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Senryû – L’ère Anei – 19/23)

30 septembre 2015

CHAPITRE V : L’ERE ANEI (1772-1780)

C’est la période de la plus grande popularité du senryû. On publia les volumes 7 à 15 des Yanagidaru. Buson, mort en 1783, très connu comme peintre de haïgas principalement, de sketches-haïkus dans lesquels son humour ressort beaucoup plus que dans ses haïkus. La même année mourut Yayu, poète versatile de haïkus (dans la lignée de Kikaku), chez qui légèreté et esprit prédominèrent. Le senryû critique toutes sortes de snobismes : intellectuel, pédagogique, artistique, etc. Il n’est cependant pas vraiment destructeur ni anarchiste.

Averse violente :
l’enfant qui pleurait
soudain se tait

Quand un homme
a du bon sens,
les femmes l’évitent

: Quand un homme n’est pas infatué d’elles, quand il voit dans leur « jeu », les femmes l’admirent secrètement, mais l’évitent.

Le mille-pattes vert
a des cornes –
mais pourquoi ?

La nounou
dit à l’enfant :
« Prends-le et dis merci ! »

Elle s’enfuit
de devant l’homme
qu’elle aime

Le son du shamisen
n’est pas aussi fréquent
que le nombre d’élèves le voudrait !

Il lui trousse un compliment
mais la servante
le prend au sérieux

La lune se couche
les corbeaux croassent
la femme est furieuse

: L’homme ne rentre pas le soir à la maison ; il est probablement allé voir une courtisane. Ceci est une parodie de la strophe de Chang Chi, dans le « Tôshisen » :
« Demeurant une nuit chez Feng Ch’iao,
la lune se couche,
les corbeaux croassent,
la gelée emplit le ciel »

Kenkabô a écrit une autre parodie du poème de Chang Chi :

La lune se couche,
les corbeaux croassent,
il livre le lait

Le masseur aveugle
aime l’enfant –
qui a d’autant plus peur de lui !

« Si je ne vous plais pas,
dîtes-moi, s’il vous plaît, que je ne vous plais pas ! » –
comme c’est déplaisant !

: autre traduction :

Avoir à convenir
que je ne vous plais pas
est également déplaisant

A la présentation des lutteurs dans l’arène,
on ne voit nul signe
de défaite !

: Ce senryû nous rappelle le haïkaï de Bashô :

« rien ne suggère
dans la voix de la cigale
qu’elle va bientôt mourir »

« Pensant toujours à vous » ;
et tout un tas de choses touchantes –
et puis quelque chose à propos d’argent

: Il s’agit de la lettre d’une courtisane. On trouve beaucoup de variantes sur ce sujet. Par exemple :

Le père dit :
« Comment vont vos rhumatismes ? »
et « Pouvez-vous prêter votre scie ? »

L’homme éméché
on l’utilise comme marche-pied
pour casser une branche en fleurs

Collines de fleurs de cerisiers;
la musicienne aveugle
chante en direction d’un pin

La couche à peine quittée
est gonflée
« comme s’il était encore présent »

: Ceci rappelle une expression des Analectes (de Confucius) : « Il sacrifia aux esprits des morts, comme s’ils étaient présents. »

Tenant toujours la branche fleurie
l’ivrogne tombé
est homme de goût !

Pas la moindre intention de la toucher
mais elle s’enfuit –
comme c’est odieux !

« Après que vous serez mort,
vos peintures vaudront cher ! »
dit-il cruellement

Au moment qu’on la félicitait
la troisième corde du shamisen
se cassa

: la troisième corde du shamisen est la plus fine.

Se levant pour aller aux toilettes
elle grommelle
contre les joueurs de go

: Le mari et un autre homme jouent au go tard dans la nuit. A trois ou quatre heures du matin, la femme se lève et les trouve encore attablés.

Les fleurs de cerisiers qui s’épanouissent,
la lune qui brille
sont l’agonie de la femme

: C’est aussi l’excuse donnée par le mari pour sortir (s’amuser avec d’autres femmes).

La nounou arrive
et fait vomir à l’enfant
les crottes du rat

Ne prêtant pas d’argent
mais disant quelque chose
qui ressemble à des conseils

Souffrant de démangeaisons
quel plaisir c’est
de se peler la main !

« Né sous une mauvaise étoile ! »
dit-il, et il joue
avec l’enfant abandonné

Le beau-fils
toute la journée
son nez coule

Il devine son âge
et lui donne
deux ou trois ans de moins !

Le cerf-volant bon marché
vole seulement
si l’on court en même temps

Il lit Les Analectes
allongé
Quelle chaleur !

: Il lit Les Analectes dans une posture hautement inconvenante ! Il devrait être assis, droit et raide !

Pour faire lever le paresseux
nous disons
« Il est déjà midi ! »

Aux oreilles
fatiguées d’attendre,
seul le coassement des grenouilles

Rentrant au matin :
« Maintenant, c’est leur tour ! »
se disent les voisins

: Ils anticipent joyeusement la querelle matrimoniale qui va s’ensuivre.
– Jean Cholley, in Haiku érotiques, éd. P. Picquier, 1996 p.166, propose ces deux versions assez similaires :
« Retour au matin,
« et voilà que ça recommence »
rient les voisins »

« Retour au matin,
que c’est amusant quand on
l’écoute en voisins »

L’apprenti
qui a fait un cauchemar,
on lui donne des coups de pieds

: pour avoir réveillé les autres.

Beaucoup de temps !
plusieurs regardent une cigale
sortir de sa mue

Profitant du frais du soir –
on ne peut rien y faire :
on salue les voisins

« Je ne vous ferai pas de mal »
dit courageusement le chirurgien
en sortant une aiguille

Onctueuses et doucereuses,
les condoléances tant répétées
du prêtre

°°°

Senryû – La philosophie du – 107/113)

30 septembre 2015

°°°

Chapitre XXV : La philosophie du senryû.

On utilise ici le mot philosophie dans le 2ème ou 3ème sens du mot en anglais : « métaphysique », une conception de la vie, et la résignation. Mais beaucoup d’entre eux, particulièrement les modernes, se rapprochent du troisième. On n’obtient d’eux aucun principe de conduite ou d’espoir pour le futur, mais nous réalisons le nombre d’êtres humains qu’il y a, qu’il y a eu et qu’il y aura, partageant notre solitude (impartageable). Pour renverser les paroles de Terence : « Ce que j’ai ressenti, tous les hommes le peuvent. » Cette réalisation de notre humanité commune est notre seule consolation.

Ils meurent
comme s’ils avaient gagné
un prix à la loterie
(: Kazuki)

Les gens meurent l’un après l’autre de manière très irrégulière et fortuite, comme si… Ce « comme si » est le but de la satire, parce que ce n’est pas vraiment « comme si », mais « c’est ainsi » !

Nuit d’orage :
chaque chose dans la pièce
a sa propre ombre
(: Toyoki)

Dans un tel moment, nous voyons profondément dans la nature-sans-nature de l’univers.

Les enfants sont endormis ;
les baies raclent
le toit
(: Meiji)

Sous les pluies d’été
un homme sans croyance
marche, trempé
(: Ichinin)

Détestant cet éditorial
au ton grossier,
je bois de l’eau chaude
(: Seiji)

: C’est l’image d’un vieil homme lisant le journal du matin. Son goût moral et son goût de boisson sont bons.

Chagrin sans fond –
une sandale s’en vient
flottant
(: Gikô)

Comparez avec deux haïkaï de Buson :

« La rivière en hiver :
s’en viennent flottant
des fleurs offertes au Bouddha »

et :

« Dans la rivière hivernale
arraché et jeté :
un navet rouge »

J’aimerais qu’ils rient
à l’étrangeté
d’être vivant
(: Jiichirô)

Une balle roula jusqu’à mes pieds,
roula jusqu’à mes pieds
sans but

des poèmes d’amour
du vide de mon coeur
avec si peu d’efforts
(: Rakusui)

le nez,
le nez seul
ne peut pas rire
(: Hyakuchûen)

L’expression sur le visage de cet enfant
nous dit :
« comme le soleil couchant est solitaire ! »
(: Hiroto)

La conclusion tirée,
seule reste
la solitude
(: Sekisen)

Riant fort
pour oublier
sa solitude
(: Chigusa)

Sans raison
cueillant une fleur sauvage
en me promenant
(: Chigusa)

Pourquoi est-il bon ? :
seulement
parce qu’il est peureux
(: Chisei)

Dans notre vieil âge gâteux,
même le halo de la lune
nous fait pleurer
(: Shanshiro)

Parlant d’ovaires –
nous réalisons d’une certaine manière
quels animaux nous sommes
(: Kurama)

Des yeux solitaires
qui voient les limites
de l’amitié
(: Takeshi)

La gymnastique
ne va pas jusqu’à garantir
la beauté du visage
(: Yachô)

Alité, malade,
j’entends le bruit de leurs socques :
elles ont toutes l’air heureux

C’est bien parce que
c’est un pays de mouches
qu’Issa put écrire des haïkus
(: Tanroku)

Le ventilateur se tourne aussi
vers celui
qu’on réprimande
(: Chamu)

Le carillon sonne
au même clou
que l’année dernière
(: Makoto)

L’homme qui fait zazen
manque à ses devoirs
envers tout le monde
(: Anon.)

« Hé bien, ce sont des feuilles d’érable »,
dit-il, « qu’on les regarde
ou pas ! »

: En chemin vers le quartier des plaisirs, les feuilles magnifiquement colorées des érables sont une bonne excuse.

Dans cette neige
il ne reste que des empreintes
d’abrutis !

– Jean Cholley, in Un haiku satirique, op. cit., p. 89, donne cette traduction :
« Par cette neige, des imbéciles fieffés les traces de pas »

Cela peut-il être une parodie de Bashô ? :
« Ah, herbes d’été,
tout ce qui reste
des rêves des guerriers »

Une famille aux bonnes actions accumulées,
des pique-assiettes inutiles
les ruinent

Elle va fleurir
autant que faire se peut
la fleur dans la bouteille
(: Shûka)

La Grande Statue du Bouddha
est quelque chose à admirer,
pas à adorer !

Vendue par devoir filial,
rachetée
par désobéissance

: La jeune fille s’est vendue pour sauver ses parents de la ruine et de la famine. Après de nombreuses années, un fils prodigue la racheta à Yoshiwara. Du bien sort le mal ; du mal sort le bien.

Le pauvre retraité
nettoie le fossé :
c’est son devoir
(: Anon.)

Ayant achevé de lire
les Cinq Classiques et les Quatre Livres,
le fils mourut

: Les cinq Classiques sont : Le Livre de L’Histoire ; le Livre des Mutations ; le Livre des Rites ; Les Annales du Printemps et de l’Automne. Les quatre Livres sont : Les Analectes, le Grand Enseignement, La Doctrine du Juste Milieu, et Mencius. Les Analectes elles-mêmes disent : « Si un homme voit la vérité le matin, il peut mourir le soir-même sans regrets. » L’objectif de ce senryû, cependant, est la non- valeur de la valeur.

« C’était un soutra long et ennuyeux,
n’est-ce pas ? », disent-ils
en marchant le long de la berge

: Ils reviennent d’un enterrement, et vont au quartier des plaisirs.

L’argent s’enivre
L’argent chante
L’argent danse
(: Gyosen)

: En parlant du monde des geishas – mais cela peut s’appliquer à chaque sphère de l’existence.

L’obscurité tombe
sur la ville :
les maisons riches sont peu nombreuses
(: Seiho)

: A rapprocher de Buson :

« La lune au plus haut des cieux,
je passe à travers
un quartier pauvre »

Il suspend son repas
à la branche d’un pin
qu’il coupera demain
(: Issoku)

Le bonheur
est moins éloquent
que la colère

Une fleur sans fruit
devient la graine
d’une chanson

« Elles sont sorties ! », dit l’aveugle
admirant les fleurs de prunier
avec son nez

S’évertuant à perdre,
il joue aux échecs
avec son seigneur

Grands seigneurs autrefois,
dormant dans les champs,
dormant dans les montagnes

Merveilleux !
la Hangyoku
est illuminée !

: Une « hangyoku » est une jeune geisha entre 14 et 18 ans.

Regrettant le temps
pour ses parents ; mais pour son enfant,
le précipitant

: Pour l’amour de ses parents, l’homme souhaite que le temps passe lentement, mais dans le cas de son enfant, il veut qu’il grandisse aussi vite que possible.

Je prie, tête baissée,
mais le ciel :
si lointain !
(: Nobuko)

Brume matinale –
le ciel et la terre
pas encore séparés
(: Genkaibô)

Me demandant
où vont les nuages –
ils disparaissent
(: Gokason)

Quoique les scientifiques
puissent en dire,
c’est notre propre lune adorable
(: Nobuko)

Pour toute chose
qui tombe et s’éparpille :
une manière d’être soufflée par le vent
(: Sammon)

Le vent sec de l’été
apporte avec lui
le bruit de quelque part
(: Shinsei)

Si satisfait
de l’averse d’été –
la couleur de l’herbe
(: Hakka)

Le bruit de la pluie
passe par-dessus la mélancolie du voyageur
dans la vacuité
(: Ryûyô)

Le vent
du sentiment de l’hiver
vient dans le cou
(: Raitei)

Il y a de la neige
qui tombe dans la mer ;
neige malchanceuse !
(: Gikô)

L’électricité coupée,
j’admirai
le ciel étoilé !
(: Mikio)

Le ciel pour toujours !
Le ciel
changeant chaque jour
(: Hakugairô)

La distance entre
le ciel et la terre !
le vide de notre point de vue !
(: Roppa)

La beauté
du brochet pommelé :
trois, à peu près
(: Toyoji)

: « Un » est poétique, « Deux » est humain, « Trois » est esthétique.

Rivière d’hiver :
pas de chant
du batelier qui rame
(: Goyô)

Pics des nuages d’été :
je ne peux pas m’empêcher de sentir
combien mon amour est petit
(: Kanshi)

Admirant les nuages
qui vont et viennent
au-dessus des collines qu’ils graviront demain
(: Kazuyoshi)

Le champ de taros :
pas de feuille
sans sa lune

La lumière du soleil :
la fuyant l’été,
la poursuivant l’hiver

°°°

Senryû – Printemps – 113-119)

29 septembre 2015

°°°

UNE ANNEE DE SENRYÛS :

Chapitre XXVI : Le Printemps.

Janvier :

Il existait et existe encore au Japon une coutume qui veut que l’on travaille le moins possible le jour de l’An, que l’on ne se querelle ni ne se réprimande, ni ne se lamente ce jour.



Une femme qui marche
le Jour de l’An :
il doit y avoir quelque affaire terrible !

Celui qui crie
au Jour de l’An
a toujours moins de sept ans

Grommelant
le jour de l’An :
il est éméché !

La poussière et les ordures
du Nouvel An
sont ramassées et jetées

: Balayer le jour de l’An voudrait dire balayer aussi toute la chance et tout l’argent.

Il y a un livre pour les visiteurs
comme pour dire :
« N’entrez pas ! »

D’abord,
et comme pour les gens de son district,
il les salue sobrement

Le Nouvel An :
même le voisin salue
rigide et formaliste

Apparemment
il lui doit de l’argent –
salut poli du Nouvel An

Apparemment
on lui doit de l’argent :
il reçoit les compliments, hautain

Il se fait apporter
le livre des visiteurs du Nouvel An
près du brasero

On dit souvent
à l’homme de Shinano
de le laisser pour le chat

Le rêve fait la deuxième veille de janvier s’appelle « le premier rêve » au Japon. On met l’image d’un « navire de trésor » sous l’oreiller. On dit que le meilleur rêve est celui du Mont Fuji, le deuxième, celui d’un faucon, le troisième celui d’une aubergine.

Le navire de trésor
et le coeur d’un enfant :
il veut aller au lit tôt

Présentant leurs salutations du Nouvel An
aux bains :
tous deux nus !

Le cerf-volant bon marché
s’élève seulement
quand il court

Regardant
son garçon
choisir la corde du cerf-volant

Comme c’est calme !
dans le ciel
le bruit de la baleine

: On utilise un aileron de baleine pour produire un son comme d’avion sur le dos d’un cerf-volant.

Les enfants
apprécient le printemps
avec leurs cerfs-volants
(: Sotôba)

Les cerfs-volants
sont rabattus
par l’étoile du soir

L’enfant court derrière le cerf-volant
dont la ficelle s’est cassée
aussi loin qu’il le peut

jeu de volant :
soucieuse de son style
la jeune fille perdit le match

La servante
rit aux éclats
devant les amuseurs

« S’il vous plaît, posez le petit chien
dans l’autre pièce ! »
dit le montreur de singes

: Les Japonais disent (assez erronément en fait) que chiens et singes sont en mauvais termes.

Quand l’employeur
lui donne les habits,
il tire la langue

: A la période d’Edo, les employeurs donnaient à peine un salaire à leurs domestiques. Ils leur fournissaient des habits deux ou trois fois l’an. En hiver, c’était le quinze janvier, et le jour suivant, c’étaient « les vacances des domestiques ». Le garçon n’a pas aimé les habits que le vieux grippe-sou lui a donnés.

Vacances des servants –
l’employé du magasin sort
comme un nouveau riche

Vacances des servants –
quand la fille rentre à la maison
la mère agit comme la bonne d’une courtisane

Vacances des serviteurs –
après que la fille s’en retourne,
la mère a les yeux vides

Après les vacances des serviteurs,
ceux qui viennent à la maison
sont seulement personnes âgées

Vacances des serviteurs –
perdue dans ses pensées, apparemment,
depuis lors

: Elle est tombée amoureuse de quelqu’un rencontré pendant ses vacances.

Après les vacances des serviteurs
ils veulent plus de vacances
pour la fille qui a raté son suicide

Cela doit être inévitable,
la fille à la maison pendant les vacances des serviteurs
se fait réprimander

Le Festival d’Ebisu :
ils ont dû sucer les arêtes
pendant quatre ou cinq jours

: Les magasins japonais célébraient le festival d’Ebisu, dieu des affaires, le vingt janvier. Un festin était donné aux connaissances, relations, clients, et même aux domestiques – qui devaient finir les restes du repas, les arêtes de la brème mangée à cette occasion.

Quand la jeune épouse du village
va saluer le nouvel An,
le temps se réchauffe

Les salutations de la jeune épouse
devant franchir le seuil –
quelle commotion !

Dites ce que vous voulez
le visiteur du Jour de l’An
entre dans la maison

Février :

Pendant les trois premiers feux de moxa
le visage désagréable
jure avec le kimono à longues manches

: La cautérisation par le moxa avait lieu le deux février, et, en moindre part, le deux août. Pratique importée de Chine en août 552.

Ils se rassemblent auprès de la kamuro
pour voir son visage
alors que brûle le moxa

: « Kamuro » : petite fille employée au bordel.

Attendant
qu’il arrête de rire,
puis cautérisant

Cautérisant la nourrice :
près d’elle, il y en a un
qui pleure pour elle

Du jour où la fille s’est confessée,
ils ont arrêté de cautériser
aux quatre endroits

: Les quatre endroits se situent sur le dos.

Le prunier au village –
les feuilles séchées du navet
sont toujours pendues à la branche

: Les feuilles du « daikon » étaient pendues en automne… Elles ont été oubliées alors que c’est le printemps et que les fleurs du prunier s’épanouissent.

Le parfum des fleurs de prunier
est un obstacle nasal
à ceux qui font zazen

Mars :

« Essaie d’avoir l’air
de ne pas vraiment les vouloir ! » :
il l’emmène au marché aux poupées

: Le Festival des Poupées a lieu le 3 mars.

Elle pleurniche
depuis le matin :
on ne lui laisse pas tenir ses poupées

Pendant Higan
on entend le vrai rire
de la bru

: Pendant la semaine de l’équinoxe, les Japonais visitent les tombes de leurs ancêtres et on organise des services bouddhistes pour les morts. La belle-mère acariâtre va sur les tombes chaque jour… et la bru est libérée d’elle.

Le mari de la nourrice
qui a quitté son service
porte son coffre en souriant

: A Edo, le 5 mars, se tenait le jour du changement d’employeur, ou de quitter son service.

La nourrice quittant son service
dit au revoir
au visage endormi

La fruste servante :
l’assiette des poupées
est la dernière chose qu’elle casse

: Le 3 mars se tient le Festival des Poupées, le quatre est le jour où on les range, et le cinq le jour où les domestiques quittent leur emploi.

Le bol des poupées –
c’est la dernière fois
que la servante se fait réprimander

La servante qui quitte son service
verse des larmes
plus que pour uniquement prendre congé

L’homme qui quitte son service
met ses affaires sur son dos
et part tout droit

La servante qui vient à l’essai
sur les hauteurs d’Edo
regarde dans le puits

: Aux temps anciens, tirer l’eau du puits était une des tâches principales de la servante. Elle regarde dans le puits pour en évaluer la profondeur.

Le maître réprimandant
fit lui-même tomber
le lait caillé de soja

Le long de la route du pique-nique,
un papillon ridiculise
l’homme à moitié ivre

Chiant dans le champ,
il avance en écartant les jambes
pour s’en éloigner

: Lire, in Jean Cholley: Un haiku satirique, op.cit.:
« Faisant un besoin dehors, il s’avance un peu pour sa sauvegarde »
(, suivi du commentaire y afférant, p.86.)

Le bac au crépuscule :
des pêcheurs,
deux ou trois

Superbe temps ;
il y a des empreintes de pas
au fond de la mer

: C’est entièrement haïku, sauf pour le manque de précision du mot de saison.

Temps parfait –
qui me fait désirer
de l’argent

Temps magnifique –
écrasant des poux
sur la coque du bateau

L’intelligence de l’épouse :
elle lui fit prendre l’enfant
pour aller admirer les fleurs de cerisiers

: La femme avait peur qu’il aille ailleurs. Le Yoshiwara n’était pas loin de l’endroit célèbre pour ses cerisiers – ou vice-versa !

Le jour après l’admiration des fleurs,
il n’y a pas tant
de sujets de discussion

°°°

Senryû – Ere Meiwa – 15-19)

29 septembre 2015

°°°

Chapitre IV : L’ère Meiwa (1764-1771)

Pendant cette période on publia les huit premiers « Yanagidaru ». Meiwa, et la période suivante : Anei, constituent l’Âge du Réalisme de l’histoire de la littérature japonaise. On notera que les haïkus de Taigi, mort la dernière année de l’ère Meiwa, ont une qualité très caustique, semblable au senryû.

Rentrant au matin,
il n’a plus la sagesse
qu’il avait la veille

ou :
« Retour au matin / on n’a plus autant de ruse / que quand on y va »
(: J. Cholley, in Haiku érotiques, éd. P. Picquier, 1996, p. 165).

Tandis que sa bru est au loin,
elle leurre
son petit-fils

Au nombre de ses peines de coeur
elle compte aussi
les piqûres de moustiques

: après avoir attendu son amant, la nuit.

Quand sa bru sort,
la première chose qu’elle fait
est de lui offrir son sein décharné

: La grand-mère, laissée seule avec le bébé, désire secrètement retrouver sa jeunesse (et donner vie à un nouveau petit être).

Le ramoneur
prend le gâteau de riz
sur le dos de sa main

La statue du Grand Bouddha :
quelque chose à admirer,
pas à adorer !

S’abritant de la pluie :
« Bizarre qu’ils ne viennent pas me chercher »,
prétend-il

: Personne ne vient le chercher avec parapluie et « jeta » hautes, mais il vuet paraître important et s’excuse de rester si longtemps sous cet auvent…

Les docteurs parlent entre eux :
« Elle fera bientôt
une jolie veuve ! »

: Jean Cholley, in Un haiku satirique, le senryû, éd. POF, 1981, p.49 proposa :
« Il va y avoir une jolie veuve, se disent les médecins entre eux »

Une femme,
c’est plus d’embêtements
qu’une mère !

Psalmodie incessante du nom du Bouddha –
de temps en temps
le phlegmon obstrue la gorge

: Si le phlegmon s’accroît, on ne peut plus guère prier.

La nouvelle moniale
ne s’aime pas
quand elle regarde son ombre

Le parasite
ne peut se lever tôt
ne peut se lever tard

Montrant à sa mère
une lettre d’amour
de quelqu’un qu’elle n’aime pas

Le vendeur de pinces-à-épiler
montre comment elles fonctionnent
en arrachant un de ses propres poils

Un homme
qui fait grand cas de sa femme :
un spectacle pénible !

Pardonnant
au fils déshérité :
deux bouches de plus à nourrir !

: Le fils s’enticha d’une femme que le père – peut-être un riche marchand – réprouvait, et le chassa donc de sa maison. Mais la femme attendant un enfant, il leur permit de revenir, donnant à la maison deux bouches de plus à nourrir.

Prétendant être endormi,
(mais) le ronflement
est trop régulier

Rencontrant sa femme en chemin
avant tout
il la réprimande

: Comprendre ce senryû, c’est comprendre la mentalité des mâles japonais. Il y a un sentiment de supériorité masculine, la notion que la place de la femme est au foyer, mais plus profondément encore, l’idée qu’on ne doit sous aucun prétexte montrer de l’affection en public. On doit plutôt prétendre le contraire.

Sur le visage qui attend,
les fleurs de cerisier
tombent de temps à autre

: Pourquoi est-ce un senryû, pas un haïku ni un court waka ? Parce que le visage irrité de la femme qui attend a l’air encore moins beau en comparaison avec les pétales des cerisiers.

Quand elle se rase
un sourcil,
elle le recouvre de sa main

: Dans le Japon ancien, une femme qui se mariait se rasait les sourcils et noircissait ses dents. C’était probablement pour se rendre inactivante pour les autres hommes ; même pour son mari, elle n’était qu’une productrice d’enfants. Le senryû la montre au moment où ses véritables sentiments sont à découvert.

En bref,
faire l’amour est aussi
une sorte de mendicité

: « Aime-moi », « Laisse-moi t’aimer » : autant d’expressions de faiblesse…

« Il n’est pas encore mort ! »
On la gronda
de pleurer

La coiffeuse
essuie ses doigts
comme si elle les retirait

: essuyant ses doigts gras avec du papier. Il faut retirer le gras.

Se réconciliant après une dispute :
qui se regarde dans le miroir ?
: la femme

Une grande dispute d’amoureux
Il s’en retourne, hélas,
sous la neige

: Les Japonais relient le sexe et la neige. La neige est belle et rend la chambre encore plus chaleureuse et intime. Il est donc spécialement inapproprié que l’amant s’en retourne le visage rouge et affreux, sous cette même neige. (voir plus bas, page 128.)

La nuit dernière,
une querelle d’amoureux –
ce matin, une vraie

: La nuit précédente, il est allé au quartier des plaisirs et a eu une sorte de petite querelle avec son amante. Ce matin, il a une vraie scène avec sa femme, où tous les coups sont permis.

Même l’amitié
offerte à un homme
peut devenir blessure

: Une femme est très vulnérable car elle vit de sa réputation. Tout dépend de comment les autres la traitent. Elle doit donc faire attention à comment, quand et où elle montre la moindre faiblesse ou affection.

Quand on chuchote,
la concubine
est nerveuse

: La situation d’une concubine est très précaire, dépendante qu’elle est du moindre caprice d’un homme. Si des gens parlent à voix basse, elle a peur que cela la concerne.

Le visage de la sauterelle
ressemble à celui
d’un cheval

La bru
qui plaît à sa belle-mère
va prochainement quitter ce monde

« Même quand elle pleure
elle est aussi belle que ça ! »
dit l’entremetteur

: l’entremetteur vend une fille à un souteneur.

Ils l’admirent
mais referment bruyamment la fenêtre :
la lune d’hiver

: Si c’était l’automne, ils laisseraient la fenêtre ouverte, mais le vent glacial de la nuit chasse leurs sentiments poétiques.

La plus jeune soeur
est plus difficile à dépouiller
que la mère

: La jeune soeur a l’air plus doux, plus tendre et plus docile que la vieille mère desséchée, mais elle est en fait dure comme la pierre quand son frère essaie de lui emprunter de l’argent.

La veuve est fière
que la procession funéraire
soit longue de deux pâtés de maisons

: « Un tel homme m’aimait » : voilà sa fierté.

Où va
ce koto dans son étui ?
au mont de piété !

Comme le double suicide
est une réalité,
ils ne peuvent pas réprimander trop fort

Les deux maisons face à face
connaissent
le bruit des pas

Chantant
sa mélodie
à sa guise

: Chacun peut être compositeur quand il chantonne. Chantonner est gratuit. Il peut chanter juste ou faux, s’il lui plaît.

°°°

Manuela Miga : « Bashôtage » :

29 septembre 2015

Dragà Bashô, Plec!
M-am sàturat sà tot sàr!
Iscàlit: broasca.

Dear Bashô, I quit!
I’ve had enough of jumping!
Signed : your frog.

: Manuela Miga, in « Albatros/s » (Roumanie), vol IV, 1-2, 1995 :

Cher Bashô, je m’en vais!
J’en ai marre de sauter!
Signé: ta grenouille.

(trad./adapt. D. Py)

Senryû – L’été – 119-123)

27 septembre 2015

°°°

Chapitre XXVII : L’été.

Mai :

Mettant les feuilles d’iris sur le toit
il trouva
un volant séché

: Pour le Festival des garçons, le cinq mai, on met des iris dans le bain ou sur les toits pour chasser les démons.

Pour une personne humble
il est difficile
de manger la première bonite

Toute la famille vint
et n’eut qu’un regard
pour la bonite

La première bonite :
« Pas si chère ! »
dit celui qui ne va pas l’acheter

Toute l’année
sa femme grommela
à propos de la première bonite

Tous ceux-ci
près du crématorium
devinrent bambous

La couleur de l’eau
de laquelle l’iris
fut dérobé il y a peu

Les iris :
il leur en a donné gentiment –
et ils tirèrent la cloche

: Au lieu de les arranger dans l’alcôve (« tokonoma »), ils les offrirent au Bouddha : Il entend le ting-ting de l’autel bouddhiste.

Un coucou chante –
la partie de go
fut gagnée par le sourd

: Deux hommes jouaient. Celui qui n’écoutait pas le coucou gagna.

« J’ai entendu un coucou chanter
près de l’embarcadère ! » :
Oups ! sa langue a fourché

: Cette digue était sur le chemin du quartier des plaisirs.


La femme appelle
le vendeur de moustiquaires
de sa plus belle voix

Le parasite
chasse les mouches
loin de l’enfant syphilitique

La mouche s’est échappée
mais il ouvre la main
très, très lentement

Une puce fit
que la femme vertueuse
défit sa ceinture

Le carillon
tinte sans cesse :
ça doit être la nourrice !

: Il n’y a pas de vent, et le tintement répété montre que la nourrice doit l’agiter pour que l’enfant cesse de pleurer.

Saison pluvieuse –
le shamisen aussi
a la voix enrouée

: Les shamisen sont fabriqués en peau de chat. Ils se mouillent et donnent un son plat, étouffé, bouché, comme s’il avait attrapé froid.

Une prune tombe –
la grenouille verte
s’arrête de coasser

: Si on le compare avec le verset de Bashô, il semble y avoir une forte similitude :

La vieille mare –
une grenouille saute
: bruit de l’eau

Dans un certain sens, le senryû est meilleur, en ce que le silence est plus profond que le bruit.

La deuxième femme
frissonna
devant le yukata dans l’obscurité

: Un kimono blanc d’été… remuait au vent. La deuxième femme eut l’impression que c’était le fantôme de la première épouse.

La planteuse de riz
chante le chant des planteurs de riz
pour endormir aussi son enfant

L’éventail
de l’homme somnolant
expire peu à peu

La longue conversation –
ouvrant l’éventail,
fermant l’éventail

Juste alors qu’il allait sortir
dans un fin haori d’été
la relance de l’usurier

: Un « haori » est un manteau japonais.

Juin :

Les cordons
de son chapeau conique
limitent son bâillement

: Le « sugegasa », chapeau en forme de parapluie, fait de carex, porté en voyage, est serré sous le menton.

Ouvrant la bouche
pour que son chapeau conique
ne soit pas emporté par le vent

Priant,
après avoir posé son chapeau conique
sur le lion-gardien

Appelant l’homme
qui venait de mourir
du nom inscrit sur son chapeau

Allant chercher le docteur
dans son habit
de fête

Faisant la sieste –
mais de la taille jusqu’en bas :
femme

: Dans son déshabillé, peu soucieuse de son visage et de sa poitrine, mais, instinctivement, elle couvre bien la partie inférieure de son corps.

Comme on jouait faux
il ne put pas
faire sa sieste

Averse soudaine
et au loin
le chant des cigales

: Ceci est un senryû merveilleusement poétique : seulement la pluie qui tombe et au loin le soleil qui brille et le cri faiblement sonore des cigales lointaines.

Juillet :

La fleur de lotus
en bons termes
avec chacune des sectes bouddhistes

Seulement quand il roule
disent-ils :
« Monsieur le Tonnerre »

Même le tonnerre
sera parti
quand les moineaux commenceront à piailler

Le tonnerre
met fin à la querelle
à propos de l’eau

Parlant de leurs brus,
une barrière de belles-de-jour
entre elles

L’épingle-à-cheveux
trouvée en nettoyant le puits
est en argent

: Une « kanzashi », épingle-à-cheveux ornementale japonaise est tombée dans le puits quand les femmes en tiraient de l’eau. Le jour du nettoyage du puits, l’on en retrouva une à l’intérieur. Elles étaient rarement en argent, si elles appartenaient à une servante !

Le visage d’une sauterelle
ressemble à celui
d’un cheval

Quand il abat sa main, seulement des suzukis ;
quand il retire sa main :
la sauterelle

: « Suzuki » = miscanthe

Disant « Au revoir »
aussi à son chien
avec son chapeau conique

Il cache
à son journal de voyage
qu’il a mangé deux oreillers

: « Mangé deux oreillers » signifie qu’il a couché avec une courtisane.

°°°

Senryû – De Genroku à Hôreki (2è partie) – 11-15)

27 septembre 2015

CHAPITRE III : De Genroku (1688-1704) à Hôreki (1751-1764) (2è partie.)

Le grillon est devenu
à la fin
terre de la ville

: Pris dans la campagne, mis en cage pour la distraction de certains esthètes, il fut enfin jeté dans la cour et ses cendres se mélangèrent à cette terre étrangère.

Le télescope
me fait le vouloir mettre
à l’oreille

: Nous sentons que le télescope peut révéler de nouveaux mondes, à notre ouïe également.

L’argent
dépensé sans compter pour le ginseng
est pitoyable

Dans ce monde
on est lié par les parents
et par l’argent

Mangeant du « médicament » – *
L’ayant mangé
il se redresse

* = de la viande – ce qui ne se faisait pas à Edo. C’était cependant censé fortifier une personne faible. (voir plus bas, p. 127)

La boîte à pierre-à-encre
est son compagnon
de solitude

Le télescope
laisse le pluvier
être un héron neigeux

: Le télescope est d’une grande rareté à l’époque d’Edo. Son propriétaire laisse croire à un naïf que le pluvier est un héron.

De la salle-de-bains
ces cris :
« Je deviens langouste ! »

: L’eau du bain est trop chaude.

Un homme bien fait
est un paroissien
du Dieu de la pauvreté

: Etre riche et beau semble être incompatible !

Si belle
qu’elle semble née
sans parents

: Quand on les voit, il semble inconcevable que cette femme décharnée et que ce chauve puissent être ses parents !

Un mendiant
dans les vapes
pendant cinquante ans

: C’est-à-dire toute sa vie, 50 ans étant la durée de vie moyenne d’un habitant d’Edo. « Les vapes » = les vagues de chaleur qui s’élèvent au printemps et en été. Ce verset a quelque chose de l’esprit du haïku de Kikaku :

« Le mendiant !
Il a le ciel et la terre
pour habits d’été ».

Il tend le télescope
à son serviteur
après y avoir regardé tout son saoul

On appelle
l’enfant perdu
avec son propre tambour

: Les parents cherchent l’enfant en tapant sur son petit tambour.

La couture de la femme
à la lumière de la nouvelle lampe
a l’air vieillot

De l’étage
la courtisane
voudrait aussi planter le riz

: A Edo, Yoshiwara, le quartier des plaisirs, était entouré de rizières. En mai ou juin, pendant le jour, quand les courtisanes étaient oisives, elles regardaient d’en haut ces rizières. Elles pensaient à leur jeunesse, quand elles aidaient à la culture du riz dans leur village natal.

Quand le plaqueminier
qu’il a greffé porte fruits,
ses dents sont tombées

Les chants du milieu de l’hiver
semblent inutilement
sonores

: Leurs voix sont devenues très fortes et mélodieuses, mais que cela a-t-il à voir avec le fait d’aller au paradis ?

Les bâillonnés regardent
celui
qui mange le riz froid

: Le voleur a bâillonné tout le monde et remplit son ventre avant de piller la maison.

Pluie, grêle
et neige –
le jour est achevé

: Trop de nature, et l’homme peut à peine vivre !

Réclusion hivernale :
la marque de ses lunettes
sur son nez

Quand le rossignol chante bien
on se sent désirer
une cage

Le prêtre-mendiant
envie
l’éméché

L’oiseau libéré,
tout à sa joie,
se cogne dans un arbre

A partir de quarante ans
nous nous sentons irritées
en nous regardant dans la glace

La grêlée
se résigne,
pensant qu’elle ira au paradis

Le jour pointant,
mon ombre
me revient

Le jour où elle est de mauvaise humeur,
pas un bruit
dans la cuisine

Le grillon
est devenu unijambiste ;
c’est l’automne

A y regarder de près,
comme elle a l’air solitaire,
la gueule de la vache !

Averse d’été :
l’éventail entre les dents
elle apprête son kimono

Juste pour le plaisir
il nage vingt ou trente mètres
après s’être purifié

: Des gens se mettent sous une cascade pour se purifier de leurs péchés. Lui, combine le business avec le plaisir.


Namuamidabutsu
accumulés, cela fait
un énorme temple

: Le senryûiste évoque sournoisement l’argent qui, accumulé, construit le grand monastère. « Namuamida » est l’expression sacrée, répétée par les croyants de la secte Jôdo.

D’après son travail à l’aiguille,
celui qui devait venir
n’est pas venu, apparemment !

Elle décide d’oublier, et se lève,
mais voici que passe
un enfant qui lui ressemble !

Seulement un carré
du champ fleuri a été mangé :
le cheval aveugle

d’hier
une flaque de pluie hivernale
dans le bateau abandonné

Tout ce qu’il prend
est bon pour s’en faire un oreiller :
le charpentier

robe noire –
elle a un visage
que les gens envient

: la belle nonne vaque, faisant naître par inadvertance dans le coeur des autres précisément ces sentiments auxquels elle a renoncé.



Dans le baquet
emprunté pour un bain,
un escargot

Agissant avec un homme ivre
comme s’il était
un sac de paille

L’aigrette
bouge ses pattes
comme si la rizière était sale

Il ferme les yeux
pour chercher la sagesse
à l’intérieur de lui

Loué pour ses belles dents,
il est mortifié
par ses oreilles

renversé,
son parapluie enneigé
s’allège

Deux ombres :
l’une qui conseille,
l’autre plus petite

°°°

« Le haïku est-il fondé sur l’image ? » – Bob Jones – in « Albatros/s », 1995.

27 septembre 2015

Is Haiku an Image-based Poetry

« Le haïku est-il une poésie fondée sur l’image ? »
par Bob Jones (Australie).

°°°

« La question semble rhétorique. Le haïku apparaîtrait comme l’épitomé d’une poésie basée sur l’image. La plupart des lecteurs familiers des haïkus seraient d’accord pour dire qu’il se compose presque exclusivement d’images. C’est probablement pourquoi le genre fut embrassé par les poètes Imagistes tels Ezra Pound et Amy Lowell, au tournant du XXè siècle. Presque cent ans plus tard, poètes et commentateurs discourent toujours comme si l’image était le premier point de référence pour le haïku sinon pour la poésie en général.
La position précédente semble avoir le soutien d’une autorité non moins grande que Bashô lui-même, à l’origine du véritable haïku :

« La poésie d’autres écoles est semblable à de la peinture en couleurs. La poésie de mon école devrait s’écrire comme si c’était de la peinture à l’encre noire. » °

En d’autres termes, on peut relier la poésie japonaise à la peinture. On présume qu’elle s’exprime en images. Dépouillée de « couleurs » (le mot japonais correspondant peut connoter une profusion sensuelle en général), et s’en tenant aux silhouettes de base et aux contours des objets (leurs traits simplistes), la poésie du haïku devrait donc embrasser des images de l’espèce la plus pure; elle serait fondée sur l’image quintessencielle.
A l’encontre de cet exemple apparemment ouvert-et-fermé je veux soulever la possibilité que le haïku n’est primordialement pas un genre fondé sur l’image, tout du moins pas dans le sens où le mot « image » implique une représentation ou une similitude extraite du monde, et considérée se trouver dans un domaine formel distinct. Je veux suggérer que le haïku est fondamentalement éloigné de la notion occidentale de tableau, et que, puisque le terme « image » tire sa signification d’un tel mimétisme, il est nécessaire de réexaminer le paradigme « fondé sur l’image » du haïku.
Mon argument se réfère principalement aux origines du haïku. Au milieu du XVIIIè siècle, Buson est déjà expert à composer des tableaux qui se suffisent à eux-mêmes et dont la valeur principale consiste en des représentations esthétiques qui ne nécessitent aucune sphère de référence plus large. Bashô lui-même a un certain nombre de poèmes qui appartiennent à cette catégorie. Mais dans son cas, une autre sensibilité prédomine, de caractère uniquement oriental et accordée de près à son cheminement poétique personnel. Je soumets que c’est à la lumière de cette autre sensibilité qu’il faut considérer ses commentaires sur le haïku et la peinture.
Pour appuyer ma suggestion, je dirige les lecteurs vers des remarques faites par D. T. Suzuki sur la nature de la peinture traditionnelle japonaise dans le style du sumi-e (presque certainement en lien avec, sinon l’exacte « peinture-à-l’encre-noire » que Bashô mentionne dans son commentaire) :

« Un point dans un croquis de sumi-e ne représente pas un faucon; pas plus qu’une courbe ne symbolise le Mont Fuji.
Le point est l’oiseau et la ligne est le Mont Fuji. » °°

Les points et les lignes ne sont pas des similitudes extraites du monde. Ils ne sont pas des images qui résident dans le domaine de la simple forme. Ils sont des présences entières et immédiates, les choses mêmes qu’ils suggèrent être. On pourrait conclure que dans la mesure où le haïku partage cette même compréhension, il ne traite pas d’images mais de réalités.
Si cette conclusion est valide, les expressions du haïku, comme les points et les lignes d’une peinture de sumi-e, présentent au spectateur le coeur vivant des choses. L’esprit de l’oiseau est aussi actif dans le point du sumi-e et dans l’expression du haïku que dans les plumes et les serres. Tous sont des expressions ou des incarnations de l’oiseau. Autrement dit, tous sont des évocations, au sens magique, ce qui signifie qu’une présence réelle (bien que subtile) est mobilisée. Les évocations ne sont ni symboliques ni représentatives; elles prennent part à la nature de l’oiseau et d’une certaine manière à sa continuité.
Que Bashô défende une telle orientation envers le haïku est mis en évidence par son insistance à ce que les poètes s’immergent dans les choses et s’unissent à la nature en prélude à la composition. L’implication claire de ses nombreuses déclarations est que le haïku est, ou devrait être une forme d’art fondée-sur-la-présence, en opposition directe avec la conception d’un art fondé-sur-l’image. La distinction faite entre « peinture à l’encre noire » et « peinture en couleurs » serait alors celle faite entre un art fondé-sur-la-présence et un art simplement décoratif et sensationnel.
Le rationalisme moderne, bien sûr, refuse d’accueillir favorablement une telle orientation « magique », la considérant comme platement non scientifique. Il est peut-être cependant temps, et longtemps après qu’on l’aura dû, que poètes et commentateurs fassent leur propre cheminement à ce propos. Les poètes en particulier ne sont nullement tenus d’accommoder leurs vues à celles de la science. Leur travail est de rester fidèles à leur vocation. Si leurs créations s’accordent avec la perspective scientifique, tant mieux ! Sinon, tant pis pour la science ! Entre temps, ceux que concerne la création du haïku sont dans l’obligation de considérer la possibilité que la notion de l’image est un obstacle à la composition authentique du haïku. Dans ce cas, les critères requis pour un haïku véritable sont de mobiliser les présences vivantes et pas seulement leur représentation de manière habile.
Des considérations de place empêchent une argumentation approfondie de mon point de vue. Les lecteurs intéressés pourront se référer à mon article « The Aesthetic Spirit : Buson and Shiki » dans une future livraison du périodique américain « Modern Haiku ».
J’espère au moins avoir soulevé une question à propos de la pertinence de la conception actuelle du haïku fondé-sur-l’image. »

Bob Jones,
p. 124-126, dans « Albatros/s » (Constantza, Roumanie) Vol IV, 1-2, 1995.

(trad. D. Py, Orly, 27/9/15)

°°°

Notes :

° Bashô, cité par Seiho, dans : Bashô and His Interpreters : Selected Hokku with Commentary by Makoto Ueda, Sanford University Press (Cal.), 1991, p.59.

°° D.T. Suzuki : Essays in Zen Bouddhism, 3rd Series, S. Weiser, Inc. (N.Y.), 1976, p.32.

Rapprochement : Les bambous de Su Tung Po – et de Bashô.

25 septembre 2015

°°°

« Lorsque Yu-k’o peignait un bambou,

Il voyait le bambou et ne se voyait plus.

C’est peu dire qu’il ne se voyait plus;

Comme possédé, il délaissait son propre corps.
Celui-ce se transformait, devenait bambou,

Faisant jaillir sana fin de nouvelles fraîcheurs.

Chang-tzu, hélas, n’est plus de ce monde !

Qui conçoit encore un tel esprit concentré ? »

Su Dung Po (in Souffle-Esprit, de François Cheng.)

« Allez vers le pin si vous voulez connaître le pin, ou vers le bambou si vous voulez connaître le bambou. Et ce faisant, vous devez laisser votre préoccupation subjective de vous-même. Sinon, vous vous imposez à l’objet et n’apprenez pas. Votre poésie vient de son propre accord quand vous et votre sujet êtes devenus un – quand vous avez plongé assez profondément dans  l’objet pour y voir quelque chose comme une lueur cachée. Aussi bien tournée que puisse être votre poésie, si votre sentiment n’est pas naturel – si l’objet et vous êtes séparés -, alors votre poésie n’est pas de la vraie poésie mais seulement votre contrefaçon subjective. »

« Entrez dans l’objet, percevez sa vie délicate et sentez ses sensations, après quoi le poème s’exprimera de lui-même. »

Bashô.

°°°

Senryû – De Genroku à Hôreki – 7-11.

25 septembre 2015

Chapitre II : De GENROKU (1688-1704) à HÔREKI (1751-1764).

En 1688, naissance du grand satiriste Alexander Pope.

Versets entre 1685 et 1751 :

En faisant tourbillonner sa queue,
le cheval perd,
comparé au moulin-à-eau

La conversation de la chaumière
est capturée
par la cascade

Le fil du cerf-volant empêtré
est réprimandé
à dos de cheval

: un samouraï maudit le fil d’un cerf-volant empêtré sur son cheval.

Radis séchés !
Mais la voix du vendeur
est toute lisse !

Le fils
qui n’apprécie pas la première neige
devient quelqu’un

En revenant de planter
des herbes médicinales,
il attrape un lumbago

Vidant le sac à charbon
elle saute en reculant
de deux ou trois pas

D’en-dessous
nous regardons le lit
de la Rivière-du-ciel

: la voie lactée.

Le passeur
n’a pas l’air du tout pressé
de passer dans l’au-delà

Les chants religieux d’hiver
rencontrent
tout ce qui tombe du ciel

: pluie, vent, neige, etc.

Jour de neige;
le pot pour l’ami chinois
reste là où il tomba

: une scène dans un cimetière.

On choisit les poupées
surtout
pour leur visage

à l’envers
elle se frotte et se récure
avec de la poudre de lessive

: elle se lave les cheveux. Ceci est une parodie du haïku de Kikaku :

pour sa première note
le coucou
chante à l’envers

Convalescence :
recevoir les cadeaux mains jointes
lui devient une habitude

aération d’été ;
les poules entrent
dans les tiroirs

personne ne regarde en arrière
autrui
sous la pluie d’hiver

Avec le seul kimono qu’il possède
il achète
la première bonite

: La première bonite, un mets succulent pour les gens d’Edo, valait presque une perle de prix !

Bourrasque –
le gérant de la papeterie
en perd son latin

La nuit qu’il a rasé sa tête
l’oreiller de la veille
lui semble sale

Le jour où on la rachète
elle se sent comme si
elle vient d’être vendue

: une prostituée, libérée, rachetée par quelqu’un, est heureuse; mais elle garde le sentiment d’être encore quelque chose à vendre.

L’amour est transitoire :
Une corne-de-sanglier * croise
un bateau funéraire

: nom d’un petit vaisseau (à cause de sa forme ?), qui transporte des personnes, sur la rivière Sumida, qui vont au quartier des plaisirs, Yoshiwara.

Une feuille tombe –
la main qui coud s’appesantit –
une autre feuille tombe

Que tu le dépenses
ou que tu l’épargnes,
l’argent est intéressant

Rôle féminin :
seule sa femme
vieillit

: un acteur reste toujours étrangement jeune, particulièrement celui qui joue un rôle féminin, qui porte de gais kimonos. Sa femme, en comparaison, a l’air vieux.

Le polisseur de miroirs
monte
sur son propre visage

Perdu dans ses pensées
regardant
ce que portent les fourmis

Provoquant une querelle
à mon âge,
je me sens honteux

La potion amoureuse ;
attendant, attendant son effet,
l’année s’achève

Lavant ses cheveux,
elle appelle quelqu’un
de sous ses aisselles

Même un homme qui a renoncé au monde
se sent honteux
s’il glisse et tombe

Nettoyage de printemps –
une poupée apparaît
et la fait pleurer de nouveau

Le passeur
sent le jour de printemps
dans ses bras

: Le bateau est plus lourd, avec les humains sortis de leur hibernation !

Infâme
est l’âge de quarante ans
pour une belle femme

: Pour une femme qui a employé sa beauté pour obtenir argentt, pouvoir, amour, le début de la vieillesse est presque la fin de l’existence.

Allant commettre un double-suicide
elle prend peur
d’un feu follet

Du haut d’un pont
ils se rafraîchissent,
regardant une querelle entre bateaux

Dans le kotatsu *
du Nouvel An
encore le feu de l’an dernier

: chauffage pour les pieds, brasero recouvert d’une couverture.

Un hameçon sur une ligne ;
il commet
un petit péché.

: Selon le Bouddhisme, prendre une vie est un péché. L’hameçon étant petit, le péché doit l’être aussi.

La cigale chante
d’un esprit inflexible
face au tonnerre

= le zen de la cigale ?

Le convalescent
foule le sol du temple,
souriant.

Regardant le Mont Fuji,
la planteuse de riz
rajuste sa chevelure

Usé par l’argent
qu’il aurait dû dépenser,
il vieillit.

Ce qu’elle va cueillir
pour mettre dans la soupe
c’est le rêve d’un papillon

: Un papillon endormi est posé sur les légumes qu’elle va cueillir… Ce verset renvoie, bien sûr, à l’histoire de Tchouang-Tseu du rêve de l’homme et du papillon…

°°°