dans « Albatros/s » Vol IV, n° 1/2, pp. 9-13 :
Cet essai suggère que le bouddhisme zen a une influence profonde sur le développement de la poésie du haïku au Japon, et que les meilleurs haïkus reflètent les qualités du zen. Plusieurs haïkus de Hackett y figurent, ainsi que des citations de sources spirituelles représentant des religions occidentales et orientales, et des oeuvres – en particulier – de R.H. Blyth (1898-1964), le mentor de Hackett. « Vous êtes cela » contient un avant-propos et une conclusion personnels.Cet essai se compose de deux parties principales:
- Le moment-haïku
- Le poème haïku.
AVANT PROPOS PERSONNEL : Quelle que soit l’approche du haïku, l’écrivain (et le lecteur) ne devrait pas confondre la simplicité du haïku véritable avec l’insignifiant. Parce que, comme Blyth le discerna, « les haïkus ont une simplicité illusoire à la fois pour ce qui concerne la profondeur de leur contenu et leurs origines. » Le but définitif de la poésie de haïku est de refléter ces moments très particuliers dans lesquels nous voyons et expérimentons la vie des choses, et n’est pas concerné par le trait d’esprit, le didactisme, ni même la beauté. Les vrais haïkus ont une profondeur illusoire, caractérisée par des qualités existentielles qui peuvent s’exprimer dans n’importe quelle langue. Les haïkus peuvent être une manière de prise de conscience vivante qui, combinée avec la méditation, devient un chemin qui mène, par-delà la poésie, vers une appréciation bienheureuse de ce présent éternel qu’est la vie.
PREMIERE PARTIE : Le moment-haïku.
On néglige souvent, en écrivant des haïkus, la distinction cruciale que l’on doit faire entre la perception initiale d’un instant particulier dans la nature – le moment-haïku – et le processus final d’écriture dans lequel l’écrivain essaie de partager son expérience avec autrui. La première partie aborde six aspects du zen requis pour le haïku. Ce sont :
- Le Présent Eternel
- La contemplation de (re)centrage
- La plus grande nature
- L’immédiateté et la franchise
- La chose telle qu’elle est
- L’interpénétration spirituelle.
1) LE PRESENT ETERNEL est la première caractéristique du moment-haïku. Clé de toute discussion du moment-haïku est le dévouement constant du poète à refléter le Maintenant éternel de la création.
profonds dans le cours d’eau
les gros poissons immobiles
face au courant
La plus grande bénédiction (pour moi) du zen et du haïku est leur préoccupation pour le présent éternel. Ce fut la convergence du haïku sur le Maintenant qui attisa d’abord mon intérêt pour cette poésie et me fit la développer en anglais. Car, avant d’écrire du haïku, un accident presque mortel occasionna l’expérience suggérée par mon verset :
Avec l’arrivée de la mort,
Seul ce moment présent
se fait connaître comme réel
Cette révélation me fit comprendre que « le chemin de la poésie… consiste à donner la valeur la plus grande possible à chaque instant. » (Blyth).
La conscience de l’éternel présent de la vie n’est pas réservée à la philosophie orientale. La qualité transcendante du Maintenant a été reconnue par de grands sages d’autres religions, y compris par le mystique chrétien du Moyen-âge Maître Eckhart, qui prêcha avec ferveur : « L’Eternité est maintenant » et « Dieu crée l’univers entier complètement et entièrement dans ce Maintenant présent. » Il y a donc la possibilité d’intuitions mystiques quand on écrit et vit une Voie Zen du haïku.
2) LA CONTEMPLATION DE RECENTRAGE est cette pratique que Wordsworth décrivit comme : « Regarder fermement l’objet. »
Encore et encore
le mille-pattes grimpe sur cette tige brisée
– puis essaie au-delà
La contemplation de (re)centrage de la nature est inestimable pour la découverte de moments-haïku, et formait la base de l’approche du haïku par Bashô. Les poètes de haïku devraient expérimenter l’éventail le plus large possible de sujets naturels. Des moments de haïku merveilleux sont le fruit de la contemplation proche de la nature, même des soi-disantes formes les plus inférieures de la vie.
L’araignée tisse autour
et autour de son modèle ancien
vers le centre
3) LA PLUS GRANDE NATURE. Selon le zen : « Les paroles des maîtres sont exactement au bout des plantes en fleur. » Pendant des siècles, on a considéré le haïku comme représentant la poésie de la nature; une poésie dans laquelle les humains, s’ils sont présents, baignent dans ce que les écologistes ont appelé « la plus grande Nature ». Il y a de profondes raisons spirituelles aussi bien qu’écologiques qui font que nous devons retenir le concept classique de haïku comme étant une forme de poésie de la nature.
Quant à ce qui constitue la plus grande nature, contemplez les grandes peintures de paysages chinoises et japonaises. Les humains, si toutefois on les représente, sont montrés comme faisant partie intégrale de la création naturelle. Ces peintures sont d’exquis exemples de la vivions mystique de la nature qui a si profondément influencé les esprits orientaux. La vision myope anthropocentrique de l’Occident est une vision dangereusement limitée, comme la science écologique l’a montré. Créer des haïkus en dehors du reste de la nature trahit une ignorance de notre place dans la plus grande nature, et un esprit appauvri. Les sages de l’Inde védântique ont réalisé il y a des millénaires que « Le Seigneur… se trouve dans les plantes et dans les arbres… et s’étend dans tout l’univers. » Pour de seules raisons spirituelles, le haïku doit continuer à être une forme de poésie de la nature. La profondeur et la largeur de la Création naturelle (et la conscience universelle) ne méritent rien de moins.
Ecologiquement parlant, nous pouvons espérer que retenir le dévouement traditionnel du haïku pour la nature aidera à recentrer la conscience et les valeurs humaines sur la précieuse biosphère terrestre que chaque jour l’ignorance et la cupidité humaines mettent de plus en plus en danger.
4) Immédiateté et caractère direct (ce que le zen nomme l’Ainsité.)
La qualité d' »ainsité » dans le haïku implique la conscience instantanée, sensuelle du poète de l' »éternel présent » de la vie. Le moment-haïku devient alors un moyen de contemplation recentrante pour le poète. en libérant notre esprit de pensées errantes, nous devenons l’ami attentif de nos sens, ce que requiert le zen et le haïku.
Comme disait Thoreau : « Qu’est-ce que j’ai à faire dans les bois si je pense à quelque chose en-dehors des bois ? »
5) LA CHOSE TELLE QU’ELLE EST (ce que le zen nomme la talité.) La qualité spéciale et concrète de la chose juste-telle-qu’elle-est du moment-haïku. Blyth note que « la talité des choses est ce que le poète cherche (et devrait chercher), écoute (et devrait écouter), sent ‘devrait sentir), goûte (devrait goûter). » Blyth écrit aussi : « La grande erreur de la vie et de la poésie est le désir de fuir les choses au lieu d’y pénétrer, de s’échapper de ce monde (matériel) pour un monde de rêve. »
Rien que des montagnes… / cependant, sur chaque vent, / l’odeur de la mer
Dans cette flaque marine / s’échappant d’un crabe écrasé, / plusieurs petits crabes
L’esprit du haïku se conforme à la talité, dans le concret et la sensualité (« sensuosity ») des choses. En créant des haïkus, il est impératif que le concret et la particularité des CHOSES devraient gouverner et notre conscience et notre témoignage.
Les figures de rhétorique sont une menace distrayant du caractère direct du haïku, et devraient être évitées. Aussi vénérables que soient ces techniques poétiques, elles détournent de la qualité essentielle du haïku de la chose juste-telle-qu’elle-est.
6) L’INTERPENETRATION spirituelle est une des qualités les plus importantes du moment-haïku, une qualité bien connue de Bashô, mais communément négligée par poètes et commentateurs. Comme dit Blyth : « La Voie du haïku requiert… un plongeon perpétuel du soi dans les objets. »
Le long fil d’une toile / flottant à chaque extrémité, navigant libre / sur la brise de la montagne
L’interpénétration spirituelle est un état ontologique dans lequel un sens transcendant d’identité est perçu intuitivement entre ce que nous pensons habituellement de nous-mêmes et des autres choses.
Matin très froid : / des moineaux assis / sans cous
Centré maintenant / sur l’odeur d’un vieil os / l’esprit de mon chien
Le haïku requiert un coeur tout-compatissant. Interpénétrer, s’unir aux choses, nous trouver en union avec toutes choses, c’est vivre la Voie du Zen. Dans la mesure où cet esprit se manifeste en syllabes, cela peut être un Chemin-de-haïku. Que cette interpénétration ait été un principe cardinal pour Bashô est confirmé par son plaidoyer de « pénétrer dans l’objet, percevoir sa vie délicate, et ressentir ses sentiments, d’où il découle qu’un poème parle de lui-même. »
De Bashô, encore :
« … Gardez vos préoccupations subjectives par-devers vous-mêmes. Votre poésie coule de son propre chef quand vous et l’objet vous unissez… Aussi bien tournée que puisse être votre poésie, si vous et l’objet êtes séparés, alors votre poésie n’est pas de la vraie poésie, mais une apparence de la vraie. »
Mantenant libre dans le monde / le vieux perroquet perché: / sa solitude!
D.T. Suzuki suggère que l’interpénétration peut annoncer quelque chose de cosmique. « … une infinie fusion ou interpénétration de toutes choses, chacune avec son individualité, renfermant cependant quelque chose d’universel. »
A l’intérieur de sa graine creuse / et tout le temps autour d’elle : / la forme du vide
Se rapprochant des déferlantes / chaque empreinte de pas devient / celle de la mer
Les écritures mystiques de l’Inde donnent des exemples livides d’interpénétration spirituelle. Là, le coeur tout-compatissant embrasse l’entier royaume écologique de la vie. Tel que les Upanishads le révèlent : « Le Seigneur est la vie qui sourd brillante de chaque créature » et : « Vous êtes Cela ».
Fourmi robuste, même / lourdement chargée tu grimpes / le mur abrupt de la montagne
L’interpénétration spirituelle n’est pas confinée à la philosophie orientale comme le maître chrétien Eckhart le souligne : « … Dieu est en toutes choses… Chaque créature est remplie de Dieu… ». « Toutes les créatures sont inter-dépendantes. » « Nous devons apprendre à percer les choses (par l’interpénétration) si nous voulons appréhender Dieu en elles. »
En résumé, l’interpénétration spirituelle crée le sens de l’Unité chantée par les mystiques de différentes religions. Cette union profonde entre poète et sujet est une reconnaissance intuitive de l’Unité dans le Tout qui se conforme à devenir. Le vivre et l’écriture du haïku peut devenir (pour certains) une Voie Spirituelle, une voie de conscience vivante aussi bien qu’une voie de poésie.
IIè PARTIE : LE POEME-HAÏKU. La forme du haïku et le style d’expression.
Wordsworth observa que « la poésie est l’émotion recueillie dans la tranquillité. » Et il devrait en être ainsi de la création de la poésie de haïku également. Cela implique la tâche souvent dévoreuse de temps de créer un poème-haïku, c’est-à-dire d’accomplir la note initiale du moment-haïku en mots soigneusement choisis de manière à ce qu’ils puissent être partagés au mieux avec autrui.
LA FORME DU HAÏkU. Les haïkus ont besoin d’une forme structurale à la fois pour recueillir le respect littéraire et pour décourager l’anarchie. En pratique, j’ai trouvé que le haïk due dis-sept syllabes traditionnel était un défi excitant, et le meilleur moyen de transmettre artistiquement la nuance. Je privilégie une forme en trois lignes composée idéalement de 5-7-5 syllabes. Les haïkus modernes qui sont trop brefs semblent insuffisamment suggestifs, obscurs ou simplement inintelligibles. Les vrais haïkus ne sont pas des puzzles de mots à déchiffrer. Un haïku devrait toujours procurer assez pour garantir l’intérêt du lecteur et la re-création imaginative! Le vrai défi en créant le haïku n’est pas la brièveté, mais le partage du moment-haïku. Une sélection soigneuse de modificatifs et d’articles, ainsi que de noms et de verbes, peut enrichir la vie, le naturel et le son d’un haïku. Egalement, nous devrions nous sentir libres d’utiliser la riche palette suggestive de la ponctuation.
LE STYLE DE L’EXPRESSION DU HAÏKU devrait être gouverné par le naturalisme, la vie et le caractère direct. La vie (pas l’artifice) caractérise la vraie poésie du haïku, de façon à ce que la sainteté du moment-haïku devrait toujours avoir priorité sur le style. Le Naturel devrait gouverner l’expression du haïku, pour que la syntaxe et la diction habituelles soient appropriées au haïku. Je suis d’accord avec Wordsworth que nous devrions employer « une sélection de langage vraiment en usage » par tout un chacun. Toute distorsion délibérée de langage, telle que l’émulation d’un usage japonais est une pratique nuisible à la création du haïku. (Il est significatif de voir que de nombreux haijins japonais importants emploient une norme de 5-7-5 syllabes dans leurs propres haïkus en anglais.) Les vrais haïkus sont directs, pas obscurs, ni abstraits, ni intellectuels. Donc, le didactisme et les jeux de mots sont déplacés dans le haïku. Cependant un humour naturel peut avoir confortablement sa place dans le haïku, tout comme dans le zen.
Les bécasseaux s’enfuyant / se retournent soudain / et pourchassent la mer!
CONCLUSION PERSONNELLE : Bien que le haïku et le zen se soient développés au Japon, je crois fermement qu’ils ont tous deux une portée universelle et ne devraient pas être considérés comme « étrangers » ou exotiques. C’est l’espoir et la motivation de ma vie qu’en utilisant le haïku comme un art du zen, nous pouvons devenir plus conscients de cet éternel présent et de l’Unité spirituelle qui y réside. Cette voie du « Vous êtes Cela » du haïku est dévouée au salut de l’âme d’un monde fou. C’est un chemin embelli par l’émerveillement et la richesse de la vie, qui se réalise à travers une conscience respectueuse du moment qui toujours va se produire. »
James W. Hackett.