Round the Pound : une anthologie compilée par Ion Codrescu (éd. Muntenia, Constantza, Roumanie), 1994.
Préface de Ion Codrescu :
Après l’influence des estampes japonaises sur la peinture impressionniste et post-impressionniste en Occident dans la deuxième moitié du XIXè siècle, une autre forme artistique, venant aussi du Pays du Soleil levant, qui se manifesta cette fois par la poésie – haïkaï, hokku ou haïku -, attira l’attention d’écrivains européens.
Soit que l’oeil n’ait pas besoin de « traductions » pour comprendre le langage visuel des gravures japonaises et que la leçon de l’esthétique japonaise soit passée directement comme de l’air frais à travers la fenêtre des innovations promues par Manet, Degas, Monet, Van Gogh, Gauguin, Toulouse-Lautrec, la voie du haïku dans la poésie mondiale fut plus discrète et plus lente, comme la langue japonaise représentait un obstacle insurmontable pour les étrangers. Les premiers qui « transplantèrent » cette poésie au-delà des frontières de l’archipel nippon furent quelques écrivains européens qui connaissaient le japonais. Les traductions, les anthologies de poésie japonaise, les études de quelques critiques littéraires, les associations et revues de haïku, les volumes de poètes non-japonais furent les moyens par lesquels le haïku se fit connaître dans la littérature occidentale.
Bien que des poètes connus du XXè siècle écrivirent des haïkus (Claudel, Séféris, Machado, Paz, Rilke) et qu’ils soient étudiés dans les écoles primaires, collèges et universités de quelques pays, qu’ils soient lus à la radio ou à la télévision, qu’ils soient analysés dans des congrès et festivals internationaux, qu’ils possèdent des maisons d’édition spécialisées, cette forme poétique est encore méconnue. Quelques dictionnaires et histoires des littératures font des commentaires à son propos, mais peu de critiques y prêtent attention et peu de magazines littéraires consacrent colonnes ou pages au haïku. Il y a encore des éditeurs, des critiques, des poètes qui ne l’acceptent pas, parce qu’ils ne le comprennent pas, ou parce qu’ils pensent que le haïku ne doit être écrit que par des Japonais. Le sonnet n’a-t-il été écrit que par des Italiens, le ghazel que par des Arabes et les psaumes que par des Juifs ? D’où vient cette interdiction ? La poésie est comme un oiseau libre qui ne connaît pas de frontières, comme des graines portées par le vent, qui grandissent, fleurissent et portent fruits là où elles trouvent de la bonne terre sans demander la permission à quiconque.
Qui lit du haïku pour la première fois et est habitué au poème occidental dira que certains mots ne sont pas poésie, que les quelques traces de pinceau de l’estampe « Aveugles traversant un pont » de Hakuin ne peuvent pas être comparées avec celles de « La parabole des aveugles » de Bruegel, même si l’art est de grande qualité à la fois dans l’estampe japonaise et dans la peinture flamande. Le drame est le même et il nous impressionne également, même si un artiste n’utilise que quelques nuances d’encre et l’autre de nombreuses couleurs. L’estampe de Hakuin contient un poème dans sa partie supérieure, qui, dans une traduction libre, dit que la vie intérieure et le monde éphémère sont comme un pont de bois pour des aveugles, et que l’esprit est le meilleur guide pour les franchir. En vérité, l’esprit des formes peintes par les deux grands artistes irradie, dépasse les différences techniques telles que laperspective spatiale, la composition, le rythme plastique et atteint le spectateur, lui parlant en le touchant, peu importe qu’il vienne d’Occident ou d’Orient.
Le haïku sera-t-il, plus de trois cents ans après la mort de Bashô, un catalyseur pour la poésie occidentale, comme l’estampe japonaise l’a été pour la peinture à la fin du XIXè siècle ? Le fait qu’il ait survécu mieux que d’autres formes poétiques maintenant oubliées, que dans de nombreux pays des poètes cherchent à en comprendre l’esprit en dépit de l’opacité de quelques uns et la cécité de certains autres envers cette miniature lyrique, que Léopold S. Senghor considérait comme « le plus beau poème au monde », nous incite à poser cette question. L’Occident s’approcha de l’esprit poétique japonais il y a quelques années, si on pense aux renga écrits du temps de Bashô et à l’explication par Edgar A. Poe du poème long : « Ce que nous appelons un poème long est en fait simplement une succession de poèmes brefs – c’est-à-dire de brefs effets poétiques… » Le caractère visuel, l’image concrète, l’impression fraîche, abrupte et non ornée révélés par le renga et le haïku attirèrent les poètes Imagistes vers la poésie japonaise. En 1917, Ezra Pound écrivit que la poésie devait être sans tapage rhétorique ni débauche luxuriante; elle devait être dépouillée et directe.
Bien que le haïku soit, peut-être, le poème le plus court de la littérature mondiale, bien que sa forme soit simple et vous donne l’impression que tout le monde peut l’approcher, sa première lecture laisse beaucoup de personnes indifférentes et déçues, comme elles n’y trouvent pas les éléments de la poésie occidentale – la réalité est cependant bien différente. Derrière cette simplicité il y a toute une esthétique que ne peuvent apercevoir que ceux qui croient que la poésie est quelque chose d’autre que ce qu’une Europe anthropocentrique nous a enseigné.
Pour suggérer un paysage, une image, ou un instant, juxtaposer deux ou trois images en peu de mots signifie maîtriser une technique d’écriture qui peut difficilement s’acquérir. Roland Barthes écrivit dans L’Empire des signes que « le haïku semble donner à l’Occident des droits que sa littérature refuse de lui donner… » parce que ce poème ne décrit pas, n’interprète pas une impression, un certain état d’esprit ni une émotion, mais qu’il les présente directement, en évitant les abstractions, les métaphores, les comparaisons et les épithètes. Le haïku est le poème des noms ou un « poème sans mots », comme l’appelle Alan Watts.
Qui cherche des éléments de rhétorique dans le haïku sera déçu; des mots simples, des choses simples, des fragments d’un tout qui est seulement suggéré. Qui compte les syllabes sera étonné de voir que certains poèmes, même classiques, sans parler des créations modernes ou contemporaines, ne respectent pas cette règle formelle des 5-7-5 « onji », les « syllabes » japonaises.
Quelquefois, en Occident, certains niveaux de compréhension du haïku passent aisément ou difficilement, et sont souvent accentués. Depuis l’antiquité, les Européens se sont nourris de l’aphorisme de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Cet anthropocentrisme, promu par un philosophe contemporain de Périclès, a pénétré la culture européenne depuis deux mille ans, l’éloignant du cosmocentrisme oriental. Il est important non de noter les différences ni de les souligner, mais de sentir que l’Orient et l’Occident sont les deux piliers du pont sur lequel passe toute la civilisation, parce que les liens, la passerelle même, en tant que telle, la communication et la compréhension sont plus importants que les différences que certains accentuent délibérément. Qui peut nier les influences mutuelles entre l’Orient et l’Occident ? Qui peut défendre à Seiji Ozawa de diriger de la musique symphonique occidentale, ou aux chanteurs de l’opéra de Cine de jouer le répertoire italien ?
Mariko Aratami, dans une interview de Lequita Vance publiée dans la revue américaine « Lynx », l’année dernière – qui lui demandait quels mots de sagesse elle pouvait offrir aux Américains et aux Européens s’efforçant d’être fidèles à l’esprit du haïku, du tanka, du rendu, mais désireux d’être aussi en phase avec cette époque et la culture occidentale -, répondit : « Je suis une musicienne japonaise de jazz. Pourquoi devrais-je, en tant que Japonaise, être très à l’aise en m’exprimant à travers une forme de musique afro-américaine ? La réponse est la même pour des Occidentaux qui choisissent des formes japonaises de poésie. La réponse est, il me semble : « si cela vous dit », alors, pratiquez-les.
Si l’esprit de la forme poétique est en vous, alors, ne vous en faites pas à son propos. Si vous devez vous en inquiéter, c’est que vous n’en avez probablement pas l’esprit. »
Round the Pond (« Autour de la mare ») est né suite à mes correspondances avec des gens qui écrivent du haïku. Je les ai invités à former ensemble un livre dédié à Bashô. Je leur ai dit qu’ils étaient libres de choisir leur sujet. Chacun(e) a donc envoyé ce qu’il/elle a considéré le plus seyant pour cette anthologie : une pensée, un article, un haïbun, un essai, un commentaire littéraire par rapport à quelque(s) poème(s), une lettre, un souvenir, un poème lié… Même s’ils diffèrent par la forme et la longueur, ces textes ont quelque chose en commun : ils sont remplis de l’esprit du haïku.
Nous n’avons pas voulu faire une édition critique sur le haïku ou l’oeuvre de Bashô, comme certains auteurs présents ici ont écrit des livres remarquables, connus et appréciés dans le monde entier. Nous souhaitions que ce soit un livre au coeur du haïku, une anthologie de poèmes et de textes qui actualisent la tradition japonaise de dialogue à travers la poésie, même si l’un est un auteur célèbre et l’autre un débutant, un maître ou un élève, comme Bashô le fit avec les écrivains japonais de son époque. Le génie de ce poète nous inspira pour rassembler toutes ces contributions, comme les « strophes » d’un renga. Chaque poète(sse) écrivit son « verset » après le thème présenté par son précédent partenaire, mais quelquefois en changeant de sujet, comme le demande une des règles du renga.
On dit que pour écrire un poème enchaîné, le groupe de poètes, le maître – sôshô – le secrétaire – shûhitsu – et l’hôte, pensèrent beaucoup avant de trouver l’endroit, la table de travail, ou le moment pour tenir la réunion. Une certaine quantité de lumière filtrée par le paravent de papier, la présence de la lune dans le paysage montagneux, ou les murmures d’un cours d’eau perçu depuis un pavillon ouvert sur la nature n’étaient pas indifférents pour les écrivains de haïku. Même si dans notre siècle pressé on ne peut plus respecter cette scénographie, l’esprit du haïku ou du renga écrit à l’époque de Bashô nous est parvenu à travers son long voyage. N’est-ce pas Bashô qui nous dit, dans ses journaux de voyage, que tout est voyage ? Maintenant, grâce à ce livre, le poète est avec nous, dans l’ancienne Tomi, au bord de la Mer Noire, où un autre grand poète du monde, Ovide, écrivit ses Tristes et Ex Ponto. Si l’ancien poète latin considérait le Pont Euxin comme « le bout du monde », en 1994, maintenant, quand nous célébrons Bashô à travers cette anthologie et la deuxième édition du Festival International de Haïku de Constantza, la vieille Tomi deviendra, pendant quelques jours, la capitale du haïku mondial.
Comme nous n’avons pas respecté maintes règles spécifiques du renga dans notre « poème lié » – Round the Pond – , nous souhaitons nous excuser auprès de Bashô et demandons au lecteur d’ouvrir ce livre dans la solitude, quand l’esprit du haïku peut être accueilli. Si, à ce moment-là, par hasard, vous entendez le vent, essayer de l’écouter. Il vous parlera du haïku.
: Ion Codrescu
(traduit en anglais par Mihaela Codrescu)
(trad. fr. : dpy – janvier 2016.)