« Le haïku est-il fondé sur l’image ? » – Bob Jones – in « Albatros/s », 1995.

Is Haiku an Image-based Poetry

« Le haïku est-il une poésie fondée sur l’image ? »
par Bob Jones (Australie).

°°°

« La question semble rhétorique. Le haïku apparaîtrait comme l’épitomé d’une poésie basée sur l’image. La plupart des lecteurs familiers des haïkus seraient d’accord pour dire qu’il se compose presque exclusivement d’images. C’est probablement pourquoi le genre fut embrassé par les poètes Imagistes tels Ezra Pound et Amy Lowell, au tournant du XXè siècle. Presque cent ans plus tard, poètes et commentateurs discourent toujours comme si l’image était le premier point de référence pour le haïku sinon pour la poésie en général.
La position précédente semble avoir le soutien d’une autorité non moins grande que Bashô lui-même, à l’origine du véritable haïku :

« La poésie d’autres écoles est semblable à de la peinture en couleurs. La poésie de mon école devrait s’écrire comme si c’était de la peinture à l’encre noire. » °

En d’autres termes, on peut relier la poésie japonaise à la peinture. On présume qu’elle s’exprime en images. Dépouillée de « couleurs » (le mot japonais correspondant peut connoter une profusion sensuelle en général), et s’en tenant aux silhouettes de base et aux contours des objets (leurs traits simplistes), la poésie du haïku devrait donc embrasser des images de l’espèce la plus pure; elle serait fondée sur l’image quintessencielle.
A l’encontre de cet exemple apparemment ouvert-et-fermé je veux soulever la possibilité que le haïku n’est primordialement pas un genre fondé sur l’image, tout du moins pas dans le sens où le mot « image » implique une représentation ou une similitude extraite du monde, et considérée se trouver dans un domaine formel distinct. Je veux suggérer que le haïku est fondamentalement éloigné de la notion occidentale de tableau, et que, puisque le terme « image » tire sa signification d’un tel mimétisme, il est nécessaire de réexaminer le paradigme « fondé sur l’image » du haïku.
Mon argument se réfère principalement aux origines du haïku. Au milieu du XVIIIè siècle, Buson est déjà expert à composer des tableaux qui se suffisent à eux-mêmes et dont la valeur principale consiste en des représentations esthétiques qui ne nécessitent aucune sphère de référence plus large. Bashô lui-même a un certain nombre de poèmes qui appartiennent à cette catégorie. Mais dans son cas, une autre sensibilité prédomine, de caractère uniquement oriental et accordée de près à son cheminement poétique personnel. Je soumets que c’est à la lumière de cette autre sensibilité qu’il faut considérer ses commentaires sur le haïku et la peinture.
Pour appuyer ma suggestion, je dirige les lecteurs vers des remarques faites par D. T. Suzuki sur la nature de la peinture traditionnelle japonaise dans le style du sumi-e (presque certainement en lien avec, sinon l’exacte « peinture-à-l’encre-noire » que Bashô mentionne dans son commentaire) :

« Un point dans un croquis de sumi-e ne représente pas un faucon; pas plus qu’une courbe ne symbolise le Mont Fuji.
Le point est l’oiseau et la ligne est le Mont Fuji. » °°

Les points et les lignes ne sont pas des similitudes extraites du monde. Ils ne sont pas des images qui résident dans le domaine de la simple forme. Ils sont des présences entières et immédiates, les choses mêmes qu’ils suggèrent être. On pourrait conclure que dans la mesure où le haïku partage cette même compréhension, il ne traite pas d’images mais de réalités.
Si cette conclusion est valide, les expressions du haïku, comme les points et les lignes d’une peinture de sumi-e, présentent au spectateur le coeur vivant des choses. L’esprit de l’oiseau est aussi actif dans le point du sumi-e et dans l’expression du haïku que dans les plumes et les serres. Tous sont des expressions ou des incarnations de l’oiseau. Autrement dit, tous sont des évocations, au sens magique, ce qui signifie qu’une présence réelle (bien que subtile) est mobilisée. Les évocations ne sont ni symboliques ni représentatives; elles prennent part à la nature de l’oiseau et d’une certaine manière à sa continuité.
Que Bashô défende une telle orientation envers le haïku est mis en évidence par son insistance à ce que les poètes s’immergent dans les choses et s’unissent à la nature en prélude à la composition. L’implication claire de ses nombreuses déclarations est que le haïku est, ou devrait être une forme d’art fondée-sur-la-présence, en opposition directe avec la conception d’un art fondé-sur-l’image. La distinction faite entre « peinture à l’encre noire » et « peinture en couleurs » serait alors celle faite entre un art fondé-sur-la-présence et un art simplement décoratif et sensationnel.
Le rationalisme moderne, bien sûr, refuse d’accueillir favorablement une telle orientation « magique », la considérant comme platement non scientifique. Il est peut-être cependant temps, et longtemps après qu’on l’aura dû, que poètes et commentateurs fassent leur propre cheminement à ce propos. Les poètes en particulier ne sont nullement tenus d’accommoder leurs vues à celles de la science. Leur travail est de rester fidèles à leur vocation. Si leurs créations s’accordent avec la perspective scientifique, tant mieux ! Sinon, tant pis pour la science ! Entre temps, ceux que concerne la création du haïku sont dans l’obligation de considérer la possibilité que la notion de l’image est un obstacle à la composition authentique du haïku. Dans ce cas, les critères requis pour un haïku véritable sont de mobiliser les présences vivantes et pas seulement leur représentation de manière habile.
Des considérations de place empêchent une argumentation approfondie de mon point de vue. Les lecteurs intéressés pourront se référer à mon article « The Aesthetic Spirit : Buson and Shiki » dans une future livraison du périodique américain « Modern Haiku ».
J’espère au moins avoir soulevé une question à propos de la pertinence de la conception actuelle du haïku fondé-sur-l’image. »

Bob Jones,
p. 124-126, dans « Albatros/s » (Constantza, Roumanie) Vol IV, 1-2, 1995.

(trad. D. Py, Orly, 27/9/15)

°°°

Notes :

° Bashô, cité par Seiho, dans : Bashô and His Interpreters : Selected Hokku with Commentary by Makoto Ueda, Sanford University Press (Cal.), 1991, p.59.

°° D.T. Suzuki : Essays in Zen Bouddhism, 3rd Series, S. Weiser, Inc. (N.Y.), 1976, p.32.

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