Archive for février 2016

Résumé de »Vous êtes cela – Mon chemin de haïku » par James W. Hackett (1929-2015).

27 février 2016

dans « Albatros/s » Vol IV, n° 1/2, pp. 9-13 :

Cet essai suggère que le bouddhisme zen a une influence profonde sur le développement de la poésie du haïku au Japon, et que les meilleurs haïkus reflètent les qualités du zen. Plusieurs haïkus de Hackett y figurent, ainsi que des citations de sources spirituelles représentant des religions occidentales et orientales, et des oeuvres – en particulier – de R.H. Blyth (1898-1964), le mentor de Hackett. « Vous êtes cela » contient un avant-propos et une conclusion personnels.Cet essai se compose de deux parties principales:

  1. Le moment-haïku
  2. Le poème haïku.

AVANT PROPOS PERSONNEL : Quelle que soit l’approche du haïku, l’écrivain (et le lecteur) ne devrait pas confondre la simplicité du haïku véritable avec l’insignifiant. Parce que, comme Blyth le discerna, « les haïkus ont une simplicité illusoire à la fois pour ce qui concerne la profondeur de leur contenu et leurs origines. » Le but définitif de la poésie de haïku est de refléter ces moments très particuliers dans lesquels nous voyons et expérimentons la vie des choses, et n’est pas concerné par le trait d’esprit, le didactisme, ni même la beauté. Les vrais haïkus ont une profondeur illusoire, caractérisée par des qualités existentielles qui peuvent s’exprimer dans n’importe quelle langue. Les haïkus peuvent être une manière de prise de conscience vivante qui, combinée avec la méditation, devient un chemin qui mène, par-delà la poésie, vers une appréciation bienheureuse de ce présent éternel qu’est la vie.

PREMIERE PARTIE : Le moment-haïku.

On néglige souvent, en écrivant des haïkus, la distinction cruciale que l’on doit faire entre la perception initiale d’un instant particulier dans la nature – le moment-haïku – et le processus final d’écriture dans lequel l’écrivain essaie de partager son expérience avec autrui. La première partie aborde six aspects du zen requis pour le haïku. Ce sont :

  1. Le Présent Eternel
  2. La contemplation de (re)centrage
  3. La plus grande nature
  4. L’immédiateté et la franchise
  5. La chose telle qu’elle est
  6. L’interpénétration spirituelle.

1) LE PRESENT ETERNEL est la première caractéristique du moment-haïku. Clé de toute discussion du moment-haïku est le dévouement constant du poète à refléter le Maintenant éternel de la création.

profonds dans le cours d’eau

les gros poissons immobiles

face au courant

La plus grande bénédiction (pour moi) du zen et du haïku est leur préoccupation pour le présent éternel. Ce fut la convergence du haïku sur le Maintenant qui attisa d’abord mon intérêt pour cette poésie et me fit la développer en anglais. Car, avant d’écrire du haïku, un accident presque mortel occasionna l’expérience suggérée par mon verset :

Avec l’arrivée de la mort,

Seul ce moment présent

se fait connaître comme réel

Cette révélation me fit comprendre que « le chemin de la poésie… consiste à donner la valeur la plus grande possible à chaque instant. » (Blyth).

La conscience de l’éternel présent de la vie n’est pas réservée à la philosophie orientale. La qualité transcendante du Maintenant a été reconnue par de grands sages d’autres religions, y compris par le mystique chrétien du Moyen-âge Maître Eckhart, qui prêcha avec ferveur : « L’Eternité est maintenant » et « Dieu crée l’univers entier complètement et entièrement dans ce Maintenant présent. » Il y a donc la possibilité d’intuitions mystiques quand on écrit et vit une Voie Zen du haïku.

2) LA CONTEMPLATION DE RECENTRAGE est cette pratique que Wordsworth décrivit comme : « Regarder fermement l’objet. »

Encore et encore

le mille-pattes grimpe sur cette tige brisée

– puis essaie au-delà

La contemplation de (re)centrage de la nature est inestimable pour la découverte de moments-haïku, et formait la base de l’approche du haïku par Bashô. Les poètes de haïku devraient expérimenter l’éventail le plus large possible de sujets naturels. Des moments de haïku merveilleux sont le fruit de la contemplation proche de la nature, même des soi-disantes formes les plus inférieures de la vie.

L’araignée tisse autour

et autour de son modèle ancien

vers le centre

3) LA PLUS GRANDE NATURE. Selon le zen : « Les paroles des maîtres sont exactement au bout des plantes en fleur. » Pendant des siècles, on a considéré le haïku comme représentant la poésie de la nature; une poésie dans laquelle les humains, s’ils sont présents, baignent dans ce que les écologistes ont appelé « la plus grande Nature ». Il y a de profondes raisons spirituelles aussi bien qu’écologiques qui font que nous devons retenir le concept classique de haïku comme étant une forme de poésie de la nature.

Quant à ce qui constitue la plus grande nature, contemplez les grandes peintures de paysages chinoises et japonaises. Les humains, si toutefois on les représente, sont montrés comme faisant partie intégrale de la création naturelle. Ces peintures sont d’exquis exemples de la vivions mystique de la nature qui a si profondément influencé les esprits orientaux. La vision myope anthropocentrique de l’Occident est une vision dangereusement limitée, comme la science écologique l’a montré. Créer des haïkus en dehors du reste de la nature trahit une ignorance de notre place dans la plus grande nature, et un esprit appauvri. Les sages de l’Inde védântique ont réalisé il y a des millénaires que « Le Seigneur… se trouve dans les plantes et dans les arbres… et s’étend dans tout l’univers. » Pour de seules raisons spirituelles, le haïku doit continuer à être une forme de poésie de la nature. La profondeur et la largeur de la Création naturelle (et la conscience universelle) ne méritent rien de moins.
Ecologiquement parlant, nous pouvons espérer que retenir le dévouement traditionnel du haïku pour la nature aidera à recentrer la conscience et les valeurs humaines sur la précieuse biosphère terrestre  que chaque jour l’ignorance et la cupidité humaines mettent de plus en plus en danger.

4) Immédiateté et caractère direct (ce que le zen nomme l’Ainsité.)

La qualité d' »ainsité » dans le haïku implique la conscience instantanée, sensuelle du poète de l' »éternel présent » de la vie. Le moment-haïku devient alors un moyen de contemplation recentrante pour le poète. en libérant notre esprit de pensées errantes, nous devenons l’ami attentif de nos sens, ce que requiert le zen et le haïku.

Comme disait Thoreau : « Qu’est-ce que j’ai à faire dans les bois si je pense à quelque chose en-dehors des bois ? »

5) LA CHOSE TELLE QU’ELLE EST (ce que le zen nomme la talité.) La qualité spéciale et concrète de la chose juste-telle-qu’elle-est du moment-haïku. Blyth note que « la talité des choses est ce que le poète cherche (et devrait chercher), écoute (et devrait écouter), sent ‘devrait sentir), goûte (devrait goûter). » Blyth écrit aussi : « La grande erreur de la vie et de la poésie est le désir de fuir les choses au lieu d’y pénétrer, de s’échapper de ce monde (matériel) pour un monde de rêve. »

Rien que des montagnes… / cependant, sur chaque vent, /  l’odeur de la mer

Dans cette flaque marine / s’échappant d’un crabe écrasé, / plusieurs petits crabes

L’esprit du haïku se conforme à la talité, dans le concret et la sensualité (« sensuosity ») des choses. En créant des haïkus, il est impératif que le concret et la particularité des CHOSES devraient gouverner et notre conscience et notre témoignage.

Les figures de rhétorique sont une menace distrayant du caractère direct du haïku, et devraient être évitées. Aussi vénérables que soient ces techniques poétiques, elles détournent de la qualité essentielle du haïku de la chose juste-telle-qu’elle-est.

6) L’INTERPENETRATION spirituelle est une des qualités les plus importantes du moment-haïku, une qualité bien connue de Bashô, mais communément négligée par poètes et commentateurs. Comme dit Blyth : « La Voie du haïku requiert… un plongeon perpétuel du soi dans les objets. »

Le long fil d’une toile / flottant à chaque extrémité, navigant libre / sur la brise de la montagne

L’interpénétration spirituelle est un état ontologique dans lequel un sens transcendant d’identité est perçu intuitivement entre ce que nous pensons habituellement de nous-mêmes et des autres choses.

Matin très froid : / des moineaux assis / sans cous

Centré maintenant / sur l’odeur d’un vieil os / l’esprit de mon chien

Le haïku requiert un coeur tout-compatissant. Interpénétrer, s’unir aux choses, nous trouver en union avec toutes choses, c’est vivre la Voie du Zen. Dans la mesure où cet esprit se manifeste en syllabes, cela peut être un Chemin-de-haïku. Que cette interpénétration ait été un principe cardinal pour Bashô est confirmé par son plaidoyer de « pénétrer dans l’objet, percevoir sa vie délicate, et ressentir ses sentiments, d’où il découle qu’un poème parle de lui-même. »

De Bashô, encore :

« … Gardez vos préoccupations subjectives par-devers vous-mêmes. Votre poésie coule de son propre chef quand vous et l’objet vous unissez… Aussi bien tournée que puisse être votre poésie, si vous et l’objet êtes séparés, alors votre poésie n’est pas de la vraie poésie, mais une apparence de la vraie. »

Mantenant libre dans le monde / le vieux perroquet perché: / sa solitude!

D.T. Suzuki suggère que l’interpénétration peut annoncer quelque chose de cosmique. « … une infinie fusion ou interpénétration de toutes choses, chacune avec son individualité, renfermant cependant quelque chose d’universel. »

A l’intérieur de sa graine creuse / et tout le temps autour d’elle : / la forme du vide

Se rapprochant des déferlantes / chaque empreinte de pas devient / celle de la mer

Les écritures mystiques de l’Inde donnent des exemples livides d’interpénétration spirituelle. Là, le coeur tout-compatissant embrasse l’entier royaume écologique de la vie. Tel que les Upanishads le révèlent : « Le Seigneur est la vie qui sourd brillante de chaque créature »  et : « Vous êtes Cela ».

Fourmi robuste, même / lourdement chargée tu grimpes / le mur abrupt de la montagne

L’interpénétration spirituelle n’est pas confinée à la philosophie orientale comme le maître chrétien Eckhart le souligne : « … Dieu est en toutes choses… Chaque créature est remplie de Dieu… ». « Toutes les créatures sont inter-dépendantes. » « Nous devons apprendre à percer les choses (par l’interpénétration) si nous voulons appréhender Dieu en elles. »

En résumé, l’interpénétration spirituelle crée le sens de l’Unité chantée par les mystiques de différentes religions. Cette union profonde entre poète et sujet est une reconnaissance intuitive de l’Unité dans le Tout qui se conforme à devenir. Le vivre et l’écriture du haïku peut devenir (pour certains) une Voie Spirituelle, une voie de conscience vivante aussi bien qu’une voie de poésie.
IIè PARTIE : LE POEME-HAÏKU. La forme du haïku et le style d’expression.

Wordsworth observa que « la poésie est l’émotion recueillie dans la tranquillité. » Et il devrait en être ainsi de la création de la poésie de haïku également. Cela implique la tâche souvent dévoreuse de temps de créer un poème-haïku, c’est-à-dire d’accomplir la note initiale du moment-haïku en mots soigneusement choisis de manière à ce qu’ils puissent être partagés au mieux avec autrui.

LA FORME DU HAÏkU. Les haïkus ont besoin d’une forme structurale à la fois pour recueillir le respect littéraire et pour décourager l’anarchie. En pratique, j’ai trouvé que le haïk due dis-sept syllabes traditionnel était un défi excitant, et le meilleur moyen de transmettre artistiquement la nuance. Je privilégie une forme en trois lignes composée idéalement de 5-7-5 syllabes. Les haïkus modernes qui sont trop brefs semblent insuffisamment suggestifs, obscurs ou simplement inintelligibles. Les vrais haïkus ne sont pas des puzzles de mots à déchiffrer. Un haïku devrait toujours procurer assez pour garantir l’intérêt du lecteur et la re-création imaginative! Le vrai défi en créant le haïku n’est pas la brièveté, mais le partage du moment-haïku. Une sélection soigneuse de modificatifs et d’articles, ainsi que de noms et de verbes, peut enrichir la vie, le naturel et le son d’un haïku. Egalement, nous devrions nous sentir libres d’utiliser la riche palette suggestive de la ponctuation.
LE STYLE DE L’EXPRESSION DU HAÏKU devrait être gouverné par le naturalisme, la vie et le caractère direct. La vie (pas l’artifice) caractérise la vraie poésie du haïku, de façon à ce que la sainteté du moment-haïku devrait toujours avoir priorité sur le style. Le Naturel devrait gouverner l’expression du haïku, pour que la syntaxe et la diction habituelles soient appropriées au haïku. Je suis d’accord avec Wordsworth que nous devrions employer « une sélection de langage vraiment en usage » par tout un chacun. Toute distorsion délibérée de langage, telle que l’émulation d’un usage japonais est une pratique nuisible à la création du haïku. (Il est significatif de voir que de nombreux haijins japonais importants emploient une norme de 5-7-5 syllabes dans leurs propres haïkus en anglais.) Les vrais haïkus sont directs, pas obscurs, ni abstraits, ni intellectuels. Donc, le didactisme et les jeux de mots sont déplacés dans le haïku. Cependant un humour naturel peut avoir confortablement sa place dans le haïku, tout comme dans le zen.

Les bécasseaux s’enfuyant / se retournent soudain / et pourchassent la mer!

CONCLUSION PERSONNELLE : Bien que le haïku et le zen se soient développés au Japon, je crois fermement qu’ils ont tous deux une portée universelle et ne devraient pas être considérés comme « étrangers » ou exotiques. C’est l’espoir et la motivation de ma vie qu’en utilisant le haïku comme un art du zen, nous pouvons devenir plus conscients de cet éternel présent et de l’Unité spirituelle qui y réside. Cette voie du « Vous êtes Cela » du haïku est dévouée au salut de l’âme d’un monde fou. C’est un chemin embelli par l’émerveillement et la richesse de la vie, qui se réalise à travers une conscience respectueuse du moment qui toujours va se produire. »

James W. Hackett.

 

« Le poète et le moine », par Sean Dunne (Irlande)

22 février 2016

dans Round the Pond, éd. Muntenia, 1994, pp. 167-73 :

°

Quand je pense au poète japonais Bashô, je pense à deux bâtiments. L’un est une petite maison en bordure de Tokyo, où il alla pour devenir ermite, en 1693. C’était un homme qui avait visité beaucoup de maisons de poètes pendant ses pérégrinations sur les routes, errant à travers le Japon et écrivant ces petits poèmes qui en firent le plus grand poète japonais de son temps. Maintenant, approchant de la cinquantaine, il décida de passer quelque temps en sa seule compagnie dans sa cabane. Il écrivit, à propos de sa décision : « J’ai décidé de vivre en complet isolement, avec ma porte bien fermée. Ma solitude sera ma seule compagne et ma pauvreté ma richesse. Bien qu’âgé de cinquante ans, je pourrai garder cette discipline auto-imposée. »

Il en ressortit cependant encore pour entreprendre le dernier de ses nombreux voyages avant sa mort en 1694. Il demeura dans de nombreuse maisons en chemin, quelques unes étant des cabanes de poètes. Il écrivit nombre de ces petits poèmes connus sous le nom de haïkus, sorte de poésie dont il est le plus grand écrivain de tous. Chaque poème ne comptait pas plus de dix-sept syllabes et obéissait à certaines règles. Cependant, à l’intérieur de ce petit espace, Bashô fit se produire beaucoup de choses merveilleuses.
Mais j’ai dit que je pensais à Bashô en connexion avec deux bâtiments. L’autre est une cabane quelque part en Irlande, au VIII ou IXè siècle. Disons qu’elle se trouve sur la côte dans un champ non loin d’une falaise. Dedans se trouve un moine travaillant à un manuscrit, écrivant sur son vélin. Il est fatigué. Le seul bruit est le léger grattement de sa plume à travers la page. Il s’arrête et étire son bras raidi. A travers la porte de sa cellule, il voit les rayons de soleil tomber. La lumière du soleil s’étale sur la page sur laquelle il vient d’écrire. Quelques mots lui viennent à l’esprit, et il les transcrit rapidement. Quelques siècles plus tard, Thomas Kinsella allait traduire ses mots ainsi :

« Comme il fait beau aujourd’hui! / la lumière du soleil se casse et clignote / dans la marge de mon livre »

Ce ne sont que quelques lignes, mais il y a beaucoup d’autres petits poèmes semblables à celui-ci. Dans beaucoup d’entre eux le moine irlandais griffonna de brèves observations de la nature dans des manières qui me rappellent toujours Bashô et la poésie japonaise. Tous deux écrivirent sur des oiseaux. Voici un des plus célèbres de tous les vieux poèmes irlandais, traduit par John Montague :

« Le sifflet / du clair / petit oiseau / à bec jaune : / sur le lac / sur un ajonc doré / un merle / s’est ébroué »

Et Bashô, écrivant dans le livre connu sous le nom de Notes d’un squelette exposé aux intempéries :

« Pivoines du milieu de l’hiver / et un pluvier lointain chantant, / entendis-je un coucou / dans la neige ? »

Dans chaque cas, le poème est court. Dans chaque cas le poème est écrit par un homme qui connait les monastères et auquel le silence n’est pas étranger. Bashô était adepte du bouddhisme zen et il avait beaucoup de moines bouddhistes parmi ses amis. Dans chaque cas aussi il y a une observation du monde naturel. Quand je lis Bashô en long et en large, j’en ressors avec une impression de neige, de montagnes, de cours d’eau, de cascades et de silences. Ses poèmes sont comme des galets tombant dans une pièce d’eau. Les rides s’étalent tandis que vous méditez à leur propos, et elles nous engagent à réfléchir plus que bien des poèmes cent fois plus longs.

Comme les vieux poèmes irlandais, les poèmes de Bashô sont généralement très vivides. On peut trouver beaucoup de haïkus sur des rouleaux accompagnés de peintures. Les images sont semblables à des poèmes. Très peu de choses s’y passent, mais, une fois encore, ils laissent en vous le sentiment d’un événement composé en silence. Tout est suggéré. Beaucoup de célèbres artistes japonais ont également été influencés  par le bouddhisme zen, et nombre d’entre eux était aussi poètes. Si vous regardez une peinture faite par le célèbre artiste Sesshu, vous verrez de rapides coups de pinceaux semblables aux quelques mots que Bashô pose dans ses poèmes. Si quoi que ce soit de plus y était mis, l’oeuvre deviendrait encombrée. Et plus ils semblent simples, plus ils sont difficiles à imiter. Un poème de Bashô, juste quelques lignes avec quelques mots, peut sembler si simple que vous pourriez passer à côté. Cependant, une telle simplicité est quelque chose que réalisa Bashô. Ce fut une réussite en soi.

Pour les vieux moines irlandais, l’idée de pèlerinage et de voyage était importante. Saint-Colmcille voyagea jusqu’à Iona. Le voyage de Saint-Brendan est un événement rempli d’aventures et de mythologie. Un des mots utilisé pour décrire un tel voyage était « immram » et ces voyages forment à eux-mêmes toute une littérature. C’est un voyage selon le désir du coeur, une quête du paradis ou du pays de la jeunesse.

Pour Bashô également, l’idée de faire un voyage était importante. Il en réalisa un certain nombre. Il avait ce qu’il décrivait comme un esprit battu par les vents. Il écrivit en voyage, tenant un journal dans lequel il notait les choses qu’il voyait ou les gens qu’il rencontrait. Comme le T’ain Bo Cualigne, ses livres sont des mélanges de prose et de poésie. La poésie transparaît quand il expérimente quelque chose à un niveau supérieur. Dans son ouvrage le plus célèbre : La sente étroite du bout du monde, prose et poésie se rencontrent dans une perfection sans coutures. Voici un exemple de sa méthode. Il est tiré d’un autre de ses livres dans lequel il voyagea jusqu’à son village natal.
Bashô a noté beaucoup de choses durant son voyage. Il a écrit de brefs poèmes à propos du vent rugissant dans les pins et à propos d’un papillon en équilibre sur un orchidée.Maintanant, en septembre, il arrive dans son village natal. Il écrit dans son journal :

« Je ne pus trouver aucune trace des herbes que ma mère avait l’habitude de faire pousser devant sa chambre. Les herbes avaient été complètement mordues par le gel. Rien dans mon village natal n’est resté semblable. Même le visage de mes frères devenus ridés et blancs de cheveux, et nous nous réjouîmes simplement de nous revoir en vie. Le plus âgé de mes frères sortit un petit sac d’amulettes et me dit en l’ouvrant : « Vois les cheveux gelés de ta mère. Tu ressembles à Urashima dont les cheveux blanchirent en ouvrant une boîte miraculeuse. » Après être resté en larmes un moment, j’écrivis :

Les tiendrais-je dans ma main / qu’ils disparu^itraient / au chaud de mes larmes, / fils raides de gel »

Ces quelques dernières lignes forment le poème. C’est une simple méditation sur les cheveux gris de sa mère. C’est une image claire. Et en voyant ces fils raidis par le gel, Bashô saisit la froidure de la mort et la profondeur de sa tristesse. C’est une image de la vie de tous les jours, et c’était de la vie de tous les jours que Bashô composa ses meilleurs poèmes. Comme ces vieux moines irlandais, il savait que le banal peut souvent être le miraculeux, fût-ce l’appel soudain d’un merle au-dessus d’un lac ou la vision de la lune entre des montagnes. Pour le poète irlandais ou japonais, le monde naturel était le moyen par lequel il pouvait obtenir une expression naturelle. Ses poèmes sont des formes de révélation, un mélange étonnant d’images, d’expériences et de réflexion.

John Keats écrivit dans une de ses lettres que si la poésie ne vient pas aussi naturellement que les feuilles à un arbre, alors, il était préférable qu’elle ne vienne pas du tout. Ce naturel était ce à quoi Bashô aspirait aussi. Il avait cela à dire à ce propos :

« Allez vers le pin, si vous voulez apprendre à propos du pin, ou vers le bambou, si vous voulez apprendre à propos du bambou. Et en le faisant, délaissez vos préoccupations subjectives. Votre poésie sortira de son propre accord quand vous et l’objet serez devenus un – quand vous aurez plongé assez profondément dans l’objet pour voir comme une lueur qui y est cachée. Combien même votre poésie serait excellemment tournée, si l’objet et vous êtes séparés, alors votre poésie n’est pas de la vraie poésie, mais seulement une apparence de poésie. »

Les objets avec lesquels Bashô s’unifia varièrent selon ses voyages. Un jour, par exemple, il est assis en complet silence avec quelques autres poètes en train de regarder la lune. Ils écrivent ensuite une série de poèmes. Un autre jour, il se dirige vers Nagoya quand il se joint à un groupe de gens pour admirer la neige. Cet événement était le sujet d’un poème, et le titre d’un livre publié en 1975 par le poète irlandais Derek Mahon. Bashô écrivit quelques poèmes à propos de la neige, à ce moment :

Content je vendrais / pour profit / chers marchands de la ville / mon chapeau chargé de neige

même un cheval / est un spectacle, / je ne peux pas m’arrêter de le voir / ce matin de neige

sur la mer assombrie / seule la voix d’un canard volant / est visible – / en léger blanc

Derek Mahon n’est pas le seul poète moderne qui se réfère à Bashô. Il fait souvent surface dans l’oeuvre du poète écossais Kenneth White. Son plus récent ouvrage est paru en France il y a quelques années. Appelé Les Cygnes suavages, c’est le récit d’un voyage entrepris par White à travers le Japon sur les traces de Bashô, trois siècles après que ce dernier eût voyagé jusqu’au nord profond, en 1689. Comme Bashô, Kenneth White écrit une poésie qui vous laisse avec des images et du silence, et remarquablement ouverte et sans limites, bien qu’elle semble souvent petite et frêle. « Si je devais vivre avec seulement dix livres », dit Kenneth White, La Sente étroite du Nord profond serait l’un d’eux. Encore une fois, c’est un poète qui produit de grands effets avec les touches les plus simples. Et tandis qu’il est rempli d’enseignements, il travaille à partir de la réalité, car c’est une des leçons qu’il a apprises de Bashô.

La poésie de Bashô est autant une attitude qu’une collection de mots. C’est dur et immédiat. Clair et coupant. C’est une expérience immédiate comme un jaillissement d’eau froide sur le visage. C’est aussi une méditation qui approfondit le lecteur. Comme l’éclat soudain de ces vieux poètes irlandais, c’est autant une perception spirituelle qu’une perception sensorielle.

Je pense à Bashô dans beaucoup d’endroits. Récemment, j’ai pensé à lui en escaladant les montagnes au dessus du lac à Gougane Barra, dans l’ouest du comté de Cork, et j’écrivis ensuite un ensemble de vingt petits poèmes qui jaillirent de l’expérience sans avoir été recherchés ou réclamés. Ils vinrent naturellement, comme Bashô a dit qu’ils le devraient.

Un autre jour, je traduisais le poème irlandais « Machnamh an Duine Doiliosach », un poème situé dans les ruines de l’abbaye de Timoleague. J’allai à l’abbaye et marchai tout autour. J’avais un livre de Bashô avec moi, et dans une section il y avait le compte-rendu d’une visite que Bashô fit à un temple japonais en ruines. Cela avait une similitude troublante avec le poème sur Timoleague. Comme je me promenais parmi les tombes et sentais le vent se précipiter par les fenêtres étroites, je sentis encore une fois la connexion entre l’Est et l’Ouest, entre Bashô et le moine dans sa cellule froide sur la côte irlandaise, entre le sanctuaire en ruines au Japon et l’abbaye en ruines dans le Comté de Cork. Car c’est la même lune

qui brille sur nous tous, et la lune que Bashô vit au-dessus d’un temple était la même lune que je voyais au-dessus de Timoleague.
Bashô et ses amis écrivirent à propos de cette lune :

Sans tenir compte du temps, / la lune brille pareillement; / ce sont les nuages qui dérivent / qui la font paraître différente / lors de nuits différentes

rapide la lune / dans le ciel, / cime des arbres en dessous / dégouttant de pluie

Ayant dormi / sous la pluie, / le bambou corrigea sa posture / pour regarder la lune

Comme c’est solitaire / de regarder la lune / entendant dans un temple / des gouttes battre sous l’avant-toit

°

: Sean Dunne. 

(Ce texte parut auparavant dans la revue « Aisling ».)

 

« Une grenouille sautant par-delà l’océan » de I. Yoshimura (Jpn)

21 février 2016

pp. 252-4 de Round the Pond, ed. Muntenia, 1994 :

« Une grenouille sautant par-delà l’océan » par Ikuyo Yoshimura (Japon) :

°

Le haïku est peut-être le poème le plus court du monde, mais c’est un des plus populaires, avec plus de dix millions d’adeptes au Japon seulement. Il est largement composé, aujourd’hui, par des gens partout, jeunes ou moins, amateurs et professionnels. Diverses revues de haïku sont publiées mensuellement ou trimestriellement; des quotidiens ont même des colonnes ou des pages contenant des haïkus. Parmi la population japonaise qui compte maintenant cent trente millions de personnes, une sur treize écrit des haïkus. Quel nombre extraordinaire !

De plus, le haïku est bien connu en dehors du Japon. Son attrait s’est répandu au-delà de ses frontières. Dans le monde entier, il y a de plus en plus de personnes qui aiment composer des haïkus en anglais, ainsi que dans d’autres langues tout autour du globe.

Regarde! / une grenouille saute / par-dessus l’océan

: Suketaro Sawada (« Poetry Nippon », 1990.)

La petite grenouille de ce haïku saute par-dessus l’océan vers presque chaque pays imaginable. Cette petite grenouille produira même peut-être une nouvelle forme de haïku. Le haïku anglais a pris son origine dans des traductions de haïkus japonais, tels que ceux des maîtres Bashô, Issa et Shiki. On dit que le haïku écrit en dehors du Japon est un nouveau style de poésie descendant de son parent japonais. En lisant des haïkus exprimant divers milieux culturels, nous élargissons notre compréhension transculturelle et nous approchons d’un pas de plus de la communication pacifique mondiale.

On me demande sans cesse ce qu’est le haïku. Je dis que le haïku est l’instantané d’une scène ou d’une ambiance tirées de la vie, de la nature. Une scène bien découpée créée par des mots travaille sur l’imagination, éveille l’esprit et tire une image livide de la poésie incluse. Madame Kristen Deming, haïkuiste américaine bien connue, se réfère au haïku comme à la simplicité : pas de mots en excès, pas d’intellectualisation, tout réduit à l’essentiel.

Le professeur Toshimi Horiuchi, célèbre haïjin japonais écrivant en anglais, a dit que le haïku est de la poésie « sur un sujet unique ». Selon lui, le haïku devrait évoquer bien plus dans l’esprit du lecteur que ce qu’il dit en fait. Il affirme que dans le haïku une image est plus évocatrice que l’exposition d’une description.

Manjusaka avale / une goutte / de soleil couchant

: Ikuyo Yoshimura.

C’est un de mes haïkus, publié dans le « Newsweek Japan ». Le professeur Horiuchi commente que chaque mot du haïku travaille efficacement à produire un poème dynamique. Il y a un lien entre les deux noms singuliers « Manjusaka » et « une goutte de soleil couchant ». Le Manjusaka fleurit à l’équinoxe d’automne, temps des cérémonies pour les morts et de visite de la tombe familiale dans le Japon bouddhiste. Le lien entre la fleur de manjusaka et le soleil couchant, tous deux rouges, travaille puissamment pour donner une image vivide à l’esprit du lecteur. Les huit mots du poème s’imbriquent étroitement pour présenter une image brillante et à « un seul sujet », dans l’esprit du lecteur.

Pour peindre le haïku dans l’esprit du lecteur, j’ai utilisé le chant-haïku. J’appelle cela « haigin » en japonais. Haigin signifie le chant-haïku. Chanter des haïkus anglais peut ajouter à mon plaisir et, j’espère, à celui de l’audience. Je me souviens d’avoir vu Allen Ginsberg utiliser un tambour et une cymbale lors de ses lectures de poèmes.

°

tonnerre au loin / une crevette saute / dans la cuisine

pissenlit / reçoit le message du soleil / poussant plus jaune

tous les garçons élégants / alignés sur le trottoir / arbres desséchés 

: Ikuyo Yoshimura.

°

 

Compte-rendu du Kukaï de Paris 110, du 20 février 2016 :

21 février 2016

En présence de 18 personnes + 1, 57 haïkus ont été échangés.

28 d’entre eux ont obtenu une voix ou plus :

°

Avec 5 voix :

métro bondé 

un parfum de clémentine

agrandit l’espace

: Antoine Gossart,

et :

Premières violettes

Les poings un peu marbrés

du nouveau-né

: Monique Leroux Serres.

°

Avec 4 voix :

migrants à la une –

l’hôte dans mon jardin

un oiseau sans nom

: Eléonore Nickolay.

°

Avec 3 voix :

aube naissante –

glissent entre les pins

des nappes de silence

: Philippe Bréham;

les oiseaux

dans le laurier-sauce

~ deux feuilles dans le poulet

: Patrick Fetu;

un nouveau jour

ouvrir les fenêtres

de l’ordinateur

: Eléonore Nickolay.

°

Avec 2 voix :

Découvrant son cadeau

Elle retrouve

son enfance

: Leila Jadid;

deux notes métalliques –

la bourrasque joue

du portail

: Dominique Borée;

feuilles mortes

aux trousses du chien

le vent d’automne

: Christiane Ranieri;

glaçage des verres –

les seins de la serveuse

échauffent les esprits

: Antoine Gossart;

héron –

j’invite un inconnu

à le regarder

: Valérie Rivoallon;

Routards obsolètes –

ses rêves de voyages

au recyclage

: Isabelle Freihuber-Ypsilantis;

sieste érotique –

le vent d’hiver

hausse le ton

: Dominique Borée;

soleil d’hiver –

un été

derrière la fenêtre

: Jacques Quach;

°

Avec 1 voix :

aujourd’hui encore

elle cache ce tatouage

sur son avant-bras

: Patrick Fetu;

Avec son oeil neuf

elle découvre des rides

autour de ses lèvres

: Marie-Alice Maire;

caniveau –

j’imagine le bruit

de la grenouille

: Valérie Rivoallon;

cette cascade 

qui tombe des rochers

quel silence!…

: Philippe Bréham;

Cristallin tout neuf –

elle perçoit les nuances

argentées de l’air

: Marie-Alice Maire;

Envol de l’oiseau

ses ailes dans la nuit

découpent le ciel

: Véronique Arnault;

jour de février –

le jaune arrogant

d’un jeune crocus

: Isabelle Freihuber-Ypsilantis;

jour gris et pluvieux,

une peau d’orange

sur le trottoir

: Daniel Py;

la demi-lune

en plein jour – hâte

de t’embrasser de nouveau

: Eléonore Nickolay;

La poussière voltige

dans un rayon de soleil

Air de Chopin

: Danièle Etienne-Georgelin;

la Seine noire

allongées sur les flots

les lumières d’un bar

: Cécile Duteil;

le métro s’arrête

les lumières s’atténuent

nos genoux se frôlent

: Philippe Gaillard;

Lettres d’or sur ta tombe

S’écaillent un peu plus

Au fil des saisons…

: Leila Jadid;

sur le boulevard

deux policières armées –

leur sourire charmant

: Philippe Bréham;

tétée 

dans le métro –

le mari cache le sein

: Valérie Rivoallon.

°°°

Véronique Arnault, Valérie Rivoallon et Fabienne Caurant, Minh Triêt Pham nous ont fait part d’événements les concernant (au mois de mars prochain, pour la plupart). Je vous relaierai ces infos très prochainement.

Merci!

D.

PS : Notre prochain kukaï aura lieu samedi 12 mars à 15 hères, au bistrot d’Eustache

Ogiwara Seisensui – 7/19 – pp. 294-5/334.

18 février 2016

En une occasion, Seisensui écrivit son propre verset libre pour faire contraste avec son haïku de style libre :

vers le ciel / les épis de blé / doivent grandir / je tiens un enfant

A ce rendu en vers libre il donna le titre approprié – peut-être trop approprié – de « paraphrase » :

(…) (…)

La « paraphrase », bien qu’un peu exagérée, illustre cependant bien la différence structurelle entre haïku et shi : le dernier retrace l’expérience mentale du poète, tandis que le premier se concentre sur le point focal de cette expérience.

Les deux traits distinctifs du haïku, une submersion dans la nature et la pénétration instantanée, sont reliés. Seisensui commenta, à ce propos, dans un de ses écrits antérieurs, un essai intitulé « Poésie d’illumination » : « Nous voulons voir la nature à l’intérieur de nous, ou, disons différemment, nous voulons contempler la nature de l’intérieur. Au lieu de l’interpréter par la connaissance ou de l’apprécier par goût esthétique, nous voulons la sentir instinctivement, avec notre être tout entier. Nous voulons poser les bases de notre vie spirituelle sur une telle « illumination »…

Si nous prenons une fausse approche, nous ne serons pas capables d’avoir cette sorte d’illumination, peu importent nos efforts même désespérés. Nous devons vivre intensément avec un coeur humble, après quoi, comme une révélation divine, elle apparaît mystérieusement, mais clairement, dans notre miroir mental. Ce sera un symbole précieux. Une telle illumination apportera une joie comparable à l’exaltation religieuse. Une expérience similaire a été décrite par Goethe :

A cet instant joyeux / je me sens si petit et si grand

(: Faust, I,1)

Une personne se sent si petite parce qu’elle est tissée dans la nature; elle se sent si grande parce qu’elle inclut toute la nature.

Nous ne devons pas rater cet éclair (de lumière). Nous devons capturer la sensation de cet instant précieux. Nous devons constamment essayer d’approfondir notre perception et obtenir une plus grande illumination en notant et en exprimant nos sentiments de ces moments.

La forme du haïku est brève, pointue et intense parce qu’elle vise à noter le moment de lueur rare où notre vie rayonne. C’est très petit et c’est très grand, cela reflète ce que nous sommes. »

Ici Seisensui unifie le panthéisme et la poétique. Le but du poète est d’arrêter la nature qui est soudain dans en en dehors de lui. Il doit noter le précieux moment d’illumination en quoi le soi et tous les autres, hommes et nature, subjectif et objectif se fondent. Une telle expérience ne dure qu’un instant à cause de la pression consciente de l’esprit conscient, d’où il découle que la forme d’un verset qui vise à le transcrire doit être courte.

(à suivre…)

Ogiwara Seisensui – 6/19 – pp. 292-4/334

18 février 2016

La deuxième différence majeure entre le vers libre et le haïku de style libre, une différence de traitement et de structure, forme le fond d’un échange entre Seisensui et Hakushû concernant le « shi » de trois lignes de Hakushû titré « Vision par un beau jour » :

Ce que c’est beau! / Comme je regarde au loin, voiliers / et pic magnifique du Mont Fuji!

Critiquant le poème dans un de ses essais, Seisensui observe que le sujet avait été traité par des générations de haijins, et que, du point de vue du haïku, les mots « Comme je regarde au loin » étaient superflus. Un haijin aurait dit :

Comme c’est beau! / le pic magnifique du Mont Fuji / et un voilier

Transformée de cette manière, dit-il, la mire du poème est plus aiguisée et il présente le sentiment du poème en un éclair. Il concluait par l’observation que le poème de Hakushû était comme de la gelée liquide dans un récipient attendant de se stabiliser.

Dans une contre-attaque, Hakushû dit que son poème était lyrique, ce qui permettait un plus grand jeu dans le temps et l’espace que ce que permettait un haïku. Son sentiment poétique à ce moment n’était pas instantané, mais progressif; c’est pourquoi les mots « Comme je regarde au loin » devaient être inclus pour indiquer le passage du temps. Son champ de vision était plus large que ce qu’impliquait la révision de Seisensui, parce qu’il contenait plus qu’un voilier et le pic du Mont Fuji au loin. Il concluait que Seisensui était comme un mordu de photographie trop avide, dont la seule préoccupation était de faire boomer l’appareil, et comparait le haïku de Seisensui : « Comme c’est beau… » à un plat de fruits de mer ssec d’avoir trop cuit.

Qui avait raison? Le poème de Hakushû paraît être le plus séduisant des deux parce que la forme de son verset est plus fraîche, tandis que le haïku de Seisensui souffre d’employer la forme conventionnelle en 5-7-5 pour exprimer un thème conventionnel très rebattu : la beauté du mont Fuji.

Seisensui même était conscient de la platitude du poème et dit que c’était la sorte de haïku que l’on pouvait trouver dans le recueil de haïkus de n’importe qui. D’un autre côté, le poème de Hakushû n’est pas beaucoup meilleur, parce que, bien que la forme soit neuve, son thème ne l’est pas.

Seisensui avait raison quand il remarquait, dans sa réfutation de la charge de Hakushû, que le thème en était ancien dans la tradition du haïku et ne donnait aucun sentiment de fraîcheur. Cependant Seisensui n’était pas complètement loyal en transformant un verset libre sur un thème conventionnel en haïku conventionnel, redoublant ainsi de conventionnalisme.

Quoi qu’il en soit, le poème de Hakushû et la révision de Seisensui montrent un bel exemple de la différence structurelle entre vers libre et haïku de style libre. Selon sa propre analyse, le poème de Hakushû progresse selon trois phases : premièrement, le poète ressent la beauté générale de la scène, puis il découvre les voiliers et enfin il lève les yeux vers le Mont Fuji. Dans le haïku de Seisensui, le poète a un flash d’inspiration instantané, dans lequel la beauté de la scène, un voilier et le Mont Fuji sont rassemblés. « Le rythme du « chi », comme celui du tanka, progresse dans le temps », observe-t-il, « mais le rythme du haïku est plus spatial ».

Ailleurs, Seisensui décrivit explicitement la structure du haïku comme un zoom. « Le sentiment est condensé en une lueur », dit-il. « Puis cette lueur est notée verbalement, tous les mots servant à amener ensemble les rayons de lumière proches en un seul point. C’est la structure de base du haïku. » Il emploie quelques autres images pour comparer « chi » et « haïku ». Une fois, il compara toute poésie à une pyramide et dit que les poèmes longs se situaient à la base de la pyramide, alors que les haïkus étaient comme son sommet pointu. En une autre occasion, la comparaison se fit avec de l’eau courante. « Quand le sentiment poétique de quelqu’un coule avec le rythme d’une rivière, il devrait prendre la forme d’un long poème de beaucoup de lignes » dit-il. « Mais quand le cours se précipite et finalement chute d’une falaise, l’expression est plus courte et saute comme une cascade. C’est, à mon sens, la structure de haïku.3 Le dernier lot de comparaisons fait ressortir un point important : la différence structurelle entre haïku et vers libre découle d’une différence dans la nature du sentiment du poète. Le haïku exprime une perception immédiate, une brève submersion de soi dans la nature, tandis que le « chi » plus long trace un train de pensées et de sentiments.

(à suivre…)

Ogiwara Seisensui – 5/19 – pp. 290-2/334

18 février 2016

…/…

Cependant, à la différence de ces autres innovateurs formels, Seisensui voulait revendiquer pour sa propre oeuvre un nom traditionnel. Puisqu’attaquer les exigences de la longueur des 17 syllabes et la référence saisonnière c’était attaquer la définition formelle du haïku, Seisensui devait substituer une analyse qui ne se fondait pas sur des éléments formels per se. Ses essais pour le faire et pour défendre son oeuvre en tant que haïkus contre les critiques du poète majeur du vers libre Kitahara Hakushû sont au centre d’une des controverses littéraires les plus vivantes du Japon moderne.

En réfutant Hakushû aussi bien que dans ses autres écrits approfondis sur le sujet, Seisensui distingua le haïku de style libre du vers libre en deux chefs principaux : le premier était le contenu : le vers libre traite de toutes sortes de sujets, mais le contenu du haïku se limite à la nature; le haïku exprime en particulier une relation particulière avec la nature qui se développa durant le cours de l’histoire de cette forme poétique. Le deuxième était le traitement : le vers libre est de structure linéaire et discursive, retraçant le cours des expériences mentales du poète; à l’opposé, le haïku est centripète, mettant la focale sur une perception intuitive, instantanée. Seisensui évoqua ces points dans « Du vers libre et du haïku », un long article qu’il écrivit en réponse à Hakushû. :

« La poésie traite de toutes sortes de sujets – matériaux lyriques, épiques, scènes naturelles, passions humaines, pensées sociales. Mais, dans mon opinion, le haïku ne doit traiter que d’une chose, une « saveur de la nature » capturée à travers une contemplation de la nature. Le royaume du haïku est de fait très petit, comme il saisit seulement les « saveurs de la nature » dans le grand monde de la poésie. Bien sûr une « saveur de la nature » peut être traitée dans d’autres formes de poésie, mais dans le haïku, elle ne prend pas la forme d’une « expression » au sens ordinaire du mot; elle vise à une « submersion » qui est à l’opposé d’une « expression ». Cela rend le royaume du haïku encore plus petit. »

« Un parfum de la nature » était, dans l’opinion de Seisensui, l’essence de la tradition pré-moderne du haïku. Il se plaisait à répéter la maxime de Bashô : « Suivez la nature et revenez à la nature »; une autre expression de Bashô qu’il aimait était : « Quand vous composez un verset, qu’il n’y ait pas l’épaisseur d’un cheveu entre votre esprit et ce que vous écrivez. » Pour Seisensui, « revenir à la nature » signifiait s’unir à elle et sentir ses pulsations dans son corps. Il exprima cette idée dans sa propre formule : « Ecoutez la nature ». Les vieux maîtres du haïku ne « voyaient » pas la nature, croyait-il, mais ils l' »écoutaient ». » Citant le célèbre haïku de Bashô :

La mer déchaînée / s’étendant jusqu’à l’île de Sado, / la Voie Lactée,

il dit que le poète, ici, « écoutait » la scène, ne la « regardait pas », que l’âme du poète s’élargissait à la taille du ciel et qu’il écoutait les paroles des étoiles. Pour Seisensui, cette relation étroite avec la nature est particulière à la tradition du haïku.

Bien que parfois Seisensui attaquant le vocabulaire des poèmes de Bashô, il révérait l’attitude spirituelle qu’ils exprimaient. Il croyait que dans sa propre oeuvre il cherchait une semblable relation avec la nature. Et puisque son projet poétique était le même que celui du vieux maître, il se sentait justifié d’appeler ses poèmes de style libre haïkus et de se placer lui-même dans cette tradition qui descendait de Bashô. Quelques fois il cherchait même un précédent chez Bashô à ses propres innovations formelles. Il ne pouvait pas revendiquer que le maître du XVIIè siècle écrivait réellement des haïkus de style libre, mais il fit remarquer que Bashô fréquemment s’appuyait plus sur un rythme interne que sur un rythme externe, de sorte que beaucoup de ses meilleurs haïkus ont un rythme plus complexe que le 5-7-5. « Si Bashô n’avait pas été limité par l’idée que le haïku devait être en 5-7-5, je suis certain qu’il aurait écrit plus de bons poèmes », observait audacieusement – et pour sa propre gouverne – Seisensui.
Par exemple, Seisensui trouvait plus naturel de couper

rassemblant les pluies / du début de l’été, comme est rapide / la rivière Mogami!

en :

rassemblant les pluies / du début de l’été / comme est rapide / la rivière Mogami!

Il croyait qu’en certains cas Bashô trouvait son désir de suivre un rythme interne si fort qu’il devait casser le rythme externe de 5-7-5. Un exemple :

Un bananier / dans la bourrasque d’automne: / j’écoute la pluie s’écouler / la nuit dans une bassine,

la structure syllabique est 3-5-7-5 ou 8-7-5, peu importe le soin avec lequel le lecteur conservateur pourrait l’analyser. Seisensui pensait que Bashô utilisait par inadvertance le principe du haïku de style libre quand il portait une grande attention au rythme interne, le rythme propre à son sujet.

(à suivre…)

« A propos du haïku », par Robert Spiess (USA)

15 février 2016

, in Round the Pond, ed. Muntenia (Roum.), 1994, pp. 240-1 :

°

Le sens commun convient pour la vie ordinaire, mais le sens peu commun est nécessaire pour la vie extraordinaire – et peut-être plaçons-nous la création et l’appréciation du haïku comme appartenant à la vie extraordinaire.
Bien que rien dans le haïku  ne soit peut-être irréaliste, le réalisme est d’une nature relative dans sa fonction d’aider à la transmission de l’esprit de l’expérience événementielle offerte par le haïku.

En tant que poète de haïku, nous sommes conscients de l’attention que les haïjins japonais ont donnée aux créatures les plus petites de la terre, telles que les insectes. Mais notre propre Aristote, qui vécut bien des siècles avant le haïjin des débuts, nous exhorte à prendre connaissance de ces formes de vie inférieures, quand il écrivit :  » et nous ne devrions donc pas négliger puérilement l’étude même des animaux les plus méprisés, parce que dans tous les objets naturels se trouve quelque chose de merveilleux… Nous devrions donc entrer sans fausse honte dans l’étude de tous les êtres vivants, parce qu’en tous réside quelque chose de la nature et de la beauté. » (De Partibus Animalium, I,5.)

Inhérente au haïku est l’appréciation de l’incomplétude et le charme de l’éphémère.

Le haïku ranime notre pouvoir d’intuition qui diminue.

Les poètes de haïku peuvent trouver intéressant, voire même inspirant, d’apprendre que le philosophe Martin Heidegger croyait que la réalité se donnait à nous si nous le permettons simplement. Nous sommes perpétuellement en présence de dons. Nous nous étonnons de cette largesse. (D’après un passage de David Steinl-Rast.)

Un véritable haïku est le « testament » d’un aspect du processus du monde lui-même, en dehors de toute intervention de l’égo.

Les poètes de haïku devraient garder dans leur coeur les mots de Novalis (Friedrich von Hardenberg) : « Chaque surface visible a a une profondeur invisible élevée au rang de mystère. »

Comme les haïkus dérivent généralement d’un – ou contiennent un – aspect de la nature, ils nous aident à devenir plus intégrés à la vie, parce que plus nous pouvons être proches de la nature, de la terre, des créatures de notre planète, et plus nous sommes en synchronisation avec le mouvement de l’univers. (Soufflé en partie par un passage de Deng Ming-Dao.)

Bien que les poètes de haïku « isolent » un instant présent d’expérience du flux continuel d’événements, ils sont conscients des ramifications qui peuvent résulter du flot structurel du moment isolé. Ils sont en accord avec les mots de John Muir : « Chaque fois qu’on essaie de choisir quoi que ce soit par lui-même, nous trouvons qu’elle est fixée à tout le reste dans l’univers. »

Dans leur reniement de l' »égoïté » (« egoity »), les haïkus sont salutaires pour notre esprit, parce que nous nous souvenons que c’est une « égomanie » qui provoqua la chute de Lucifer.

Un haïku véritable est à la fois discipliné et mystérieux.
Il semble que les poètes de haïku réalisent au fond de leurs sentiments que si les souhaits d’être séparés de la nature, de la dominer complètement, étaient accomplis par l’humanité, cela signifierait la mort de l’humanité. Cela commencerait probablement par les règnes esthétiques et spirituels, continuerait dans les régions psychiques ou mentales, et finirait par la destruction philosophique et l’extinction.
Les haïkus sont l’harmonie des choses avec soi-même.

°

un melon rond / dans un champ de melons ronds / – libellule au repos

le pin centenaire – / un champignon mort / tacheté de rosée

vent hivernal – / peu à peu le nid d’hirondelles / s’effrite dans la grange

Robert Spiess.

°

« Qu’est-ce qu’un haïku ? », par Catherine Mair (N.Z.)

14 février 2016

, dans Round the Pond, éd. Muntenia, 1994, pp. 210-1. :

°

En 1988, je reçus mes premières notions concernant l’écriture et la structure du haïku. Je réalisai que cette forme trompeusement simple renfermait une philosophie et des perceptions qui pouvaient remplir l’étude d’une vie entière. Ici, en seulement 17 syllabes, il pourrait y avoir l’incarnation de l’art.

Ecrire des haïkus réussis est tentant, mais, à l’occasion, quand on y réussit, la gaieté de coeur est…

Je savais que dans ce médium se trouvait une forme d’expression qui pouvait me donner un débouché créatif dans les limites de ma vie de famille exigeante.

Lisant des haïkus de différents pays, je trouve plaisir à l’étendue infinie des sujets explorés et des limites testées. Aujourd’hui il est rassurant de travailler à l’intérieur d’un cadre de références plus souple. Cependant, comme avec tant de sagesses, les bases sont presque toujours valables , et je peux voir qu’afin d’écrire un morceau mémorable, on doit se rappeler l’essence du haïku… harmonie et contraste, immédiateté, unité avec l’univers, usage d’images concrètes pour transmettre l’universel, et rythme à l’intérieur des lignes.

Après m’être concentrée sur la poésie, par exemple, je trouve que j’ai besoin d’ouvrir les fenêtres et les portes de mon esprit de façon à ce que le processus intuitif puisse apparaître non encombré par les distractions de l’intellect. J’ai besoin d’éclaircir le chemin vers cet état de perception aiguisée.

Quelquefois quand mon esprit faiblit, si je lis un bon haïku, c’est comme si j’avais bu un verre d’eau pure et fraîche.

Peut-être écrire des haïkus est-il dans un sens comme prendre des photos… parmi nombre d’entre elles une ou deux peut-être possèderont une brillance particulière. Cela vaut le coup d’écrire tous les autres pour y arriver.

Ouvrir votre esprit et libérer vos sens est semblable à préparer la terre d’un jardin. Qui sait ce qui peut y pousser.

L' »occidentalisation » du haïku (c’est-à-dire les très bonnes oeuvres écrites par des poètes nord-américains) et l’exploration d’autres formes, particulièrement le renga japonais – ou versets liés – m’intéresse… J’aime l’idée d’un esprit activant et élargissant un autre esprit et l’idée de travailler en tandem. On semble emmener l’autre le long de sentiers surprenants et intéressants, avec, quand cela fonctionne au mieux, des résultats fascinants.

Comme pour toute oeuvre créatrice excellente, l’originalité est le but. Créer quelque chose qui n’a jamais été perçu tout à fait de cette manière auparavant… ah!

°

seul dans l’infini / blanc, un cycliste / pédalant vers nulle part

au virage / un canard blanc évalue / le trafic

Catherine Mair

°

 

 

« Pourquoi j’écris des haïkus » par Penny Harter

12 février 2016

« Pourquoi j’écris des haïkus : entrer dans l’instant » par Penny Harter (USA), in « Round the Pond » (Roum.), 1994, pp. 182-3.

°

J’écris des haïkus depuis vingt ans, et avant cela des poèmes plus longs, pendant dix ans. J’écris des haïkus pour un certain nombre de raisons. Ecrire du haïku ouvre mon cerveau, mes sens et mon esprit. Cela m’aide à entrer en contact avec ce qui est le plus important : la simplicité et l’essence de l’instant, en vivant dans le présent et en faisant attention à l’ici et au maintenant.Ecrire des haïkus est pour moi une sorte de méditation.

flocons de neige – / poussière au bout / de mes bottes

De plus, quand j’écris des haïkus, je deviens consciente de la relation entre moi et « autre », alors je deviens « autre ». Et je ressens souvent une relation entre deux choses (objets, événements, personnes) rassemblées en juxtaposition, d’une nouvelle mais inévitable manière, créant une sorte de brèche d’étincelle

ma fille en travail – / j’aide le moucheron / à partir de mon giron

Finalement, je veux partager les sentiments évoqués par mes perceptions, espérant créer une réaction harmonique chez le lecteur, connectant le lecteur et moi-même. Pendant l’été 1987, mon mari et moi fûmes assez chanceux de pouvoir passer une nuit dans un dortoir de pèlerins sur le mont Haguro. Quand j’entrai dans la salle spacieuse, ouverte par deux côtés sur le ciel, je tombai à genoux sur le tatami et ouvris les bras :

du bout des doigts au bout des doigts / toujours plus de ciel – / Mont Haguro

C’est ainsi qu’arrivent les haïkus. Pour moi, chaque haïku que j’écris c’est comme une expiration, rendant reconnaissance, affirmation et gratitude à la terre.

l’apiculteur / fredonne / en retour

(Une version légèrement différente de cet essai parut d’abord dans « Newsweek Japon » du 8 décembre 1988.)

°

vent de montagne – / nos pieds froids / se trouvent

cloche du temple – / à l’intérieur, une mouche / bourdonnant

sous le pont / près du cimetière, de l’eau / tombe dans de l’eau

Penny Harter.