Le corps et l’âme du haïku – Humberto Senegal (Colombie).

 » Dans le haïku, la réalité ne nous est pas décrite par autrui à travers ses mots, mais plutôt, la réalité se présente à nous comme un moment dans lequel nous la percevons. Ce n’est pas nous qui allons chercher les éléments de la réalité pour les apercevoir et les nommer en mots, en strophe, ou en poème; ces éléments viennent à nous. Ils sont avec nous dans la réalité; nous ne savons pas d’où ils viennent ni où ils vont.
Le mot est seulement un des nombreux médias par lesquelles les réalités choisissent de s’exprimer à nous, bien que ce ne soit pas un médium particulièrement efficace. On ne devrait pas donner trop de crédibilité aux mots parce que même sans mots nous pouvons approcher de la réalité, de la vraie poésie, et dans notre cas, du haïku. La vie et la poésie n’ont pas besoin d’intermédiaires pour nous atteindre, pour nous toucher. Pas plus que nous n’avons besoin d’intermédiaires entre le monde et nous, ou entre l’essence de la terre et nos coeurs. Le haïku est le (point de) départ esthétique des intermédiaires qui pourraient exister entre le monde et le poète.
Lire ou écrire des haïkus signifie faire le premier pas vers nourrir la confiance dans le sentiment même de la création poétique. Quel est l’héritage que nous ont légué les maîtres du haïku ? Cela a-t-il commencé à germer à l’intérieur du waka ou du katauka, ou du moment même où Bashô l’a consacré ? Est-ce Forme ou est-ce Esprit ? Avoir de l’intuition est le pas fondamental vers une compréhension profonde du haïku. Les deux facettes, la Forme et l’Esprit, nous ont été transmis, mais un seul est vital pour la compréhension et l’élaboration du haïku : l’Esprit. On ne découvre pas l’esprit à travers l’intelligence, la manipulation de données littéraires, les disciplines académiques, la mémorisation de techniques littéraires, ni à travers l’étude de livres compliqués et l’analyse de la théorie et du contenu. L’esprit se découvre seulement par la grâce de l’étonnement et de l’émerveillement.
L’érudition et la sagesse intellectuelle, les sentiers du poète égotiste, ne sont pas adéquats pour quelqu’un qui souhaite sérieusement s’approcher du haïku. Le sentier de l’intuition, du non-être de l’être, mène directement au haïku. C’est notre existence personnelle journalière. Ecrire un haïku c’est résoudre une question, sans aide, avec plus de signes de kôan que ce qui postulé en trouvant la réponse à travers la raison, la littérature, la linguistique et l’esthétique. La brièveté formelle du haïku est une conséquence du désir d’éviter la perte d’expérience par ceux qui recevraient la signification du haïku, expérience que nous gagnons nous-mêmes, et qui ne peut pas être communiquée par les mots.
En Occident, peu d’entre ceux qui cultivent le haïku vont au-delà de la forme. Ils se focalisent sur cette partie de l’héritage des maîtres parce qu’il semble plus facile de compter les syllabes ou de se lier aux saisons que de se présenter, eux et leur étonnement, à ce même étonnement que Bashô doit avoir éprouvé devant les arbres en fleurs, au cri des oiseaux et au bruit de la pluie.
Ceux qui s’attachent à la forme en développant le haïku ne possèderont pas l’indispensable innocence nécessaire pour aller au-delà de la technique – importante jusqu’à un certain point, certes, mais pas essentielle si elle devient obstacle au naturel de l’écriture et de la perception du poème. Rien ne devrait paraître qui n’est pas, d’une certaine manière, vivant. Tout haïku qui n’est pas le résultat intime d’un moment de lucidité dans la vie du poète, sera faux et manquera à l’Esprit. Si notre haïku n’est pas un produit de l’éveil, de l’humilité personnelle, de la simplicité de pensée, de l’anti-intellectualisme et de notre propre relation avec la poésie et le monde, nous n’aurons utilisé des mots que pour faire une horrible caricature de la nature et de nous-même.

Chaque haïku, s’il est authentique, est « satori », une extase de l’observé et de l’observant en union et en manifestation, grâce à la simplicité et à l’impersonnalité du poète. Quand il y a rencontre entre le haïku et le coeur du poète, et pas son intellect ni sa raison, une nouvelle entité vitale s’épanouit, pour laquelle rien n’est mort et qui ne manque pas de sens ni de langage pour exister.
Les mots de l’écrivain de haïku doivent se convertir en prolongation du sentiment. Et ces sentiments, à leur tout, doivent devenir le prolongement de l’esprit. Dans l’acte de production du haïku, l’esprit du poète est le prolongement de tout ce qui l’entoure : le paysage, les odeurs, les couleurs, etc., le monde. Un haiku a la dimension d’une exclamation de l’émerveillement qu’il contient, ou de centaines de versets inspirés par la soudaine découverte de la réalité. La mesure en est toujours donnée en profondeur du sentiment, de l’émotion éprouvée — par le degré de conscience qui emplit le moment de l’observation. Comment pouvons nous découvrir quoi que ce soit si nous avons décidé au préalable qu’il n’y a rien à découvrir, ou si nous croyons que nous connaissons et comprenons déjà les choses que nous remarquons ? Comme avec le zen, l’expérience esthétique du haïku est un phénomène personnel et pas un savor atteint par l’analyse du haïku ou la comparaison du haïku avec d’autres poésies. Comprendre Bashô, sa poésie, son oeuvre et ses esthétiques littéraires, c’est découvrir l' »ici et maintenant », l’esprit de l’être, en nous-mêmes et dans le monde qui nous entoure. Et cet esprit qui existe sous des millions de formes, n’appartient à aucune culture, homme, école d’écriture, philosophie ni religion. C’est la pomme que le vent fait balancer au vent. C’est la pomme. C’est le vent. C’est la branche. C’est le mouvement. C’est le poète qui le découvre, même dans la vitesse et la précipitation du monde moderne. »

: Humberto Senegal, in « The body and the soul of haïku » (traduit par Margaret Simmons), pp.233-5, in l’anthologie de Ion Codrescu : Ocolind iazul / Round the Pond, ed. Muntenia, Constantza, Roumanie, 1994.

(trad. fr. D. Py.)

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