe, 1998. (Extraits) :

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Soustraction ou addition ? (pp. 142-3) :

Malgré l’image de prolifération anarchique que renvoie le Japon urbain contemporain, ce pays reste curieusement et profondément marqué par des valeurs d’économie, de frugalité et de réduction et le vide y constitue encore un espace médian créateur de vie intérieure. Il faut surtout ne pas trop en faire et ne pas en rajouter. (…)

Dans l’écrit comme dans la conversation, l’inutile y est tu et reste soigneusement dosé, ishin-denshin traduisant l’importance de la simplicité extrême et de cette communication sans mots qui dit l’essentiel. Le langage des regards et des gestes, les mouvements du corps et de l’attitude deviennent alors des signes plus parlants que toute parole.
Il faut surtout ne pas trop en dire.

Pour l’essentiel, le Japon se méfie de l’abondance et de la profusion (…) Pour les Japonais, l’Occident est régi par tashizan, cette arithmétique de l’addition traduite par la richesse de nos intérieurs, de leur mobilier et motifs décoratifs, par la conquête permanente et jamais assouvie de nouveaux espaces. L’Occident aime ajouter.
Hikizan, c’est l’arithmétique de la soustraction. Elle régit le dépouillement japonais et est productrice de beauté et de vérité. Le beau est mince, le vrai aussi (…)

Cette arithmétique du retrait est profondément ancrée dans cet esprit japonais habitué à réduire, à synthétiser et à simplifier. (…) en ces temps où il est devenu vital de raccourcir les délais, de réduire les coûts, de simplifier les processus et de concentrer les informations utiles.
Pour mieux le comprendre revenons à la langue et prenons wakeru. Au sens physique du verbe, c’est l’action de sectionner, de diviser; aussi de démêler les cheveux. Cet idéogramme représente d’ailleurs un sabre qui sectionne. Abstraitement, wakaru a la même racine et est représenté par le même kanji. Il signifie dépouiller, enlever tout ce qui empêche d’atteindre l’essentiel, c’est-à-dire comprendre. Dès lors, wakaru hito c’est l’homme qui cherche à comprendre (…)

Diviser, dégager, dépouiller, éliminer l’inutile, simplifier, sont des actes préalables tant à l’expression de la beauté, sabi, qu’à la compréhension profonde et à l’acuité du regard. Par synthèse et simplification, la soustraction permet aux Japonais d’avancer au mieux et au plus vite. L’Occidental quant à lui fait intervenir une autre logique. Il analyse, il développe.

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Le mot, le silence et l’intuition (pp. 143-4) :

La démarche analytique est lente et inadaptée aux situations d’urgence. Au Japon, le réflexe construit par répétition doit prendre le pas sur la réflexion logiquement articulée, sûre mais laborieuse. Ainsi le Japonais est entraîné à l’accomplissement du geste juste, ce que l’on peut appeler le geste de l’âme. Il laisse faire ses mains. Guidées inconsciemment par l’esprit, elles convergent spontanément vers la solution. Le Japonais développe ainsi une capacité intuitive qui le porte à comprendre les choses globalement et de manière analogique, par les relations mystérieuses qui entretiennent l’esprit et les sens. Ainsi il tend à transcender le seul mode logique et linéaire, c’est-à-dire celui que privilégie l’Occident.

Cet esprit doit probablement beaucoup au zen et est présent partout au Japon, particulièrement dans la formation tournée vers l’acquisition de réflexes par mémorisation et répétition (…)

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Avant tout la forme (pp. 145-7) :

(…) la capacité à rester silencieux ou en retrait étant plutôt bon signe et considéré comme une force et une profondeur.

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(p. 145) :

Un esprit libre

Planant

Au-dessus des plaines de l’été

(Hokusai)

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(p. 156) :

Etre dans le vent, c’est le destin des feuilles mortes.

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(Fin).

Pierre-Emile Durand, 4/ , in

26 août 2016

Le Japon des 4 saisons, éd. du Carabe, 1998. (Extraits) :

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La ligne et le fil (pp. 140-1) :

Comme il craint toute rupture ou séparation, le Japonais préfère (…) ce qui relie à ce qui divise.

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L’esprit de continuité (pp. 141-2) :

L’esprit de continuité des Japonais est fortement marqué et constitue une clef essentielle de compréhension. (…)

Seulement représenté par les successeurs, l’esprit du fondateur doit être maintenu et respecté, dans le droit fil de la lignée créée.
En France, il est fréquent que le nouveau dirigeant piaffe d’impatience de pouvoir enfin apporter sa marque propre. Pour mieux exister, il cherche à effacer les traces, d’autant plus d’ailleurs qu’elles sont profondes et manifestes.

Au Japon il en va tout autrement et le successeur ne cherche pas avant tout à affirmer son identité. Selon les termes de Miura, il ne fait pas acte d’expression, mais se dissimule à l’intérieur de ce qui est déjà construit, de ce qui est déjà en place… il se moule dans l’acquis. Ainsi, celui qui suit se doit de respecter ce qui a présidé à la création de l’entreprise dont il hérite. (…)

Rien ne peut pousser sans racines et l’énergie vitale et nourricière qui est à l’origine de la construction et du développement doit être remerciée et arrosée quotidiennement.
Il ne faut surtout pas rompre le fil ou déraciner l’arbre, car il s’agit d’une perte du sens, pénalisante pour tous.

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(à suivre…)

 

Pierre-Emile Durand, 3/ , in

26 août 2016

Le Japon des 4 saisons, éd. du Carabe, 1998. (Extraits) :

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Le fin fond du sacré (p. 120) :

L’union mystérieuse de la mer, des arbres et de la montagne, tel est le triptyque sacré sur lequel s’établit la création du pays et de son identité. (…)

C’est en s’éloignant du monde des hommes et en s’approchant d’un monde sauvage intact de toute souillure que le Japonais retrouve le contact avec le sacré et se purifie. (…)

Le fragile équilibre qui régit les lois du monde japonais, primordiale interaction entre la nature, les dieux et les hommes.

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« Dieu, les kami et l’Empereur » (pp. 121-2) :

(…) les mots sont des pièges (…)

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L’épicentre de la terre des dieux (pp. 124-6) :

Fréquemment masqué par le brouillard et les nuages, le Fuji entretient aussi avec les éléments naturels un subtil jeu du caché et de l’apparent, inéluctable ambivalence de toute chose, inaccessible mystère de la vérité. (…)

et le Fujisan a maintenant disparu.
Là où il était, le brouillard et les nuages ont renoué leur immortelle et inexplicable complicité.

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Ce qui fait la valeur d’un homme (pp. 128-9) :

Le Japon a la fibre tragique et c’est par et dans l’échec que l’homme révèle sa vraie valeur. (…) La réussite et l’échec sont au Japon éminemment relatifs.
En fait, le Japonais ne croit ni à la « bonne nature » de l’homme, ni à celle du monde. Il constate qu’un sort contraire s’acharne sur lui et rend l’échec fatal, et cette conscience de livrer une partie perdue d’avance établit en lui un profond pessimisme. Les épreuves sociales peuvent être surmontées mais, de toute façon, les Forces Naturelles vaincront. Shikata ga nai, dit-il, nous n’y pouvons rien.

(…)

Il n’existe pas au Japon de bonnes et de mauvaises causes et ce qui réunit ces héros, c’est la fidélité à leur cause et le makotoma signifiant pur ou vrai  et koto, choses, une pureté d’intention, donc, qui doit rester étrangère à tout intérêt personnel. (…)

Aller au bout de sa cause de manière désintéressée et en toute bonne foi, c’est valoriser sa vie à jamais. L’Acte final étant pur et parfait, il éclairera la vie entière et rejoindra la Vérité du kû, le monde permanent. (…)

Au bout du compte et plus que l’objectif, c’est le voyage qui importe, ainsi que l’intention qui l’inspire (…)

Avant le Grand Voyage, le parcours de l’homme sur terre est plus un dépouillement qu’un enrichissement et au Japon c’est en perdant qu’on s’enrichit.

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« Les clous qui dépassent… » (pp. 129-30)

Ôshio (Heihachiro, ce réformateur utopiste du XIXè siècle) était par là un clou (« attirant le marteau » dort le proverbe japonais bien connu) qui avait délibérément choisi de dépasser pour défendre la justice sociale. (…)

« Une fois le lièvre tué, le chien rapide sera mis en marmite », dit le proverbe chinois qui montre le danger du succès et de l’individualisme.

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Le shanjûsangen dô (p. 130) :

Malgré l’inéluctable assèchement du corps, celui qui vit tendu vers l’Elévation va et construit l’essentiel.

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Les moines ne sont plus ce qu’ils étaient (pp. 131-2) :

le dénuement et la tranquillité nécessaire à la méditation (…)

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Vous avez dit « Elévation » ? (pp. 132-3) :

Pour atteindre la suprême illumination, le bouddhisme Shingon préconise la voie du dénuement, seule susceptible d’apporter  la connaissance de soi.

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Au bout des baguettes la mort (pp. 133-4) :

Cette doctrine (de la secte Jôdo) insiste sur la sincérité profonde et la nécessité de dépouiller toute pratique religieuse de la superstition et du factice. Simplicité de vie et pureté du coeur sont ainsi les deux fondements moraux du Jôdo shinshu dont la superbe devise est (…) Kenshin, voir la Vérité. (…)

La Vérité n’est pas donnée. Sa recherche (étant) une tension jamais relâchée, c’est par une pratique de vie intérieure et par un cheminement visant à dépouiller de l’inutile qu’elle se construit. (…)

La nature représente une permanente allégorie du temps qui passe (…) Les pétales de cerisiers sont à l’image du corps du vieil homme et il n’en restera rien.

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Par-delà le bien et le mal (pp.134-5) :

A partir du XVIIIè siècle, la morale occidentale a été marquée par deux philosophies, la morale kantienne froidement basée sur la raison pure et la morale de Rousseau fondée sur la pitié et imprégnée de l’émollient amour de soi. Toutes deux en fait impliquent un sujet replié sur lui-même, ego centré. (…)

Là-bas (en Chine, au Japon) et contrairement à l’ego centrage occidental, l’individu s’établit sur une perspective trans-individuelle, c’est-à-dire sur une relation. (…)

« … quand la somme du bien dans chaque action dépasse la somme du mal, ainsi que dans un bon tableau les qualités l’emportent sur les défauts, alors le résultat est un progrès. Et peu à peu, par de tels progrès, tout le mal sera éliminé. »

Tel est au Japon le principe d’épuration du mal.

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Le Ryoanji (pp. 135-6) :

La perception que nous avons de la réalité ne peut être que fragmentaire. (…) « Si vous croyez avoir compris, vous avez sûrement tort ». (: Jacques Lacan).

(…) Raffinement suprême de l’esthétique japonaise, les shibui, sabi et wabi, ce détachement, ce dépouillement et cette beauté qui sont autant de vecteurs pour progresser sur la voie du simple et du pur, celle qui mène à l’essentiel, au monde vrai.

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(à suivre…)

Pierre-Emile Durand, 2/ , in

26 août 2016

Le Japon des 4 saisons, éd du Carabe, 1998. (Extraits)

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Le chauffeur de taxi qui admire l’instinct de l’homme (pp. 101-2) :

Profitant de l’éphémère beauté du naturel rendez-vous, les Japonais se regroupent sous l’immaculée floraison (…) C’est ainsi que les Japonais communient avec la source sacrée qu’est la nature, vitale et purificatrice à la fois.

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Le sourire de l’homme ruiné (pp. 105-6) :

La notion de personne varie considérablement d’une civilisation à une autre et, au Japon, je suis l’autre de lautre. 

La langue française marque le sujet par le seul je; le sujet reste identique et unique, dans quelque circonstance que ce soit et face à n’importe quel interlocuteur. Défini indépendamment de la situation et de l’action qu’il va entreprendre, invariant et individualisé , le sujet occidental est le point de départ de la relation.
Par contre la langue japonaise recourt à un large ensemble de possibilités qui désignent avant tout les rôles mutuels des interlocuteurs, leurs rangs hiérarchiques, c’est-à-dire en réalité la relation que le sujet entretient avec son interlocuteur. La différence d’âge ou de position sociale, le sexe, le degré d’intimité… vont intervenir pour ainsi faire varier l’identité japonaise, par définition inexistante sans relation, indéfinie et ouverte. Face à l’ego occidental, le soi japonais est l’alter de l’alter.

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Dans la foule un masque blanc (pp. 110-1) :

Le Japonais est avant tout membre d’une collectivité et le Français a bien des difficultés à prendre la mesure de la constante contextualisation de son comportement.

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La couleur des pins (pp. 116-8) :

Vivant dans un espace exigu et menant une vie trépidante, il (le Japonais) mesure peut-être encore plus qu’avant le luxe que représentent un espace vide et un temps retrouvé.
Îlots de richesse intérieure où règnent encore harmonie, pureté et sérénité, les grandes traditions restent vivaces car c’est là que le Japonais retrouve encore le mystère spirituel du dépouillement. Redécouverte du vide de l’espace et de la lenteur du temps

(…)

Le Japon moderne vit dans ce que le grand architecte contemporain Maki Fumihiko a appelé l’anarchie progressive, irrationalité et aléatoire étant les deux conditions d’un dynamisme constamment renouvelé.

(…)

Pourtant, à l’aube du troisième millénaire, le beau koan du maître zen imprègne encore profondément l’âme japonaise et le regard qu’elle porte sur l’immuabilité de l’essentiel :

les pins n’ont de couleur

ni ancienne

ni moderne

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(à suivre…)

 

Pierre-Emile Durand, 1/ , in

26 août 2016

Le Japon des 4 saisons, éd. du Carabe, 1998. (Extraits)

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La nature et le Japonais (p. 19) :

« Comme toute création humblement soumise à l’irrésistible énergie, l’homme ne peut que respectueusement s’y accorder, dans le silence. »

« Guetteur de chaque instant, c’est en silence et pour mieux le faire, que, tous sens en éveil, le Japonais regarde et écoute. »

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Au bout du chemin

un vieux pin garde le temple zen

(: P-E. Durand, p. 25)

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Nuit de printemps

Les lanternes respectent

La douceur du crépuscule

(: p. 39)

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shizukasa ni taete / mizu sumu / tanishi kana /

au coeur du silence

escargot de rivière dans l’eau pure

: Yosa Buson. (p. 42)

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haru hiru ya / kojin no gotoku / kumo o miru /

journées de printemps

comme les gens âgés

j’observe ciel et nuages

: Maeda Fura (p. 46)

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« (…) jardins secs. Leur dépouillement repose de la flamboyante végétation environnante. » (p. 78)

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La pathétique beauté de l’éphémère (pp. 92-3) :

(Le haiku)

« Plus qu’un poème, il s’agit d’une élévation de l’esprit destiné à montrer ce qui est, là, devant nous, sans pourquoi ni questions (…) Il tend à rejoindre le monde permanent. Parole de l’illumination zen, le satori, il suppose une immédiate limpidité, sans concession à une quelconque figure. »

« Bashô (…) établissait la voie de la poésie sur un principe, le fueki-ryûkô. Expression poétique de l’univers et des deux mondes que sont le ke et le , il s’agit mot à mot de l’indissociable dialectique entre l’immortel et l’éphémère, ce que d’autres appellent l’invariant et le fluant. L’invariant, ou fueki, c’est ce qui perdure et se perpétue, tout autant dans l’homme que dans la nature. Il s’oppose au gluant, le ryûkô, cette expression changeante de la singularité humaine et des modes qui apparaissent et disparaissent.

Codifiée comme toute voie, la poésie s’établit sur quelques composantes majeures dérivant de jinen, d’aware et du, de la voie. Ce sont le sabi, le shiori et le hosomi.

(…) Le sabi apporte la patine artistique du poème, sa couleur et sa grâce.
Le shiori, du verbe shioru qui signifie compacter mais aussi représenter, révèle la sensibilité du poète qui regarde l’homme et la nature avec douceur et tendresse.

Le hosomi, de hosoi, mince, cherche à allier le ténu, la finesse et la fragilité à la profondeur de l’esprit.

(…)

karumi, la légèreté de tout ce qui est changeant, de tout ce qui relève du fluant.

En somme, un haiku exprime en même temps la solitude qui permet d’atteindre le monde vrai, dans le dépouillement, la simplicité et le calme, la sensibilité à la nature, invariante et fluante à la fois, enfin l’éphémère. C’est de cette alchimie là que vient sa beauté profonde et triste, cette pathétique du vivant condamnée à se dégrader (utsuroi).

De manière plus générale, le chemin (michi) de toute voie () pourrait être ainsi résumé : par une rencontre sensible (aware) avec la force primordiale (jinen), c’est en quittant le monde de l’apparence (ke) que la beauté (sabi) se cristallise; cette prise de distance permet d’atteindre un état de détachement, de calme et de tranquillité (wabi), bout du chemin (michinoku) et entrée dans le monde vrai ().

(…)

La beauté s’établit au Japon sur le sentiment de fragilité que provoquent le caractère éphémère et l’inévitable disparition de toute chose.

(…)

c’est aussi par la disproportion de l’homme et de la titanesque Nature que se sont forgées une solidaritéé de communauté, une union des forces ainsi qu’une superstition propre à calmer en même temps la chaotique Energie et l’épouvantable angoisse du Japonais, en attente permanente de catastrophe.

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L’envers et l’endroit (p. 93) :

Le Japonais est en intime et permanente osmose avec la Force vitale, énergie indissociablement destructrice et créatrice.

°

(à suivre…)

Extraits de la préface de Jean Esmein

26 août 2016

pour Le Japon des quatre saisons, de Pierre-Emile Durand, éd. du Carabe, 1998.

(pp. 8-9 – Extraits) :

« L’âme est dans les cinq sens. »

« Oe Kanzaburo qui nous dit qu’au Japon une nature redoutable décide de ce que les gestes font. »

« La pénétration sans mots (…) » « L’histoire des faits plutôt que des idées. »

« Le don caché des Japonais, ce fut longtemps l’art d’accomplir juste au bon moment un acte parfait sans parler – cela l’est peut-être encore aujourd’hui. »

: Jean Esmein (, japonologue de renom. On lui doit, entre autres, avec N. Hérail, une importante Histoire du Japon.)

 

‘Au plus près du réel’, dialogues de Denis Bourgeois avec Gao Xingjian – 3/3/

25 août 2016

p. 157 :

G.X. – On ne peut écrire sur ce qu’on est en train d’éprouver. On a besoin d’une certaine distance. »

p. 159 :

D.B. – C’est toujours une nouvelle aventure que d’écrire, il faut se renouveler, »

p.160 :

G.X. – toutes les théories sur l’écriture, ça ne sert à rien; il faut d’abord la patience, puis la concentration, et enfin un vrai calme intérieur, une maîtrise de soi. Sinon on se noie. Il faut plutôt savoir attendre, que la vague t’emporte. On doit retenir son souffle pour attendre le moment de la création.

p. 165 :

D.B. – « ça tend vers quoi, ta pratique de l’écriture ?
G.X. – Vers l’inconnu. »

p. 167 :

G.X. – « Seuls les gens qui ont bien vécu ont des choses à dire. Si on se contente de manipuler des idées esthétiques, on n’arrive pas à un tel résultat. »

p.168 :

D.B. – Mais cette nécessité de l’expérience de vie au coeur de l’écriture désintègre la notion même de littérature. (…) Effectivement, moi, ce qui m’intéresse maintenant quand je lis, c’est de regarder s’il y a une expérience de vie qui peut me faire comprendre quelque chose. Et plus c’est réel, plus c’est concret, plus c’est vrai, plus ça me touche.

G.X – Même avec une vie très riche, très intéressante, il faut aiguiser sa sensibilité. (…) Je suis revenu à Joyce, à Finnegan’s Wake. Il a une vie et un univers très riches. Ce n’est pas seulement une aventure de la langue.

p. 170 :

D.B. – « En fait, la forme ne peut jamais être déterminée à l’avance. La forme naît simplement de ce que tu as à raconter. Tu inventes la forme au fur et à mesure en fonction de ce que tu veux exprimer. C’est pour cela que la forme prend une allure nécessaire et perd son caractère artificiel. »

p. 171 :

D.B. – « Tant que tu inscris ta recherche sur une base formelle, il est impossible que tu fasses quelque chose d’intéressant.

G.X. – ce sont toujours des codes déjà établis, et donc déjà morts. »

p. 172 :

G.X. – Si c’est une création originale, cela suppose une nouvelle forme.

D.B. – Mais pas la forme pour la forme, seulement pour s’exprimer, pour essayer de toucher au plus près du réel. »

G.X. – Il faut toujours en revenir au réel. (…) Et la façon dont on classe les genres, les modes, les styles aujourd’hui n’a aucune importance ni aucune incidence sur le travail d’écriture.

D.B. – Par rapport à Joyce, j’y reviens, il est quand même allé très loin dans la destruction des formes, est-ce que tu crois qu’on peut aller plus loin ?

G.X. – Oui.
D.B. – Mais dans la direction de Joyce, on ne peut pas aller plus loin. Ca veut dire qu’il faut prendre d’autres directions.
G.X. – Moi, je reviens plutôt à une certaine simplicité. Des phrases très simples.

p. 176 :

G.X. – Comme tu ne peux pas revivre avec des amours anciennes, de même pour l’écriture, tu ne peux pas refaire ce que tu as déjà fait. Tu cherches autre chose. (…) L’amour est une créativité. C’est tellement éphémère. Si on n’arrive pas à le renouveler, ça périt. C’est tellement fragile, comme l’écriture.

p. 178 :

D.B. – « Ce qu’on fait par l’écriture, c’est de se mettre sous tension, comme quand on branche un appareil électrique, et on va mettre sous tension les autres.

G.X. – Le moyen d’établir cette tension est particulier à chacun et peut toujours devenir plus fin, plus raffiné, plus exploratif du réel. »

p. 179 :

G.X – Il faut entrer dans cette tension par l’écriture.

D.B. – Mais pour aboutir à quoi?

G.X. – A sentir plus profondément la vie. On ne peut pas tout connaître. Devant la vie, je me sens toujours bête, bouche bée, comme un simple d’esprit. Il y a des choses que je ne connais pas du tout.

(…)

Il ne faut pas chercher de solution à tout prix, ce qui importe, c’est la stimulation. Il y a toujours des carrefours inattendus, c’est ça le réel.

p. 180 :

D.B. – L’écriture, ce n’est donc rien d’autre que de garder une certaine curiosité pour la vie.
G.X. -La connaissance de la vie évolue toujours. On n’en est qu’au début.
D.B. – Et tu crois qu’il y aura une fin ?

G.X. – Non.

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‘Au plus près du réel’ dialoguesde Gao Xingjian avec Denis Bourgeois, 2/3 :

25 août 2016

p.95 :

G.X. – Pour un écrivain, l’écriture dépasse effectivement maintenant la question de la forme. C’est plutôt un oeil nouveau, un nouveau regard, une nouvelle façon de sentir, de voir les choses. »

p. 105 :

« La structure théorique n’a jamais servi à rien pour la création artistique.
La théorie, c’est la vanité humaine. On veut remplacer l’explication divine de l’univers par des ressassements théoriques, pour boucher ce grand trou noir qu’est le monde. Le théoricien veut jouer ce rôle-là, il veut tout éclaircir, trouver la formule définitive, etc. »

p. 109 :

« Pourquoi définit-on des genres? C’est absurde. (…) Parfois, dans mon écriture, je fais des efforts pour détruire  cette distinction de genres littéraires. Ca devient une gangue trop figée. »

p. 110 :

« Ce n’est jamais la forme en elle-même qui a une signification, ce qui compte, c’est le mouvement continu de la création. »

p. 111 :

« L’art doit impulser quelque chose de vivant, sinon ce n’est pas de l’art. »

p. 112 :

« Le réel est inépuisable. Il y a toujours de nouveaux aspects à découvrir. On ne peut jamais dire qu’on a vraiment connu quelque chose dans cette vie, dans cette société, et sur soi-même. Non. On reste toujours loin de tout connaître. On cherche un langage littéraire qui capte ce mouvement. »

 » Il faut avoir une confiance minimale dans le langage. (…) Il faut aiguiser cet outil de la langue pour fouiller ce réel qui fuit tout le temps. Et alors, on réussit à transmettre un peu de vie. »

p. 125 :

« L’écriture est avant tout un travail. (…) C’est un moyen de pousser plus loin l’observation par les sensations, par le regard, l’ouïe, le toucher, etc., pour connaître la vie d’une autre personne. Un univers que tu ne peux pas atteindre normalement… »

« … Et la réaction du lecteur peut confirmer (ou infirmer) ton observation. C’est communicable, donc ce n’est pas une simple invention. »

p. 133 :

« Joyce, en l’occurrence (dans Molly Bloom), cherchait aussi par l’écriture à aller au plus près du réel, et le réel se décompose, comme toujours, quand on le serre de trop près. Et pour Proust, c’est pareil. Autrement dit, l’écrivain chercherait toujours à âtre au plus près du réel, mais dans son résultat, il créerait des formes artistiques nouvelles. »

pp. 133-4 :

« Si on (…) ne se contente pas d’une description plate du quotidien, alors on entre dans un réel de l’esprit, de sensations, de hauteur, les mots deviennent légers, flottants, les mots s’éparpillent, ça devient magique. Il faut avoir un respect de la langue. On ne peut pas écrire directement comme ça, il  faut être patient, laisser la langue venir, on observe, on attend, les phrases viennent, se succèdent à elles-mêmes, et aussi sans quitter cette sensibilité du réel, sinon ça devient n’importe quoi. »

« Il faut d’abord savoir bien décrire, ou plutôt écrire le réel, ça c’est la base. (…)

« Il faut trouver un moyen de se détacher de la subjectivité, dans une certaine mesure. »

p. 135 :

« Le but de l’écriture, c’est de rendre compte de cette sensation-là que tu as eue au moment où tu observes telle chose, ça peut même être cette sensation-là que tu as eue au moment où tu t’apprêtes à décrire telle chose. »

pp. 135-6 :

 » Si on se contente de photocopier par la langue cette réalité, ça n’a aucune valeur. Ce qui est fascinant, c’est plutôt de franchir cette frontière pour atteindre ce monde obscur et intérieur. Tous les grands écrivains dépassent les catégories – réalisme, romantisme, etc. »

p. 136 :

D.B. – Quels sont alors les critères opératoires en littérature?

G.X. – Moi, je regarde avant tout le caractère vivant. »

p. 140 :

D.B. – Pour écrire, pour toucher quelque chose de juste dans l’écriture, il faut vivre justement. Ce n’est pas vraiment une question de morale, mais je vois que la responsabilité de l’écrivain est toujours en jeu. Tu ne peux pas écrire quand tu n’es pas en adéquation avec toi-même. On ne peut pas écrire de chose vraiment intéressante en se mentant à soi-même.

G.X. – Tous les grands écrivains ont une quête du réel. Ils apportent involontairement quelque chose de nouveau de par leur volonté d’approcher la réalité. Mais si on fait exprès de créer quelque chose de nouveau, ça devient mort. On fait semblant de renouveler ce marché de la littérature, mais il n’y a qu’une apparence de travail. (…)  Si on est si près du réel, ce n’est pas possible d’être démenti. Il faut avoir suffisamment confiance pour ne pas suivre les modes artistiques. Si c’est vraiment bon, ça a sa raison d’être. »

p. 146 :

« je ne peux pas me décrire moi-même par l’écriture, aussi fine que puisse être ma faculté de m’auto-observer. Ceci, parce que écrire est un acte, et que, comme tout acte, il est tourné vers l’extérieur.
Le fait d’écrire est quelque chose de très paradoxal, c’est une sorte d’interface entre ce que je ressens et ce que je suis capable de communiquer avec les autres. »

‘Au plus près du réel’ dialogues de Gao Xingjian avec Denis Bourgeois, 1/3

25 août 2016

éd. de l’Aube, 2001 :

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p. 41 :

« Le fait d’écrire oblige au geste initial de la sincérité à soi-même, même si ensuite, on n’a de cesse de l’éluder, de le diluer dans les mots. »

p. 58 :

« Ecrire, c’est vouloir sentir de plus près ce réel, même s’il reste mystérieux. »

p. 59 :

« C’est ce réel que nous cherchons à atteindre. (…) Il y a toujours quelque chose d’insaisissable. Nous sommes toujours en quête de ce réel insaisissable, impossible, que nous n’avons pas encore connu. »

p. 62 :

« Quand la littérature devient un métier, il y a des procédés de fabrication à l’oeuvre, mais on ne peut plus parler d’écriture. Il faut chaque fois chercher une fraîcheur d’écriture. »

p. 63 :

« La communication sort de la difficulté radicale à communiquer. Le réel se constitue de notre difficulté à le rencontrer. Mais n’y a-t-il pas toujours un fond d’irréel qui fait qu’on ne sortira jamais de l’insaisissable? »

p. 64 :

G.X. – La beauté est toujours un état éphémère, ce sont tous les instants de passage. Tout ce qui est impossible à fixer, c’est la beauté.

D.B. – Donc, l’art ne pourrait pas être une forme aboutie. Ce serait simplement une structure qui contiendrait un mouvement insaisissable, comme dans la vie réelle?

G.X. – Oui, c’est ça.
D.B. – Le travail d’écrivain consisterait donc à reproduire ce qui reste le mystère absolu de la vie, à savoir l’insaisissable ? »

G.X. – Voilà à quoi on perd sa vie en tant qu’écrivain ! »

p.65 :

« L’écriture (…), ce saisissement incontrôlé de l’insaisissable. »

« Que ce soit dans le réel ou dans l’art, on ne sort jamais de l’éphémère »

 » Le problème n’est pas de représenter, de montrer le réel, de quelque façon que ce soit, mais de construire une approche de l’insaisissable, car c’est finalement ainsi qu’on touche au plus près du réel. »

p. 90 :

« Je suis assez d’accord avec le texte de Gombrowicz contre les poètes. En général, ce sont des montages de clichés. Ils ne travaillent que la forme. Ils ont oublié la sensibilité de la langue. »

D.B. – Comment atteindre cette sensibilité, comment rendre « vivante » ton écriture?

p.91 :

G.X. – Je cherche à garder cette sensibilité, à évacuer les idées. J’éteins la lumière, je ferme les volets, je me concentre, je m’écoute, parfois je parle à haute voix, pour rester au plus près de cette sensibilité. »

(…)

« Tout cela pour me vider l’esprit, pour retrouver un rapport instinctif aux mots, pour ne plus avoir de rapport aux significations. L’esprit est purifié. Et une fois que je suis entré dans l’écriture, je n’entends plus rien, je parle mais je n’en suis pas conscient.

(…)

pp.91-2 :

« Quand on ne prête plus attention à la langue, c’est là qu’elle devient vivante. Ce n’est même plus de l’écriture, la langue coule automatiquement, instinctivement. Ce n’est pas l’intelligence qui travaille, mais il y a une sorte d’intelligence primaire, une aisance. »

p. 92 :

G.X. – « Depuis Flaubert et Mallarmé, on accorde trop d’importance à la langue, le travail de l’écriture devient une affaire de linguiste. Cela a fini par étouffer le travail propre à l’écriture.

 A travers la langue, on peut découvrir, sentir le réel. Si on coupe son lien au réel à travers la langue, elle devient alors un objet, un outil, elle est morte. »

D.B. – (…) quand on essaie d’écrire, c’est justement le moment le moment où il ne reste plus de langue. »

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( à suivre…)

‘La Raison d’être de la littérature’ : Gao Xingjian,

25 août 2016

(Prix Nobel de littérature, 2000), éd. de l’Aube, 2001.

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Pp. 20-1 :

« La littérature ne vise absolument pas à la subversion, mais elle est précieuse pour révéler ce qu’on connaît peu en l’homme ou pour montrer le visage réel d’un monde que l’on  croit connaître mais dont on est en fait dans l’ignorance. La vérité est certainement la qualité la plus fondamentale de la littérature, et la moins réfutable. »

p. 21 :

« Mieux vaut que l’écrivain revienne à la place du témoin et exprime, autant qu’il le peut, le réel. »

 

pp. 21-2 :

« La littérature, quand elle entre en contact avec le réel, peut tout révéler sans exception, depuis le for intérieur des hommes jusqu’au processus des événements, c’est là sa force, à la condition que l’écrivain montre telle quelle la réalité de l’existence humaine, sans inventer de toutes pièces.

p. 22 :

 La perspicacité de l’écrivain pour saisir la réalité décide de la valeur de l’oeuvre et cela, ni les jeux d’écriture, ni les techniques de composition ne peuvent le remplacer. (…) on peut se rendre compte au premier coup d’oeil si un écrivain a enjolivé les multiples facettes de la vie ou s’il les a exposées sans détours. »

« Savoir si ce qui est écrit est réel ou non signifie aussi : écrit-on de manière sincère ? Ici, le réel n’est pas seulement jugement de valeur littéraire, il revêt aussi un sens éthique. »

« Le réel, en littérature, pour l’écrivain, équivaut presque à l’éthique, et c’est même l’éthique suprême. »

p. 24 :

« Si l’on oublie l’homme vivant qui se trouve derrière le langage, les raisonnements d’ordre sémantique peuvent facilement devenir simple jeu intellectuel.

Le langage n’est pas seulement le vecteur de concepts et de points de vue, il touche en même temps la sensation et l’intuition, (…) »

 

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