Chapitre XIV : Psychologie.
Les haïkus ont peu à voir avec les sciences, la philosophie ou la psychologie. Ils ne sont pas affectés par les théories et les découvertes de Darwin, de Platon ni de Freud. Les senryûs, en apparence sont factuels, ils renferment une certaine philosophie de la vie, et comme pour la psychologie, les senryûs « regardent plutôt à travers les actionns humaines ». Cependant les senryûs ne sont pas de simples rapports de situations psychologiques et d’analyses comiques des faiblesses humaines. Ils sont bien sûr remplis de psychologie, mais avec quelque chose qui, tout en l’incluant, la transcende. Un senryû, un senryû vraiment bon, a ce qu’on appelle dans la critique littéraire japonaise (du waka) un « arrière-goût » (« atoaji »), ce qui reste en écho dans l’esprit « longtemps après qu’on ne l’entend plus ».
Ce qui est vraiment bon en lui est, plus que la psychologie, la poésie qui va et vient de manière mystérieuse mais indubitable.
L’enfant faible d’esprit
sait
ce qu’on ne lui a pas appris
(: Hyôraku)
Je regarde effrayé
dans les yeux de quelqu’un
qui n’offre pas de résistance
(: Muichibutsu)
Je pense que la mort était naturelle
mais je pense aussi
que le docteur était un charlatan
(: Usui)
Chantier de construction :
quelque chose semble devoir tomber
nous regardons
(: Mamebô)
Quand on lui parla,
la sieste
se tourna de l’autre côté
(: Shishôki)
: Le senryû a une manière platonique de traiter les choses (c-à-d. les réalités) en abstractions et les abstractions (les « formes ») en choses.
Cette nuit
le vainqueur de la dispute
ne put pas non plus dormir
(: Gyokutorô)
De la réception
beaucoup ont l’air
de ne pas pouvoir se défiler
(: Mokudô)
Il ne dit pas
« Sortez ! », mais pas non plus
« Entrez ! »
Quand je gronde
mon enfant,
tous les autres enfants rentrent chez eux
(: Chiyoko)
« Je ne veux pas
être pardonné
avec de tels yeux ! »
(: Yoshimi)
Parlant mal d’elle :
d’une manière ou d’une autre
il veut qu’elle l’aime
(: Bishi)
« Vaut mieux cela que de tomber malade ! »
et le méchant garnement
n’est pas grondé
(: Tempin)
En voyage
fatigué du voyage
je ne fais que dormir
(: Ryokuha)
Buttant contre une pierre
j’essaie de ne pas perdre
ma dignité
(: Hakusen)
Maladroit et timide
il ne montrera pas
son amour
(: Kyokudô
Parler ensemble de poésie
est un prélude
à l’amour
(: Shiyu)
Un album est quelque chose
à fermer enfin
avec quelque tristesse
(: Tetsujô)
Jour des enfants –
la photo des orphelins prise
avec de faux sourires
(: Kasendô)
Les étudiants brillants
ne semblent pas venir souvent
aux réunions de classe
(: Sennosuke)
Séparation –
ils regrettent
leur caractère boudeur
(: Toshiyuki)
La vérité dite enivré
se révèle fausse
le lendemain
(: Sennosuke)
: in sobriété veritas !
Tous deux travaillant –
la femme se poudre
un peu trop
(: Itsuaki)
Le romancier :
son amour perdu
devient un récit
(: Kason)
Dernier jour de l’année
seule la radio
regrette l’an qui finit
(: Hifumi)
un ivrogne
qui essaie
d’être logique
(: Metei)
Train de nuit –
une femme assise
a l’air facile à rouler
(: Kinyaro)
Dans le dernier wagon du train
tous deux
ont l’air suspect
(: Ôson)
Si j’apprends
que ma maladie est incurable,
quelle sera ma fin ?
(: Aisen)
La petite fille s’en vient
avec un enfant
qu’on a fait pleurer
(: Shûsen)
De retour d’un larcin
il admire la pleine lune
(: Yasharô)
« Qu’il pleuve, qu’il vente ! »
: gardant la maison quand tout le monde
est parti admirer la lune
(: Shunu)
Dessinant –
quand une femme le regarde,
il rejette sa tête en arrière
(: Hyôta)
: Ce que le senryûiste note, comme toujours, c’est la pose, l’affectation, parce qu’il croit que dans la stupidité et la vanité des hommes, la nature humaine se révèle plus véritablement et profondément que dans leur sagesse et leur instruction.
Soir de printemps
il et elle vont
rendant les gens jaloux
(: Sammon)
On poste religieusement
les lettres d’amour
dans la boîte-à-lettres
(: Eiichi)
Sortant du café
il compte l’argent
dans son porte-monnaie
(: Yoshiharu)
Le célibataire
quand il se sent seul
joue de la flûte
(: Shunu)
Prenant son lait,
j’ai l’impression
que c’est ma femme
(: Bushirô)
: Le veuf regarde la nourrice allaiter son enfant.
Celui qui
à la réunion de départ
s’est fait renvoyer
(: Ryûkô)
Le vent
fait un bruit différent
autour de chaque maison
(: Sojin)
Il a peur de sa femme –
comme la maison est grande
quand elle part !
(: Senji)
Celui qui jette un oeil
à la peinture de l’alcôve
est celui qui gagne au go
(: Nisui)
Celui qui a gagné
au jûdô
resserre sa ceinture
(: Zenji)
Les idéaux
tous envolés,
les rêves demeurent
(: Chôka)
Avec le premier petit-enfant,
tout
est dangereux
(: Toshiko)
Son visage quand il paie
n’est pas le même
que quand il s’amuse !
(: Shigetsune)
: Prenant du bon temps avec telle ou telle geisha, son visage est tout sourires… Mais voyez quand il doit régler la note ! : c’est un homme différent !
La servante qui s’éveilla tard
place le bois de chauffage
sauvagement
Je ne pouvais pas y aller sans cadeau :
ce fut le début
de ma longue négligence à aller le voir
La voix qui tremble
n’est pas celle du déshérité,
mais du déshériteur
Si tous deux sont d’accord,
les yeux sont aussi éloquents
que les lèvres
Je pensais qu’il allait
me donner quelque chose –
mais il se moucha
: Cherchant dans sa manche…
Il ment
sur l’âge de la mariée
autant que les premiers coups de la pendule
: Les entremetteurs étaient de fieffés menteurs, et en ce cas-ci, il dit que la fille a trois ans de moins qu’en réalité. Dans le vieux Japon on ne comptait pas les trois premiers coups de la pendule.
N’ayant pas de petite monnaie
il prie
à l’entrée du sanctuaire
(: Hyôbê)
Impopulaire
avec les femmes,
il rit fort et creux
La distributions de « souvenirs » ;
ah, la ceinture qu’elle portait
lors des fleurs de cerisiers !
(: Heizaburo)
Celui qui ne prête pas
parle
de toutes ses dépenses
Il tousse –
et c’est le bruit
du plein automne de la vie
(: Michio)
Il ne fit pas attention
à la nouvelle
qu’on vola le riche
(: Jirô)
Gardée comme amante
elle se lasse
de la vue du jardin
(: Kôka)
C’est son cousin, il est vrai,
mais il vient très souvent
quand le maître est en voyage !
Réalisant
qu’elle était folle de moi –
cinquante ans plus tard
(: Kenkabô)
« Tonnerre de Dieu ! »
admire
le visiteur grossier
Ne sachant rien du véritable état des affaires
« La paix domestique règne dans notre maison »
disent-ils, complaisamment
« Je… euh… eh bien… je… » :
c’est tout ce que le gendre peut dire –
la colline fleurie
: Le jeune marié ne souhaite pas se rendre au quartier des plaisirs (Yoshiwara), qui se trouve opportunément près de l’endroit où l’on admire les fleurs de cerisiers ; mais ses amis l’y poussent. Il ne sait pas quelle excuse donner.
Ce senryû est la parodie du célèbre haïkaï de Teishitsu :
« Ah !…, ah !… »
c’est tout ce que je pus dire :
fleurs de cerisiers du mont Yoshino »
Le jardin du temple :
marchant jusqu’où
on le réprimanda
: Il ne devait pas marcher là : un moine le pria de s’en aller.
Et cependant
il est idiot
de mourir seul
(: Rinshôshi)
: Allusion au double-suicide des amants.
Un homme
délaissé par les femmes
change de coiffeur
Le fils
qui lit le Tôshisen :
un gars à l’allure désagréable
: Un jeune homme lisant un livre de poésies chinoises est, d’une certaine manière, un être rigide, inhumain, efféminé… Le Tôshisen est un livre de poèmes T’ang, sélectionnés par Li Pan-lung (1514-1570). Arrivé au Japon au début de la période d’Edo, il est demeuré la sélection de poésie chinoise la plus populaire.
Le fils confiné
demandant un rosaire
angoisse ses parents
: Ils ont peur qu’il ne se suicide, ou qu’il ne devienne religieux.
Cartes de Nouvel An –
il lit d’abord celles
dont l’écriture est féminine
(: Biriken)
L’agent électoral chauve
admire
notre chat
Bien que je grommelle
l’infirmière
se maquille
(: Mieji)
Etant si chaleureusement accueilli,
il a raté l’occasion
de demander un prêt
(: Tôgyo)
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(A suivre : « Les femmes »)