8) La Liberté (p. 203)
On trouve la liberté du Zen de beaucoup de manières différentes. Qu’est la vraie liberté ?
« Mais que dois-je faire ? » dit Alice. « Tout ce que tu voudras » dit le Valet de pied qui se mit à siffler. »
La liberté n’est pas de faire ce que vous aimez mais d’aimer ce que vous faites. Quand nous ressentons de la douleur, du chagrin ou de la solitude, nous sommes à l’abri. Nous pouvons penser comme Satan le fit en enfer :
« Ici au moins
nous serons libres ; le tout puissant n’a pas bâti
ici pour son envie, il ne nous chassera pas désormais. »
C’est la liberté que ressentit un jour Buson, assis seul dans l’ombre, se remémorant le visage de son père, la voix de sa mère :
Chichi-haha no koto nomi omô aki no kure
C’est un soir, l’automne ;
Je pense seulement
A mes parents.
C’est être libre des plaisirs et des déplaisirs, pas dans le sens où nous devenons indifférents ou insensibles, mais où les choses aimables ne sont ni sentimentalisées ni falsifiées :
Yaribane ni makeshi bijin no ikari kana
Battue au jeu de volant,
La colère de la
Belle servante !
Shiki.
De la même manière ce qui est désagréable ou laid ou dégoûtant, on le trouve intéressant et plein d’enseignement. Le haïku tente de faire disparaître ce que Coleridge appelait :
« le film de familiarité et de sollicitude égoïste. »
Plus dures à surmonter et à s’en libérer sont les habitudes de langage et les associations de mots . Le mot « ronfler », avec sa connotation comique, submerge la poésie des deux haikus suivants, le premier avec son étrange mixture d’immatérialité, d’humanité et du monde des insectes ; le second avec son pathos :
Akino yo ya yume to ibiki to kirigirusu
Nuit d’automne ;
Des rêves, des ronflements,
Le grésillement des grillons.
Suiô.
Sono hito no ibiki sae nashi aki no semi
On n’entend même plus
Ses ronflements :
Cigales d’automne.
Kikaku.
Écrit à la mort de Kôsai, élève de Bashô, le deuxième verset signifie que même si les cigales continuent leur chant en automne, les moins intelligents et intelligibles des sons humains, ses ronflements, sont maintenant inaudibles dans la mort.
C’est être libre de ce que les hommes considèrent comme possible et impossible.
« Un Homme Vrai sait-il ce qu’est le profit et la perte ? » Ogei dit : « L’Homme Vrai est un être spirituel – une entité absolue, au-dessus de la relativité. Si le Grand Océan s’asséchait de chaleur, il ne se sentirait pas chaud ; si la Voie Lactée était comme la glace, il ne se sentirait pas froid. Les coups de foudre fendraient-ils les montagnes et les tempêtes secoueraient-elles les océans, qu’il resterait impassible. Un tel homme peut chevaucher les nuages, le soleil et la lune, se mouvoir au-delà des quatre océans. La vie et la mort ne peuvent pas le changer. Comment donc le gain et la perte pourraient-ils l’affecter ? »
Un tel homme est comme Dieu, avec qui tout est possible. C’est dans une telle lumière que le Christ s’écria :
« Je vous le dis que Dieu est capable, avec ces pierres, de donner une descendance à Abraham. »
Confucius, dans toute sa sobriété, développe un passage qui est en harmonie avec l’esprit des mots du Christ :
« Seul celui qui a atteint la sincérité parfaite sous le Ciel peut épuiser (les possibilités infinies de) sa nature. Qui réalise cela peut épuiser la nature de l’homme, et donc la nature de (toutes les autre)s choses, atteignant ainsi (le pouvoir) de prendre part à la transformation et (l’activité)de donner la vie du Ciel et de la Terre, et, en tant qu’Homme, faire un Troisième élément avec eux.
Il y a la liberté à partir de la peur des résultats de ses actes :
« Vivant, je ne recevrai pas les Tables Célestes ;
Mort, je ne crains aucun Enfer »
Il y a la liberté des limites du temps et de l’espace.
« Alles was noch künftig ist in tausend und aber tausend Jahren – wenn denn die Welt so lange steht -, das hat Gott jetzt gemacht, un dalles was manch tausend Jahr vergangen ist, das soll er heute noch machen. »
Saint Augustin, cité par Eckhart.
Comment pouvons-nous atteindre ceci ?
« Dieu n’est pas astreint au Temps et à l’Espace, qui est partout en même temps ; et nous saurons ceci, si nous en sommes capables, où que nous soyons, que nos Désirs sont d’être avec Lui. »
William Penn.
« Être avec lui » ne veut pas dire être dans aucune sorte de paradis dans l’espace ou dans le temps. Cela signifie ressentir douleur et plaisir tout comme Dieu les ressent, et n’avoir aucune crainte que la douleur vienne ou que le plaisir s’en aillent, puisqu’ils sont la trame et la toile de notre existence temporelle et spatiale. Cela signifie être libéré de la vie et de la mort, dans le sens où nous savons que :
« Nous commençons à mourir quand nous vivons, et une longue vie n’est qu’une prolongation de la mort… Ce qui n’a pas de commencement peut avoir l’assurance de ne pas finir.
Hydriotaphia.
C’est la liberté chèrement désirée par les Stoïciens, que Virgil exprime en ces mots :
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes, et inexorabile fatum
Subjectis pedibus, strepitumque acherontis avari. »
Les Géorgiques, 2, 490.
Mais plutôt que de parler de façon aussi solennelle, Stevenson, dans Aes Triplex, exprima en toute vivacité et vitalité l’entrain et l’humour qu’implique cette liberté :
« Si nous nous accrochions avec autant d’attachement que certains philosophes prétendent que nous le faisons, à l’idée abstraite de la vie, ou si nous étions moitié moins effrayés qu’ils nous l’accordent, de l’accident subversif qui est la fin de tout, les trompettes sonneraient dans l’heure et personne ne les suivrait dans la bataille – (…) Pensez, (si ces philosophes avaient raison) avec quelle préparation mentale nous devrions affronter le péril quotidien de la table au dîner, lieu plus mortel qu’aucun champ de bataille de l’histoire, où une bien plus grande proportion de nos ancêtres ont perdu la vie !
Kasa mo naki ware wo shigururu nanto nanto
Se faire tremper en hiver
Sans même un chapeau-parapluie –
Bah, que voulez-vous !
Bashô.
Se libérer des croyances, des déclarations généralisantes, des –ismes et des –ologies, semble appauvrir d’autant la vie intellectuelle. Cela semble frapper le Christianisme à la racine. Ce n’est pourtant pas le cas :
« Ce temple, fondé il y a dix-huit siècles, est maintenant en ruine, recouvert par la jungle, habitat de créatures lugubres : néanmoins, aventurez-vous y ; dans une crypte basse, arquée de fragments tombants, vous trouverez l’autel, et sa Lampe sacrée brûlant, pérenne. »
Carlyle, Sartor Resartus.
Tada tanome hana mo hara hara ano tôri
Aie simplement confiance :
Les pétales ne tombent-ils pas
Juste comme ça ?
Issa.
Libération de la moralité, des notions de progrès, de tous les idéaux abstraits, des valeurs préconçues que l’esprit est supposé accorder aux choses – et que reste-t-il ? Spengler dit :
« Pour l’homme qui, en ces choses, a gagné la liberté inconditionnelle de voir au-delà de tous les intérêts personnels, quels qu’ils soient, il n’y a pas de dépendance, pas de priorité, pas de relation de cause à effet, pas de différenciation de valeur ou d’importance. Ce qui assigne des rangs relatifs parmi les faits-détails individuels, c’est simplement le plus ou moins de pureté et de force de leur langage-forme, leur symbolisme, par-delà toutes les questions du bien et du mal, du haut et du bas, de l’utile et de l’idéal.
Introduction, 11.
Nous devons être libres de l’idée, et du fait de rechercher le bonheur, la beauté ou le sens.
Ainsi Buson dit :
Sabishisa no ureshiku mo ari aki no kure
Soir d’automne ;
Il y a de la joie aussi
Dans la solitude.
Se libérer du sentiment que le bonheur est une fin en soi est la tâche de toute une vie. Mais nous pouvons au moins être libres de la notion implantée indirectement en nous depuis nos plus tendres années, que nous avons droit à certaines choses, parmi lesquelles, et peut-être la première : le bonheur. Dans Sartor Resartus, Carlyle dit :
« Mais le caprice que nous avons d’être heureux est plutôt tel. Par certaines évaluations et moyennes, de notre propre impact, nous atteignons une sorte de lot terrestre moyen ; ceci, nous nous figurons, nous revient par nature et droit inaliénable ; c’est le seul paiement de notre salaire (…) cela ne demande ni plainte ni remerciement ; en supplément, nous comptons le bonheur ; et moins que cela est misère. »
Chapitre XI.
Thomas Jefferson l’inscrit en mots qui ne manquent jamais de nous émouvoir, mais cependant qui sont presque universellement incompris :
« Nous tenons ces vérités pour évidentes – que tous les humains sont créés égaux ; que leur Créateur leur a donné certains droits inaliénables ; qu’au nombre de ceux-ci figurent la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur. »
Mais Carlyle a un mot qui anéantit tous les sophismes et les arguties :
« Aime non pas le Plaisir : Aime Dieu. »
« Aime tout ce qui fut, est et doit être. Aime les choses. »
« C’est le Oui Éternel, dans lequel toutes les contradictions se résolvent ; quiconque y marche l’incorpore profondément. »
Matthew Arnold le dit plus sévèrement et pas moins emphatiquement que Carlyle :
« Puisses-tu, Pausanius, apprendre comme cette faute est profonde ;
puisses-tu, au moins une fois, discerner que tu n’as pas droit au bonheur. »
Empédocle.
Si nous savons cela et n’en ressentons ni amertume ni regret, si nous acquiescons, agréons, ou même peut-être désirons qu’il en soit ainsi, nous comprenons pour la première fois la signification de la liberté.
9) Le Non-moralisme (p.209-216)