Archive for mars 2016

Ogiwara Seisensui 16/19 – pp. 321-6.

31 mars 2016

Seisensui publia certains de ses propres haïkus sous forme de distiques. En voici deux, écrits en 1914 :

une voile au loin

le vent souffle fort dans les yeux du timonier

pas une seule tombe non éclairée

cet endroit grouillant de villageois

Il écrivit beaucoup de poèmes semblablement sur deux lignes autour de cette époque, mais il en vint graduellement à douter du bien-fondé de les appeler haïkus. Dans le haïku, ressentait-il, une des lignes est sémantiquement plus lourde parce que le haïku a une seule focale. « Je devins conscient« , confessa-t-il, « qu’un haïku devrait avoir une focale rassemblant tous les rayons de la lumière« . Relisant le premier haïku cité plus haut, il admit qu’il y avait deux focales – la voile et le vent. Afin que le poème soit un haïku, il sentit qu’il devait se concentrer sur une des deux, et il le récrivit pour zoomer sur le vent avant de l’inclure dans sa collection de haïkus.
Seisensui n’abandonna cependant pas la poésie sur deux lignes. A la place, il essaya de la développer sous forme de strophes indépendantes. L’essai atteint son apogée en 1918, quand il publia nombre de tels distiques aussi bien qu’un long essai jetant des fondations théoriques pour la forme expérimentale. En résumé, ces fondations étaient le désir du poète d’écrire un poème court qui permet le passage du temps, contrastant avec le haïku qui cristallise une compréhension momentanée dépourvue d’éléments temporels. « La vie du haïku réside dans son moment concentré« , expliqua-t-il. « Il ne peut pas vraiment représenter le rythme du temps. Mais un poème sur deux lignes semble capable de suggérer un rythme temporel« . En d’autres termes, il essaya d’utiliser la nouvelle forme pour exprimer des expériences qui semblaient trop longues pour le haïku. En voici deux exemples :

(Printemps chaud)

du rebord de la baignoire

le temps tranquillement déborde

(Hiver)

Le ciel s’approfondit jour après jour

chaque arbre en vue se dénude

Comme ceux-ci – et à la différence du haïku – beaucoup de ces distiques ont des titres. Ils montrent également une structure plus logique que le haïku ordinaire. Ces deux faits peuvent être dûs à la présence d’éléments temporels. Tandis qu’un poète de haïkus exprime une compréhension avant qu’elle ait le temps de se figer, un écrivain de distiques choisit de méditer sur sa compréhension, laissant le temps à son intellect d’entrer en jeu. Un poème écrit ainsi a des chances d’avoir un thème plus concret et une structure mieux ordonnée; il demande un titre également.

L’appel de Seisensui pour une poésie sur deux lignes tomba dans des oreilles de sourds. A peine personne ne répondit, sauf un petit groupe de ses propres élèves. Il est facile de comprendre pourquoi. Les poèmes sur deux lignes ont une forme de strophe fixe, avec moins de liberté d’expression que des versets libres, et n’ont pas les siècles de tradition qui polirent tankas et haïkus. Si une forme fermée ne contribue que peu ou pas à l’expression poétique, on peut aussi bien écrire des vers libres. Les propres poèmes de deux lignes de Seisensui ne favorisèrent pas non plus la cause parce que, en général, ils étaient moins qu’inspirants. La forme sur deux lignes fut une expérience intéressante, mais pas beaucoup plus.

En plus de mettre l’accent sur l’importance de la césure dans le haïku et de développer cette pause dans une forme expérimentale de distiques, Seisensui reconnut d’autres pauses, plus courtes, dont il pensait qu’elles donnaient de la complexité et des variantes au rythme global d’un haïku. « Pauses » n’est peut-être pas le terme approprié, étant donné que le lecteur ne s’arrête pas nécessairement de lire à ces endroits; elles sont plus sémantiques que d’élocution. Elles se produisent  essentiellement quand une expression ou quelque unité grammaticale se termine et qu’en commence une autre. Selon Seisensui, dans la plupart des cas, un haïku aura trois, quatre ou cinq expressions semblables; la combinaison de leur nombre et de leur longueur donne au haïku son rythme unique.

Qu’un haïku puisse être un poème de trois locutions est facile à voir. Un haïku traditionnel, avec sa structure en 5/7/5 se scinde facilement en trois parties séparées par deux pauses. Par exemple, dans le célèbre haïku de Buson :

fleurs de moutarde :

la lune à l’Est

le soleil à l’Ouest

il y a trois locutions distinctes correspondant aux divisions de la structure en 5/7/5. Seisensui se propose d’illustrer ce trait structurel en utilisant un triangle (voir fig. 1) Le dessin a l’avantage de montrer que les locutions « la lune à l’Est » et « le soleil à l’Ouest » ne correspondent pas seulement l’une à l’autre, mais répondent à « fleurs de moutarde » depuis leur position respective. Seisensui observa que « la scène s’étend loin vers l’est et loin vers l’ouest, avec la vaste étendue de fleurs de moutarde reliant les deux. De fait, c’est un énorme triangle. C’est comme si l’immense triangle recouvrait tout entre le ciel et la terre.

(Figure 1 = analyse du haïku de Buson, I.)

Seisensui trouva aussi une forme triangulaire dans ce haïku de style libre de Sensuirô (+ 1964) * :

un enfant

et la route vers un temple

après l’averse

(voir figure n° 2.)

* Sensuirô fut membre fondateur d’une revue des débuts du haïku de style libre, « Expérience », mais il devint un contributeur régulier de « Nuages en strates » après avoir rencontré Seisensui en 1914. Il publia également sa propre revue de haïkus : « Fenêtre ».

(Figure 2 : Analyse du haïku de Sesnuirô, I.)

Il compara le haïku à une peinture appelée « Paysage avec enfant ». Le poème lui fit visualiser un enfant au premier plan, quelques nuages de traîne à l’arrière-plan et un temple avec sa route à mi-chemin entre les deux. Les trois éléments du paysage constituant les trois points du triangle.
Seisensui croyait cependant que le haïku de Sensuirô pouvait aussi former un carré; en fait il préférait cela. La forme du poème ressemblerait alors à ceci

(figure 3 : Analyse du haïku de Sensuirô, II.)

un enfant   …  après l’averse

.                                                      .

et la route  …  vers un temple

Le carré permet à l’enfant et au temple de se faire face, et il sépare la route du temple et la rapproche de l’enfant. Seisensui pensait que ces changements aidaient le lecteur à visualiser l’enfant sur la route. Le carré suggère également que l’enfant et le temple sont en relation – les enfants japonais jouaient souvent dans les cours des temples – et éclairait ainsi l’image du temple, le faisant correspondre  avec le sentiment rafraîchissant de l’air après l’averse.

En général, Seisensui semble avoir préféré disséquer un haïku en quatre parties, que le haïku ait une structure en 5/7/5 ou pas. « Un haïku traditionnel a 5, 7, et 5 syllabes », écrivit-il. « Chaque groupe de cinq syllabes représente normalement une unité sémantique, tandis que le groupe de sept en contient deux. Conséquemment, beaucoup de haïkus ont quatre unités de sens. » Dans sa vision, le haïku de style libre est plus fidèle à l’idée d’un poème en quatre parties puisqu’il n’est pas restreint par la structure en 5/7/5. « Vous pouvez ressentir que le haïku est une forme restrictive si vous considérez que c’est un poème de dix-sept syllabes« , dit-il, « mais essayez d’y penser comme d’un poème à quatre unités. Alors la longueur du poème – c’est-à-dire le nombre de syllabes – sera déterminée par la longueur des mots contenus dans chaque unité. Le poème peut comprendre 18 ou 19 syllabes, ou seulement 15 ou 16 en tout. Si vous considérez le haïku comme un poème de quatre unités… vous trouverez que le haïku est quelque chose d’excessivement libre et naturel. »

L’argument de ce passage est basiquement le même que celui présenté quand Seisensui pressait les poètes de haïku de suivre le rythme interne plutôt que le modèle extérieur en 5/7/5, sauf qu’il concevait ce rythme interne comme étant constitué de quatre parties.
Seisensui offrit un certain nombre d’exemples pour soutenir sa théorie  qu’un haïku se compose de quatre parties. Comme nous l’avons vu, il cassa le modèle de Bashô sur 5/7/5 en quatre :

rassemblant les pluies

du début de l’été,

comme est rapide

la rivière Mogami!

Un autre exemple qu’il cita fut le haïku de Bashô sur les plants de bananiers qui montra

 

Ogiwara Seisensui 15/19 – pp. 317-21

31 mars 2016

LES LIMITES DE LA LIBERTE :

En parlant du haïku de style libre, personne ne peut éviter la question de la longueur appropriée d’un poème individuel. De combien long ou court peut être un haïku de style libre ? Peut-il s’écrire en trois syllabes seulement ? Ou en 30 ? Ecrire un poème de 100 syllabes et l’appeler haïku de style libre défierait le sens commun. Bien qu’énoncer des règles précises quant à la longueur d’un poème irait contre le principe même du haïku de style libre, il doit y avoir quelque accord à propos de la longueur d’un poème, aussi longtemps qu’il puisse être appelé haïku et non vers libre.
La réponse de Seisensui à cette question dans Une Nouvelle Introduction au haïku était qu’un haïku de style libre devrait avoir « une longueur qu’on peut lire d’un souffle ». Il dit qu’il devait en être ainsi parce que le haïku était en premier lieu une exclamation indiquant son admiration devant la beauté de la nature. Il ne développa point, excepté pour signaler qu’il était difficile de lire un tanka sur un seul souffle. Nous présumons donc qu’il pensait qu’un haïku de style libre devait comporter moins de trente-et-une syllabes. Dans un autre livre Commentaires critiques sur le haïku de style libre, il dit qu’un haïku de style libre pouvait parfois devenir plutôt long, mais pas « ridiculement long », et ajouta qu’un haïku ordinaire se composait de quatre parties et que chaque partie pouvait contenir jusqu’à sept syllabes. Il s’ensuit donc que le haïku le plus long pourrait avoir au total vingt-huit syllabes. « Un haïku plus long que cela est rare », dit-il. Pour le plus court, il cita le haïku de Shikunrô, à propos de la plaine herbeuse sous une nuit de lune, qui, nous l’avons vu, comporte seulement six syllabes. « Des poèmes aussi courts sont rares », ajouta-t-il. « S’ils sont trop courts, ils ont tendance à avoir l’air infirmes. » De ces commentaires, on peut conclure que Seisensui pensait que la longueur d’un haïku ordinaire de style libre devait compter entre 6 et 28 syllabes.
Pour tester ce prémisse, j’ai compté les syllabes de 283 poèmes publiés dans Commentaires Critiques sur le haïku de style libre, livre destiné à rassembler des poèmes représentatifs du genre à cette époque. Le plus grand nombre de haïkus de style libre dans l’anthologie comporte dix-neuf syllabes. Il y en a quarante. Le deuxième nombre le plus important (25) est écrit en 21 syllabes. Après cela, dans l’ordre, viennent 21, 22, 18, 16 et 17 syllabes. Un seul poème a plus de 28 syllabes; aucun moins de 9. 65% des poèmes ont entre 17 et 22 syllabes. On peut dire que notre prémisse est correct : plus de 99% des haïkus de l’anthologie contiennent plus de 5 et moins de 29 syllabes.

Commentaires critiques sur le haïku de style libre parut en 1935. Dans les années qui suivirent, les poètes semblent être devenus plus libéraux par rapport à la longueur des haïkus de style libre. Un cas extrême en est Shikunrô, qui écrivit quelques uns des poèmes les plus courts en japonais, y compris celui-ci :

visage

Ce haïku – si on peut l’appeler haïku – comporte seulement deux syllabes dans le japonais original. A l’autre extrême, quelques « haïkus » extraordinairement longs ont paru. Quelques uns des plus longs, tels que le suivant, furent écrits par Matsumoto Kazuya (né en 1928) *

* Kazuya fut membre d’un groupe promouvant le haïku en japonais colloquial. L’exemple cité ici est tiré d’un de ses recueils de haïkus publié en 1959 :

bleu

perçant le ciel

deuxième désherbage

troisième désherbage

et cependant

de l’intérieur des grains de riz

ils poussent

cela ne redresse plus

mon dos

Ce poème a 55 syllabes! Les deux exemples cités dépassent les directives générales démises par Seisensui, mais les deux auteurs soutiennent que ce sont des haïkus. Le sont-ils vraiment ? Seisensui les aurait-il approuvés comme étant des exceptions ?

Je crois que non, bien qu’il ait été généreux à propos de la longueur des haïkus de style libre. Les deux poèmes ne sont pas compatibles avec sa poétique. Seisensui définissait le haïku comme étant un poème capturant les perceptions momentanées d’un homme qui avait atteint une union mystique avec la nature. Il le distinguait des versets libres par la présence d’une compréhension spontanée et par l’absence d’une progression temporelle de pensée. Un poème excessivement court comme celui de Shikunrô a du mal à dépeindre ou suggérer avec quelque profondeur l’union du poète avec la nature. Si un poète se limite à deux ou trois syllabes, il n’a qu’un mot en japonais sur lequel travailler, et le mieux qu’il puisse faire est de présenter une seule image, comme le fit Shikunrô. Le poème qui en résulte est trop cryptique; au mieux c’est une devinette zen, dont Seisensui pensait qu’elle ne méritait pas le nom d’oeuvre d’art. A l’autre extrémité, un très long haïku comme celui de Kazuya, s’approche inévitablement de ce qui est généralement connu comme étant un verset libre, parce que sa longueur même crée l’impression du temps qui passe. Un poème de 55 syllabes ne peut pas être lu d’un seul souffle, et une conscience du temps entre inévitablement dans l’esprit du lecteur quand il lit le poème du début à la fin. Le poème de Kazuya suggère définitivement le passage du temps, puisqu’il mentionne le deuxième puis le troisième désherbage, entre lesquels il y a un intervalle de plusieurs semaines. Le poème transmet le sentiment que le fermier-poète regarde en arrière et réfléchit; ce n’est pas un flash instantané de compréhension.
Seisensui trouvait plus facile de caractériser le haïku de style libre par sa structure que par sa longueur. Selon lui, le facteur de base dans la structure d’un haïku de style libre est la césure, une pause principale qui se produit une fois dans le poème. La césure a été un trait structurel manifeste du haïku traditionnel pendant des siècles : le poème de dix-sept syllabes a habituellement un « mot de coupe », mot signifiant un arrêt majeur dans le flux du sens. Seisensui appréciait ce trait dans le haïku traditionnel et observa qu’un haïku sans césure n’était pas vraiment un haïku, mais un « hiraku », un « verset plat » dans le corps principal d’un verset lié. *

* A ement parler, le « hiraku » se réfère à toute strophe constituant un poème lié, sauf les trois premières et la dernière, mais ici Seisensui signifiait n’importe quel verset du haïkaï sauf le premier.

Un tel verset était « comme un bâton » et « sans aucun signe de rythme-haïku ». Il faisait grand cas de la césure dans le haïku parce qu’il pensait qu’elle aidait à exprimer « un sens cubique de la nature ». D’après son opinion, un haïku sans césure est trop plat.

Seisensui cita nombre d’exemples pour illustrer l’importance de la césure, parmi eux ce haïku de style libre de Raboku :

émaciée

une lune croissante se lève,

feuilles d’igname

Il signala la présence d’une césure après la deuxième ligne qui, disait-il, provoquait une hésitation chez le lecteur qui réfléchissait alors pendant un moment. Cette pause crée le sentiment de comment les feuilles d’igname, qui étaient dans le noir, reçoivent soudain les rayons blancs de la lune et apparaissent faiblement à la surface de a terre. Il invita le lecteur à comparer le poème avec un haïku conventionnel sur le même thème :

émaciée

une lune croissante monte

sur des feuilles d’igname

Le deuxième haïku supprime la césure en ajoutant le mot « sur ». Le résultat est un poème plus plat, plus descriptif, sans le sentiment que le poète découvre soudain des feuilles d’igname dans le noir. Seisensui décrivit l’effet de ce haïku comme « tiède », « commun » et « explicatif ».

Sa haute opinion de la césure amena Seisensui à insister sur le fait qu’un haïku est structurellement un poème de deux lignes. Pour cette raison, quand il romanisait des haïkus classiques, il écrivit chaque poème sur deux lignes; de la même manière, chaque fois qu’il traduisait un haïku en anglais, il le rendait par un distique non rimé. (Un exemple a été cité : le haïku de Bashô sur les alouettes). Seisensui fut très mécontent quand le comité de traduction de la Société Japonaise pour la Promotion de la Recherche Scientifique *, pour un de ses projets, décida de traduire tous les haïkus sur trois lignes. En tant que membre du comité, Seisensui argumenta véhémentement en faveur d’une traduction sur deux lignes, mais il ne fut pas écouté parce que, selon lui, beaucoup d’entre eux étaient des spécialistes de la littérature anglaise, et n’avaient aucune compréhension du rythme du haïku.

* Nippon Gakujutsu Shikôkai. Le projet auquel on se réfère ici aboutit à Hakaï et Haïku (Tokyo, 1958), un des recueils de haïkus standard, disponible aujourd’hui en anglais.

(à suivre…)

Ogiwara Seisensui 14/19 – pp. 313-7.

30 mars 2016

La simplicité de la forme du haïku requiert inévitablement la participation active du lecteur. Parce qu’il y a tant d’espace vide dans le tableau, le lecteur doit utiliser sa propre imagination pour le remplir. Pour expliquer une telle relation poète-lecteur, Seisensui utilise souvent la métaphore du cercle. Dans son opinion, chaque haïku est un cercle duquel seulement la moitié est complétée par le poète. L’autre moitié doit être apportée par le lecteur. « Pour faire court« , dit-il, « un haïku ne peut être dûment apprécié que s’il y a un travail d’équipe du poète et du lecteur. Seuls ceux qui sont capables d’écrire des haïkus peuvent véritablement comprendre des haïkus écrits par autrui. » A cause de son extrême brièveté, le haïku demande à chaque lecteur d’être un poète à un plus haut degré que d’autres formes de poésie. « On peut apprécier un roman, une pièce de théâtre, une peinture ou de la musique en étant un simple lecteur, spectateur ou auditeur« , dit Seisensui. « Dans le haïku, cependant, seuls des pratiquants peuvent apprécier le « produit ». »  Il estima une fois que 99 % des gens qui lisent des haïkus dans le Japon contemporain avaient écrit des haïkus eux-mêmes.

Selon Seisensui, il n’y a donc pas de distinction claire entre le poète et le lecteur, parce que lire un haïku s’apparente sur beaucoup de points à en écrire un. A strictement parler, aucun haïku n’est une oeuvre d’art achevée; chaque poème attend un lecteur pour venir le terminer. « Je pense« , remarqua Seisensui, « qu’on peut dire que le haïku est un art  présentant non quelque chose qui est exprimé, mais quelque chose qui exprime. Il zooms moins sur une oeuvre complétée que sur un coeur qui crée une oeuvre. » Il laisse entendre qu’un haïku est un catalyseur qui initialise ou promeut le processus qu’est l’écriture de versets. Bien qu’on puisse appliquer cette idée à toute poésie, le haïku, à cause de sa brièveté requiert une plus grande participation du lecteur. Cette relation étroite entre poète et lecteur remonte à l’origine même du haïku, aux temps qu’il était le premier verset d’un poème en chaîne. Dans le haïkaï, chaque lecteur devait être un poète; il devait ajouter son propre verset au poème composé en sa présence.

L’extrême brièveté du haïku et la demande subséquente faite à la participation du lecteur font émerger les questions de l’ambigüité et de la pluralité des sens. Seisensui sous-entendait qu’un haïku était fini à 50% par le poète et que les autres 50% devaient attendre  sa complétion par des lecteurs individuels, mais certains de ses adeptes écrivirent des haïkus qui ne semblaient finis qu’à 20 ou 30%. Il critiqua certaine fois plusieurs haïkus de ses élèves, disant qu’ils ressemblaient plus à des strophes de poème lié qui attendaient d’autres strophes à venir. En une autre occasion, il fit remarquer qu’un haïku par trop ambigu n’était généralement qu’un mot d’esprit ou au mieux une devinette zen, mais que, dans chaque cas, il ne méritait pas le nom d’oeuvre d’art.

Que le souci de Seisensui concernant l’ambigüité excessive soit justifié se révèle dramatiquement dans un examen qu’il fit passer dans un collège de femmes tokyoïtes, où il enseigna un temps. Le test proposait cinq haïkus de style libre que les étudiantes n’avaient jamais vus auparavant et leur demanda de les expliquer. Le fait est qu’un des cinq haïkus était si ambigu que sur les cent-vingt examinées, une seule donne une réponse « correcte ». Voici ce poème :

Rappelant

avec un seul mot

Voici quelques unes des réponses que reçut Seisensui :

A) Le poème me fait me souvenir du jour où je quittai la maison pour aller à Tokyo. N’exprime-t-il pas l’affection d’un parent qui, disant au-revoir à un enfant, par inadvertance l’appelle à haute voix? Rappelant l’enfant d’un mot – voilà la situation.
B) L’occasion est la séparation de deux amants. A la dernière minute, l’homme dit un mot pour rappeler la femme. Il se souvient encore du jour, parfois.
C) Un seul mot aurait suffi pour rappeler la personne, mais il ne put pas le proférer. Il le regrette depuis. Le poème exprime le sentiment vide, triste, de la séparation.
D) Dans un endroit en ville où il y a foule, le poète pensa voir une connaissance, mais parce qu’il n’en était pas certain, il ne put pas se décider à appeler. Le poème renferme ce sentiment d’hésitation.
E) Quand le poète parla à un malade alité, la réponse reçue n’était que d’un mot. Le poème montre le sentiment solitaire, impuissant de cette voix.

Dans le jugement de Seisensui, A) était la réponse correcte. Il décréta toutes les autres réponses fausses parce qu’elles ne se centraient pas suffisamment sur l' »affection » qu’il pensait être au coeur du poème. Cependant, il n’expliqua pas pourquoi une lecture qui se concentre sur l’affection devait être considérée comme correcte. Apparemment, la bonne sorte de lecteur saisit le bon sens instinctivement. « Dans le haïku, le sens est compris instantanément, dès que le lecteur lit le poème« , dit-il. « Il n’y a rien qu’on puisse faire pour ceux qui ne comprennent ni ne saisissent la significationn instantanément. » Ceci fait de la lecture du haïku une pratique ésotérique réservée aux seuls initiés. Quand 119 des 120 étudiantes du collège ne comprennent pas correctement le sens d’un poème, n’y a-t-il pas quelque chose de « faux » dans le poème, ou est-ce qu’un professeur ne devrait pas se poser cette question ? Seisensui réfléchit pour voir si le haïku avait une expression fautive. Mais il ne put voir de faute au poème, et il reporta la faute sur le manque d’expérience des étudiantes en matière de lecture de la poésie.

Les commentaires de Seisensui à propos d’un autre des cinq haïkus et de ses interprétations variées révèlent son système général de classification des différentes lectures d’un poème. Le haïku de style libre présenté à la sagacité des étudiantes était :

un béret

pend du pilier –

une urne funéraire

A la lecture des réponses faites par les étudiantes, Seisensui eut le plaisir de voir que plus de la moitié d’entre elles avaient interprété le poème de la manière qu’il souhaitait. Les réponses d’un autre tiers n’étaient pas fausses, mais, selon lui, ne pouvaient pas être considérées comme correctes non plus. Voici quelques réponses typiques :

A) Le béret pend du pilier comme avant. Mais pourquoi son propriétaire l’a-t-il transformé en urne? Le poème suggère la douleur du poète autant que ses souvenirs de la personne défunte.

B) Je me demande si le défunt était un peintre obscur. La pièce semble vide. La seule chose remarquable est le béret qu’il aimait porter. Cette scène rappelle la vie solitaire qu’il a connue.
C) L’enfant est mort et repose dans l’urne, mais son béret pend encore au pilier. C’est un poème douloureux.
D) L’enfant de maternelle a été tuée dans un accident. La couleur rouge du béret, pendant toujours au pilier, accroît la douleur du poète.
E) Le poète a été malade, et pendant tout ce temps son béret est resté accroché au pilier. Il a l’air d’une urne. Le poème exprime la tristesse du poète vieillissant.

Seisensui considéra que les réponses A) et B) étaient correctes. Il préférait la B) parce qu’il pensait qu’elle approfondissait la signification du poème. Il dit que C) et D) étaient possibles, mais pas très bonnes : leurs auteurs avaient identifié le propriétaire du béret comme étant une petite fille, et cela semblait inapproprié. Il souligna que si le défunt était une petite fille, sa famille endeuillée n’aurait jamais laissé pendre son béret dans la pièce, parce que cela aurait été une remémoration douloureuse des jours où elle était vivante. Les étudiantes qui liront le poème selon les réponses C) et D) n’avaient jamais été mères elles-mêmes, spécula-t-il, elles avaient donc donné des interprétations possibles mais peu probables.Quant à la réponse E), l’étudiante qui la fit avait une connaissance insuffisante de la structure d’un haïku. « Un béret » et « une urne funéraire » sont juxtaposées dans le poème, car après la deuxième ligne il y a une césure caractéristique du haïku. L’étudiante ignorait cette pratique et compara les deux images, se trompant sur l’urne, métaphoriquement.

Les principes de l’interprétation du haïku qui émergent des commentaires de Seisensui sont une combinaison étrange de familier et d’ésotérique. En expliquant le poème du béret il montra qu’une lecture correcte du haïku est possible pour quiconque porte une attention soutenue à la structure des mots et l’imagerie d’un poème aussi bien qu’au travail de l’esprit humain. Mais en discutant, en partant, il plaça une emphase excessive sur la compréhension instantanée, instinctive. Quand toutes les étudiantes sauf une donnèrent des interprétations inadéquates, il blâma les étudiantes de ne pas posséder cette mystérieuse capacité. Ici se trouve le dilemme du théoricien de haïku de style libre. D’un côté il doit défendre l’interprétation libre du poème, comme doit le faire tout critique de haïku. Mais d’un autre côté il doit appuyer l’identité du haïku de style libre et demander au lecteur d’essayer d’atteindre le coeur du poème qui est une union mystique de l’homme et de la nature. Tiraillé entre ces deux pôles contraires, Seisensui ne savait pas comment les réconcilier. A cause de la nature subjective de l’interprétation littéraire, cette réconciliation n’est facile dans la critique littéraire d’aucune période ni culture; le problème est multiplié quand on aborde le haïku, forme poétique particulièrement susceptible de multiples interprétations. Seisensui prônait la beauté simple du haïku, mais la simplicité signifie aussi l’ambigüité, et il ne sut pas résoudre cette difficulté.

 

(à suivre…)

 

Ogiwara Seisensui – 13/19 – pp. 311-13

30 mars 2016

Dans la définition de Seisensui, la « naturalité » couvre un plus gand éventail de sens que ce ne fut le cas dans les poétiques pré-modernes. Un haïku moderne peut dépeindre la beauté de la vie urbaine contemporaine et produire de la naturalité. Seisensui illustra ce point avec quelques exemplaires valables, dont :

Un camion

chargé d’acier;

arbres au long de la rue

sur le point de bourgeonner.

Le haïku de style lbre dépeint la force dynamique de la nature à travers l’image d’arbres en hiver, qui sont extérieurement aussi glacés que l’acier, mais intérieurement débordent de force. Ils éclateront en myriades de bourgeons au premier signe du printemps. Les barres d’acier sur le camion sont aussi pleins de vie comme elles se hâtent vers un chantier de construction; bientôt elles feront partie de la vie de gens qui occuperont les bâtiments. « Nous reconnaissons une force de vie non seulement dans les arbres, » dit Seisensui, « mais aussi dans le camion. Le camion chargé d’acier est lié aux arbres à travers cette force-de-vie. » Le haïku montre donc de la naturalité, cette sorte de naturalité que Seisensui voulait voir dans la poésie du XXè siècle.

L’autre de ses principes esthétiques jumeaux, la SIMPLICITE, trouvait son origine également dans le haïku pré-moderne. Il pensait qu’il était relié directement à l’amour japonais de la nature. « J’ai dit que les Japonais sont des grands amants de la nature, et maintenant je dis que ce sont aussi des amants de la simplicité. De fait, on peut apprécier complètement la beauté de la nature sans en aimer la simplicité, parce que beauté et simplicité sont inséparables dans la nature. » Comme Shiki, il croyait que la nature était simple. Il aimait illustrer ce point en se référant à deux choses dont les Japonais pensaient qu’elles représentaient le summum de la beauté naturelle : le Mont Fuji et un pin. La forme du Mont Fuji est si simple qu’on pourrait l’esquisser avec trois allumettes. Et un pin, particulièrement de la sorte de ceux représentés fréquemment par les peintres japonais a une forme simple, avec très peu de branches. Seisensui se demandait si le mont Fuji et les pins avaient atteint une beauté aussi simple parce qu’ils étaient en place depuis si longtemps et que les éléments les dépouillaient de tout le superflu. Dans leur simplicité ils montraient la forme ultime de la nature et de sa force. Selon Seisensui, l’art pictural et la poésie du Japon, particulièrement le haïku, avaient cultivé une telle beauté simple.

Comme la naturalité donc, la simplicité est une manifestation de la force essentielle de la nature. Une fois encore, comme la beauté naturelle, elle est dynamique. Seisensui observa : « La « simplicité » ne signifie pas quelque chose de passif, quelque chose de fait sur une échelle réduite. Cela est à l’oeuvre dans des choses complexes, diverses, désordonnées, jusqu’à ce que cela trouve un centre et les unifie en une seule entité. Seulement quelque chose qui possède de la force peut faire cela. C’est la même chose avec l’esprit de l’homme : quand l’esprit est unifié par un propos unique, puissant – par exemple l’admiration du grand pouvoir de la nature – il devient extrêmement simple. »

Le passage n’explique pas seulement le sens de la simplicité, mais aussi la manière dont un haijin travaille sur son matériau. Composer du haïku est un processus de simplification, de concentration complexe du matériau autour d’un seul centre, et cela peut se faire quand l’esprit du poète atteint à la simplicité d’une force naturelle.

Seisensui montra maints haïkus montrant la beauté de la simplicité – une tâche aisée pour quiconque. Voici un exemple, un haïku de Bashô que Seisensui traduisit ainsi :

jour après jour le blé mûrit;

les alouettes, comme elles chantent gaiement!

Dans une longue explication en anglais, Seisensui souligna qu’une alouette, appelée « messager du soleil »se voit souvent chantant au-dessus de champs de blé qui changent subtilement de couleurs jour après jour, de jaune-citron à jaune-abricot, à jaune-orange, à orange brûlée, etc. Il demanda ensuite à ses lecteurs « Ne vous imagineriez-vous pas l’alouette face au soleil chanter pour témoigner de la Bonne Terre, si pleine de paix et de bonheur ? Ne semble-t-il pas que le blé, brillant si fort, exprime le « pouvoir-de-la-vie » infini de la Terre Mère ? En d’autres termes, la nature est une simplicité harmonieuse. » L’argument de Seisensui est que, en condensant la vaste scène du paysage d’été, Bashô réussit à capter la simplicité de la nature. Il se satisfaisait que le haïku, en moins de vingt syllabes, pouvait créer l’impression d’une atmosphère claire et ensoleillée de champs de blé que Wordsworth mit plus de lignes à dépeindre dans « Une alouette ».

Seisensui considérait sans doute possible que le haïku de style libre était un véhicule plus adéquat pour présenter la simplicité de la nature que la forme 5/7/5. Nous l’avons déjà vu changer le fameux poème de la grenouille de Bashô en haïku de style libre en supprimant la première ligne. Que le changement en fasse un meilleur poème est questionnable, mais, en certains cas, l’exigence des 17 syllabes a indéniablement forcé le poète à insérer un ou deux mots qui ne sont pas absolument nécessaires. Un haïku de style libre élimine un tel besoin, permettant au poète de simplifier au minimum (vital), comme, par exemple, Shinkunrô le fit quand il composa :

herbes

nuit de lune

En japonais, six syllabes suffisent pour composer ce poème qui dépeint une vaste plaine herbeuse, un monde nocturne  sans rien d’autre qu’herbes et clair de lune s’étendant à l’infini. Seisensui observa correctement qu’aucune syllabe ne pouvait être ajoutée à ce haïku. Evidemment, la règle des 17 syllabes n’aurait pas permis une telle simplification.

Ogiwara Seisensui 12/19 – pp. 308-10.

30 mars 2016

VERS LE NATUREL ET LA SIMPLICITE :

En avril 1938, Seisensui fit un exposé en anglais qui fut diffusé à l’étranger. Son titre en était : « Naturalité et simplicité. Bien que le texte de l’exposé n’ait pas été conservé * on peut en retrouver la substance, parce que la naturalisé et la simplicité étaient les principes jumeaux de l’esthétique du haïku de Seisensui, et qu’il écrivit souvent à leur sujet.

* Un article qu’il écrivit et publia dans le numéro de juillet 1938 de « Cultural Nippon » se base apparemment sur son exposé, mais en est-il vraiment proche, nous ne le saurons pas. L’article s’intitule : « Le haïku, ou la poésie japonaise en dix-sept syllabes. »

L’insistance de Seisensui sur la naturalité était une excroissance directe de sa croyance que le haïku devait capturer la vie de la nature à travers une fusion de l’esprit du poète avec la matière de son sujet. Il employa le terme pour se référer à un alignement avec, ou une expression de la nature et des forces naturelles :

« Le mot de naturalité peut s’interpréter de beaucoup de manière, mais je crois que son véritable sens a à voir avec la perception que l’on a de la force de la vie. La naturalité n’implique pas une retraite de la société dans la nature. Cela ne se réfère pas uniquement à contempler les nuages ou la lune. Elle requiert plutôt que l’on absorbe la grande puissance et la grande lumière que possède la nature et de conserver le bonheur de la nature dans son coeur durant le cours de son existence. »

« La puissance » et « la lumière » étaient deux mots que Seisensui aimait employer quand il essayait d’expliquer la beauté de la nature. Des nombreuses sortes de beauté naturelle, il préférait la vigueur, la force, le caractère direct, la clarté, et les qualités en rapport, qui, pensait-il, étaient les attributs de la force-de-vie élémentaire. Une de ses expressions préférées était : « Le nouveau haïku est une poésie de lumière. C’est une poésie de force. »

Seisensui employa beaucoup de haïkus classiques pour illustrer la naturalité. En plus de Bashô, il favorisait, plutôt surprenamment, Takebe Ryôtai (1719-1774) *

* Ryôtai est le nom de haijin de Takebe Ayatari, peintre, érudit classique et écrivain de fiction. Il est plus connu pour son adaptation du roman chinois Marge de l’eau.

Dans un haïku tel que :

l’herbe jeune

trempant dans son vert

la pluie de printemps tombe

Seisensui reconnaissait la tentative réussie de Ryôtai pour capturer la vie vigoureuse de la nature. Il pensait que l’emploi de deux verbes « tremper » et « tomber » était particulièrement efficace pour transmettre un sens de la force de la nature.

Seisensui croyait que le haïku de style libre pouvait transmettre ce type de beauté aussi bien, sinon mieux que la forme traditionnelle en 5-7-5. Il se demandait si Ryôtai, qui était particulièrement avide de capturer la naturalité dans sa poésie, ressentait intérieurement l’impulsion de s’affranchir de la forme de 17 syllabes. La structure de son haïku sur la pluie de printemps  est en 5/7/7 (ou 5/7/5/2). Seisensui croyait que si Ryôtai avait l’esprit plus conventionnel, il aurait suivi la structure habituelle pour écrire un haïku comme :

La jeune herbe :

comme son vert surprend

sous la pluie de printemps!

Seisensui note avec raison que ce poème de dix-sept syllabes met l’accent sur la beauté des jeunes herbes vertes, pas sur sa croissance vigoureuse. Dans son opinion, dès qu’un poète emploie la forme traditionnelle en 5/7/5, il ressent la pression esthétique du haïku conventionnel et est enclin à écrire des haïkus renfermant des sentiments stéréotypés. Utilisant une métaphore hardie, Seisensui affirmait : « La beauté d’un haïku de dix-sept syllabes est semblable à celle d’un cristal. Elle est inorganique et appartient au monde minéral. Ce que nous recherchons est plus organique et biologique. Un poème qui ressemble à du cristal ne peut jamais transmettre le sens de la vie. » Le mot « jamais » de la dernière phrase est sans aucun doute trop fort, parce que, selon sa propre admission, Bashô, Ryôtai et d’autres poètes pré-modernes ont été capables d’écrire des haïkus « biologiques ». Seisensui employa le mot fort de « jamais », par inadvertance, parce que beaucoup de haïkus contemporains de dix-sept syllabes semblaient effectivement être prisonniers d’une esthétique stéréotypée du haïku. Un exemple particulièrement choquant était :

Après avoir allumé

de l’encens, il se tua ;

pluie de printemps 

Le poème traite d’un fait réel. Le suicide avait été bien planifié, l’homme avait même fait en sorte que son corps soit découvert dans une pièce magnifiquement parfumée. Dans sa présentation, le poète choisit de créer une harmonie entre l’encens et la pluie de printemps, poussant le suicide à l’arrière-plan, comme on le lui avait appris, lors de leçons de haïku traditionnel. Son poème échoua par conséquent à transmettre « une vie brûlant à l’intérieur de l’incident » ou « une grande puissance de la nature à travers les contradictions », selon les mots mêmes de Seisensui. Les exigences traditionnelles de la structure en 5/7/5 et de la référence saisonnière l’avaient influencé au point de détourner ses yeux du coeur de l’événement.

Cet exemple suggère que, sous l’aversion de Seisensui pour la forme en dix-sept syllabes, se trouvait un dégoût des concepts esthétiques traditionnels du Japon. Des poètes classiques comme Bashô visaient aussi à la naturalité dans leur poésie, cependant que pour Seisensui, leur genre de naturalité  semblait manquer d’énergie dynamique. Expliquant la beauté de la poésie de Bashô à de jeunes poètes en devenir, il écrivit :

 » L’impression créée par les oeuvres de Bashô peut être décrite comme la transparente sérénité d’une nuit de clair de lune. Bashô l’appelait « sabi ». C’est la sorte de beauté dont beaucoup d’anciens ont le goût. Je ne voudrais pas nier la valeur de « sabi » dans le haïku, mais ce n’est pas quelque chose que je recommanderais à de jeunes haijins. Il faut nous départir de l’atmosphère d’une nuit de lune et avancer dans l’atmosphère de l’aube. »

« Aware » n’obtenait pas plus de grâce dans l’esthétique de Seisensui :

« Bashô concevait la nature comme un monde harmonieux. Il reconnaissait « aware » dans le départ d’une saison. De ce point là, il injecta un nouveau sens à la forme en 5/7/5 et au mot de saison. En vérité, la forme de 17 syllabes était parfaite pour incarner son monde harmonieux… Mais je ne vois pas la nature comme étant quelque chose de tranquille, ou dans les termes des quatres saisons uniquement. Je vois un mouvement actif en elle. Je vois une force en elle. »

Ces déclarations distinguent entre la sorte traditionnelle de naturalité et celle que Seisensui préférait, qui voulait voir une force dynamique positive dans le haïku. Comme nous l’avons vu, sa naturalité ne signifiait pas un « retrait de la société ». A la place, il voulait que ses compagnons poètes soient au milieu de la société moderne, qui n’avait rien de tranquille ni d’harmonieux, et il voulait qu’ils transmettent le sens de cette vigueur dans leur poésie.

 

(à suivre…)

Masaoka Shiki, par Makoto Ueda – PP. 40-1

29 mars 2016

(…)

« Shiki était réceptif à toutes formes de versets. La considération la plus importante pour lui était que le contenu corresponde à la forme. « En bref », dit-il, « différentes sortes de versets devraient être permises, chacune dans la situation qui lui est appropriée. Il n’y a pas de raisons qu’un poète soit restreint à des lignes en 5-7 ou 7-5, ni de besoin d’essayer de créer un rythme inhabituel avec des lignes extra-longues ou extra-courtes. Un bon poème émergera quand la forme sera assortie au sentiment. » Sans le savoir, Shiki prônait le vers libre, car c’est dans le vers libre que la forme aspire à refléter exactement les sentiments. Un des principaux disciples de Shiki, Hekigodô, poussa cet argument plus loin, par la suite, et avec Ogiwara Seisensui, devint un supporter important du « haïku de style libre ».

Shiki lui-même ne conçut jamais le haïku ou le tanka comme n’étant pas restreints par le comptage des syllabes, mais il était plutôt généreux en permettant des syllabes supplémentaires. Il écrivit – et encouragea d’autres personnes à écrire – des haïkus de 18 syllabes ou plus, et des tankas de 32 syllabes ou plus, si une occasion particulière le justifiait. Quand des poètes plus conservateurs attaquèrent ces pratiques, il défendit sa position au motif que la forme devrait être déterminée par le contenu. Il argumentait aussi que des formes en 17 et 31 syllabes existaient depuis tant de siècles, que quelques variations créeraient des effets rafraîchissants. De plus, le rythme traditionnel 5-7 lui semblait si lisse, mélodieux et élégant qu’il voulait parfois s’en éloigner pour produire quelque chose d’irrégulier.

(…)

« Quand j’écris des haïkus », expliquait-il, « je ne dirige jamais mes efforts vers l’écriture d’un haïku. Je les dirige vers l’expression de mes sentiments. Que les efforts résultent en 17, 18 ou plus de trente syllabes, c’est quelque chose que je ne peux pas moi-même prédire. »

Beaucoup des haïkus et des tankas de Shiki ont des syllabes en plus. Des 920 haïkus tirés d’une sélection standard de ses oeuvres, 155, soit un sur six, a 18 syllabes ou plus. La proportion est encore plus grande pour les tankas : Sur 544 poèmes inclus dans Tankas du village de bambous, 164 présentent plus de trente-et-une syllabes. C’est environ trente pour cent, un grand pourcentage, effectivement. »

(…)

Makoto Ueda, in Modern Japanese Poets, Stanford University Press, chap. 1. (pp. 9-52).

_

Makoto Ueda, professeur de japonais et Directeur du Centre pour les Etudes de l’Asie Orientale, à l’université de Stanford. Publia Ecrivains modernes japonais et la Nature de la Littérature, duquel Modern Japanese Poets, est la séquelle.

Ogiwara Seisensui – 11/19 – pp. 305-8

28 mars 2016

Seisensui et ses adeptes tinrent beaucoup de sessions semblables pour scruter les haïkus de chacun. Les discussions aboutirent parfois à des révisions, parfois non; dans chaque cas elles contribuèrent à ce que chaque poète prenne conscience de son propre processus de création. Le débat était parfois houleux. L’un d’entre eux prit en compte le haïku de Aoki Shikunrô (1887-1968) * :

un pot de

chrysanthèmes jaunes

* Shikunrô fut un membre éminent du groupe « Nuages en strates », entre 1915 et 1940. Seisensui louait souvent sa sensibilité rythmique. Il publia sept recueils de haïkus.

La plupart de ceux qui étaient à la réunion n’aimèrent pas ce poème; certains, en fait, se demandaient si cela pouvait même être appelé un poème. Ils admirent que les chrysanthèmes jaunes étaient plus poétiques que les blancs ou les rouges parce que leur couleur cédait l’impression de rassembler les rayons du soleil d’automne, mais ils critiquèrent le poème de ne pas exprimer le sentiment du poète. L’un d’entre eux dit que c’était seulement le titre d’une peinture, et un titre banal, en plus. Ils se tournèrent enfin vers Seisensui qui avait jugé le poème assez bon pour le publier dans « Nuages en strates »

Seisensui, jouant maintenant le rôle d’avocat de la défense, proposa d’abord qu’ils comparent les trois  compositions suivantes :

A)

Le pot

est de chrysanthèmes jaunes

B)

Il y a un pot de

chrysanthèmes jaunes

C)

C’est un pot

de chrysanthèmes jaunes.
Seisensui s’accommoda de ce que A) n’était pas de la poésie, B) en était proche, mais n’en était pas tout à fait, C) était du royaume de la poésie. Selon Seisensui, A) énonçait une reconnaissance intellectuelle, et par là n’était pas de la poésie, B) peignait un objet existant en dehors du poète; C) présentait une perception  qui avait été intériorisée, le coeur du poète ayant touché l’essence du sujet. Seisensui argumenta que Shiki et ses adeptes avaient tendance à écrire des poèmes « il y a », comme l’exemple B), parce qu’ils essayaient de peindre un objet extérieur. « En opposition à eux », dit-il, « j’aimerais me faire l’avocat d’un haïku « c’est », un haïku qui souligne la perception. » Il proposa de réviser le poème de Shikunrô en :

de chrysanthèmes jaunes

un pot

 

parce que cela s’approchait au mieux de C). Il ressentait que le poème ainsi révisé articulerait le sentiment satisfait du poète de posséder toute la beauté de l’automne.

L’argument de Seisensui ne convainquit pas toutes les personnes présentes.*

* Shikunrô, qui était absent, mais entendit parler du débat, n’était pas convaincu non plus. La différence d’opinions le mena en fin de compte à quitter Seisensui et le groupe des « Nuages stratifiés ».

 

L’une d’entre elles remarqua que si les lignes de Shikunrô méritaient le nom de haïku, des lignes telles que :

une pile de

mandarines

devraient aussi être appelées haïku, et qu’on pouvait facilement composer toutes sortes de haïkus en employant le même format. Un autre participant demanda si chaque perception pouvait devenir de la poésie, ou si une véritable oeuvre d’art ne demandait pas plus que la simple expression d’une perception. Les réponses de Seisensui à ces deux furent longues et fortes, mais pa strès convaincantes. Il concéda enfin qu’il considérait le haïku de Shikunrô  comme étant de la poésie, mais qu’il ne la comptait pas parmi ses toutes préférées.

Cet épisode suggère une faiblesse dans la conception de Seisensui du processus de création. Il écrivit beaucoup, avec pas mal d’éloquence, sur l’art d’écrire des haïkus de style libre, pressant les poètes débutants de sortir au soleil et d’observer la nature avec fraîcheur, de laisser leur coeur s’immerger dans la nature et de sentir son pouls en eux. Ce sentiment, professa-t-il, devrait s’exprimer avec brièveté, précision, et un rythme naturel. Il enseigna aussi l’importance de montrer ses poèmes à autrui pour critiques. Mais, généralement parlant, ses conseils s’arrêtèrent là. La plupart de ses livres à propos de l’art d’écrire des versets étaient destinés aux débutants; leurs titres comportaient souvent des mots comme « introduction » et « Comment faire… ». Bien qu’ils soient lucides et stimulants, ces livres ne sont pas profondément philosophiques. Seisensui était un missionnaire, pas un théologien.

 

(à suivre… : « Vers le naturel et la simplicité« )

Ogiwara Seisensui 10/19 – pp. 302-5.

27 mars 2016

Seisensui critiqua plus durement Shiki, qui était en grande partie responsable de populariser Buson parmi les poètes modernes de haïku. Sa raison en était, encore une fois, que la poésie de Shiki ressemblait à de la peinture et ne montrait pas assez la fusion de l’esprit et de la nature. En théorie Shiki prêchait le « shasei », mais ce qu’il pratiquait était, selon ses mots, du « photographisme » plutôt que du « shaseisme » – il notait seulement ce qu’il voyait. La comparaison suivante avec Bashô en démontre l’argument :

rouges comme d’habitude –

le matin après une bourrasque,

des piments

Selon Seisensui, ce haïku attribué à Bashô n’est pas qu’une simple photographie, mais suggère « le coeur du poète allant vers une petite chose aimable parmi tout ce qui est désolé ».

Par contraste, le poème de Shiki :

pluie d’hiver :

les crêtes-de-coq sont noires

les chrysanthèmes blancs

n’a pas « la chaleur de la subjectivité ». Tandis que le rouge de Bashô est poétique, les noir et blanc de Shiki ne sont que des couleurs utilisées en peinture. Seisensui insista pour que les couleurs dans le haïku suggèrent la vie du matériau sujet ressenti dans le coeur du poète. Les couleurs de Shiki ne font pas cela et par conséquent ont réduit le poème à « un petit fragment de verre ».

Bien sûr, l’objectivisme excessif ne se limite pas à la poésie de Buson et de Shiki. Seisensui en vit beaucoup d’autres cas encore pires dans les haïkus de son temps, ainsi que dans ceux du passé. Il pensait même que Bashô n’était pas à l’abri de la maladie. Un exemple en est le poème de Bashô cité plus haut :

Rassemblant les pluies

du début de l’été, comme est rapide

la rivière Mogami!

Apparemment, l’écriture originelle du poème différait de celle-ci par un mot :

Rassemblant les pluies

du début de l’été, comme est fraîche

la rivière Mogami!

Seisensui n’aimait pas cette version et il spéculait que Bashô ne l’aimait pas non plus. Dans la première version, le poète se tient simplement au bord de la rivière et regarde l’eau; son coeur et l’eau n’ont pas atteint l’union. Seisensui imagina que Bashô, plus tard, s’embarqua et se laissant dériver sur l’eau, sentit que lui-même et les flots ne faisaient qu’un. Dans le jugement de Seisensui, la substitution de rapide à fraîche améliora de beaucoup le poème, parce que le nouveau poème convie le sens du coeur du poète « coulant avec le courant de la vie naturelle. » En ce cas, Bashô lui-même soigna la maladie de l’objectivisme excessif.

L’exemple souligne l’importance de la révision stylistique et du polissage, que Seisensui considérait comme la dernière étape significative du processus créatif. Lui même fit beaucoup de révisions, changeant parfois un poème écrit bien des années auparavant. De plus, il chercha activement l’opinion d’autrui à propos des versions différentes de ses poèmes. Parfois il s’exprimait comme s’il considérait les discussions de groupe comme une phase nécessaire à l’écriture des poèmes. Pour cette raison il reconnaissait la valeur des séances d’écriture de versets. Il participa à de nombreuses séances semblables et quelquefois publia les comptes-rendus des discussions ayant eu lieu.

Par exemple, il écrivit une fois une série de poèmes sur les feuilles et la présenta à un groupe de poètes de haïku pour en discuter. Un des poèmes était :

dans le champ

des étals de nuit sont dressés

une lanterne

une lanterne

des feuilles

Un poète dit qu’il ne pouvait pas voir clairement où étaient les feuilles, il ne savait pas si elles étaient à terre, encore sur les branches, ou en train de tomber. Un autre imagina que c’étaient des feuilles sèches, sombres, disséminées sur un arbre. Aucun des présents ne put visualiser la scène comme Seisensui avait espéré qu’ils le feraient. La scène qu’il voulait dépeindre était une foire rustique, une nuit d’hiver, avec un petit étal ici et un autre là, le long d’un chemin. Une lanterne éclairait chaque stand, montrant faiblement des objets divers, bon marché, à vendre; ils avaient l’air irréel et pouvaient à peine se distinguer des feuilles tombantes qui s’y mélangeaient. Bien que les feuilles dussent se trouver partout, elles n’étaient visibles que là où il y avait une lanterne. Une lanterne, des feuilles tombées; une autre lanterne, d’autres feuilles tombées. Seisensui voulait créer cette impression. Entendant ce que les autres poètes avaient à dire, il réalisa que le poème ne réussissait pas à convier ce qu’il avait voulu. Il changea ensuite son haïku en :

dans le champ

des lanternes sont disposées

des étals nocturnes

des feuilles

Il sentit que la ligne « des étals de nuit sont dressés » dans la version originale faisait trop explicatif et que la lanterne devait apparaître avant l’étal, parce que c’était l’ordre dans lequel on les verrait. Il n’était pas entièrement satisfait du poème révisé, mais croyait que c’était plus fidèle à son impression initiale de la scène.

Dans un autre cas, Seisensui ne pouvait pas se prononcer entre une version initiale et une version révisée, il soumit donc le problème à ses collègues. Le haïku concernant « une île flottante », un endroit herbeux dans un lac boueux, disparaissant graduellement dans le crépuscule. La version originelle disait :

de l’île flottante

ne s’assombrissant pas

le vert également

s’assombrit

Il la révisa ultérieurement pour donner :

le vert 

de l’île flottante

se noie également

dans ma nuit

Cette fois-ci il y eut un consensus parmi les poètes participant à la discussion : ils préféraient tous la version révisée. L’un d’entre eux sentit que la première mouture était trop artificielle et n’articulait pas fidèlement le sentiment du poète. Un autre aimait les mots « ma nuit », qui, pensait-il exprimait le sentaient de se fondre dans la nuit. Un troisième préféra la deuxième mouture parce que cela rompait avec l’idée du passage du temps qui dominait dans la première version. Entendant cela, Seisensui n’eut plus de doute sur laquelle choisir; il adopta la deuxième.

 

(à suivre…)

Ogiwara Seisensui 9/19 – pp. 300-2.

27 mars 2016

(…/…)

Le poète verbalisa immédiatement la situation dans les mots les plus simples possibles, parlant de lui-même à la première ligne et à propos de la nature sur la deuxième. Il mit les deux lignes côte à côte et obtint un haïku de style libre.
Il va sans dire que la division esprit-nature qui existe au stade initial du processus créatif est moins claire dans beaucoup de haïkus achevés parce que les objets de la nature sont souvent employés littéralement ou métaphoriquement, ou les deux. Le haïku suivant de Santôka consiste d’images seules :

dans ma sébile aussi

des grêlons

Un orage de grêle a éclaté alors que le poète-mendiant se pressait au bord d’une route un jour d’hiver. De petits grêlons tombèrent dans la sébile qu’il tenait; ils avaient l’air de grains blancs de riz donnés par les bienfaiteurs qu’il avait rencontrés. Instantanément l’inspiration le frappa : les grêlons étaient un cadeau du plus grand des bienfaiteurs : le ciel. Seisensui présuma : « avec une âme d’enfant, le poète tendit le bol de métal et reçut ce qui tombait du ciel. » L’esprit du poète s’était joint à sa sébile.
Un exemple séculier, par Seisensui lui-même :

chaumières :

neige

tombante

s’amassant

Expliquant comment il écrivit ce poème, Seisensui dit qu’il regardait la neige tomber, l’esprit vide. Des pensées fragmentaires se succédèrent dans son esprit : « Oh, la neige tombe – tombant sur des maisons couvertes de chaume – oh, s’entassant » Quand la « transe » fut achevée, il réalisa que sa respiration avait été parfaitement unie au rythme de la neige tombante. Il essaya de noter l’extase, telle qu’elle s’était produite, et ainsi naquit ce poème.

Ce que Seisensui appelle « FERTILISANT », dans Une Nouvelle Introduction au Haïku, peut être interprété comme un moyen d’aider les poètes amateurs à atteindre l’esprit-haïku. Par « fertilisant » il voulait dire des livres, particulièrement des recueils de haïkus par les maîtres poètes du passé. Le conseil de lire est surprenant de la part d’un poète si farouchement indépendant, mais son intention principale était d’aider les poètes-à-venir à découvrir comment des générations de poètes de haïku s’étaient immergés dans la nature. Pour lui, l’essence du haïku – en fait, de la culture japonaise – est en étroite relation avec la nature. Dans Une Nouvelle Introduction au Haïku, il fit une généralisation audacieuse à propos de l’identité de la culture japonaise :

« En général, les Occidentaux croient que « la nature » est opposée à « l’homme », que la volonté humaine doit résister à la force de la nature. Regardez leur architecture. Une maison occidentale est construite solidement, de façon à résister à l’assaut des éléments. Ses murs sont épais, ses fenêtres petites. Par contraste une maison japonaise est soutenue par de minces piliers et fermée par des portes coulissantes » * 

* Une maison japonaise traditionnelle a moins de murs extérieurs que sa contrepartie occidentale. A la place d’un mur il y a un assemblage de portes coulissantes, appelé « amado » ou « portes d’orage », qui est fermé la nuit et les jours d’orage.

« Quand les portes s’ouvrent, le vent souffle librement à l’intérieur et à l’extérieur. Ce qui sépare l’intérieur de l’extérieur n’est rien de plus que des écrans de papier que nous appelons « shôji ». Nous n’avons jamais peur de la nature, nous sentons que la nature est notre amie. Pour prendre un autre exemple : regardez les vêtements occidentaux qui couvrent le corps comme des armures; c’est comme s’ils avaient peur d’exposer leur peau. Les kimonos japonais ont des manches grandes ouvertes et sont plutôt lâches en bas. Les habits occidentaux sont faits pour protéger l’homme de la nature; les nôtres sont faits pour nous décontracter dans la nature. C’est la même chose pour les habitudes culinaires. La nourriture occidentale est placée sur la table seulement après qu’elle soit morte et absolument sûre. Au Japon, beaucoup plus de choses sont mangées vivantes, comme du poisson cru. Plus la nourriture est fraîche, plus nous l’apprécions. Ces faits prouvent encore qu’à l’Ouest la nature brute est considérée comme dangereuse, tandis qu’au Japon les gens n’ont pas peur de la nature et s’en font une amie. »

Le haïku illustrait ce trait culturel japonais, continuait Seisensui. Son contraste entre les cultures japonaise et occidentale, avec ses exemples arrangeants et ses généralisations hâtives n’est que trop familier, mais le passage aide à expliquer pourquoi, pendant tant d’années, il maintint si inflexiblement que sa poésie était du haïku et pas du vers libre. Il considérait que le vers libre était un produit de la culture occidentale, et il ne voulait pas que sa poésie y soit associée. Pour la même raison, il voulait que les étudiants débutants lisent les classiques du haïku et les utilisent comme « fertilisants » pour aider à cultiver leur « esprit-haïku ».

Seisensui déconseilla de lire sans discrimination les livres célèbres du haïku, parce qu’il pensait que certains poèmes classiques célèbres ne capturaient pas le moment-haïku vital. Il critiquait fréquemment Buson et Shiki pour cette faute. Bien qu’il fût fort au courant de leurs talents poétiques et qu’il leur vouât souvent un grand respect, il sentait qu’ils écrivaient trop souvent en tant que spectateurs, laissant rarement leurs esprits se fondre dans la nature. Par exemple, il n’aimait pas ce poème bien connu de Buson :

la pivoine tombe –

posés l’un sur l’autre,

deux ou trois pétales

Il admettait que c’était magistralement écrit, mais sentait que cela manquait de vitalité. Expliquant la raison de sa critique, il déclara : « Le poète travaille si durement à peindre la pivoine qu’il devient l’esclave de son propre dispositif… avec pour résultat qu’il réussit à créer une image intéressante de la pivoine, mais échoua à absorber sa vie dans son esprit propre. » Quelque part ailleurs, Seisensui cita huit autres poèmes de pivoines de Buson, qui ne montraient aucune trace de l’homme Buson. « Dans mon opinion », continua-t-il, « ce sont des peintures et non de la poésie. Les haïkus, étant de la poésie, devraient révéler le moi du poète. Ils devraient contenir le sens d’une union entre le sujet et le moi du poète. »

 

(à suivre…)

Résultats du 111ème kukaï de Paris

15 mars 2016

Samedi 12 mars à 15 heures, nous étions 10 présents autour de notre table au bistrot d’Eustache.
Nous avons échangé 35 haïkus.

20 d’entre eux ont obtenu une voix ou plus.

°

Avec trois (3) voix :

midi au clocher –

brisant le silence glacé

le cri d’une pie

: Marie-Alice Maire.

°

Avec deux (2) voix :

bouse fraîche –

le paysan scrute

les nuages

: Michel Duflo;

dans la mienne

sa petite main

le chemin moins long

: Patrick Fetu;

Faux-pas au concours –

Dans les yeux de la danseuse

deux lacs

: Danièle Etienne-Georgelin;

grasse matinée

dans le creux des genoux

mon chien

: Eléonore Nickolay;

journée de prévention routière –

elle laisse entrevoir

son string fluo

: Minh Triêt Pham;

Le bref déclic

du compteur qui passe en nuit

Est-ce ainsi la mort?

: Monique Leroux Serres;

les papillons blancs

réjouissent les feuilles

leur donnent des ailes

: Catherine Noguès;

l’oiseau envolé,

la lumière se balance

: Daniel Py.

°

Avec une (1) voix :

belle connerie

le projet de loi d’El Khomri

au travail

: Daniel Py;

des heures durant

le vieux regarde la pluie

et moi le vieux

: Ben Coudert;

EHPAD

son passé lui échappe

le présent aussi

: Patrick Fetu;

la fleur de lotus

sous un rideau de pluie

retient son souffle

: Catherine Noguès;

L’équinoxe de printemps –

J’ai entendu le bruit de mes os

Quand j’ai bâillé

: Hiro Hata;

l’escalier sombre

de la maison d’enfance

loup y es-tu ?

: Jacques Quach;

le vieux chêne

tout nu sur un tapis de

jeunes jonquilles

: Jacques Quach;

premiers rayons –

passer encore ma main

dans ses cheveux

: Isabelle Freihuber-Ypsilantis;

tête-à-tête

oublier le champagne

boire ses paroles

: Isabelle Freihuber-Ypsilantis;

ton souffle sur mon épaule

si légèrement senti –

mon rêve revient…

: Philippe Bréham;

Une luciole d’hiver

cet éclair est un poète

ou une fée?

: Hiro Hata.

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Sans voix, mais remarqués :

abandonnée là

une paire de chaussures

remplie de grêlons

: Michel Duflo;

fin d’hiver –

un flamboyant en fleurs m’arrive

par carte postale

: Michel Duflo;

Glace hivernale

Sa longue barbe blanche

me tire une aumône

: Monique Leroux Serres.

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Notre prochain kukaï aura lieu samedi 9 avril 2016, au bistrot d’Eustache, à 15 heures!

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