Les qualités du haïga sont plutôt vagues et négatives. Les lignes et volumes sont réduits au minimum. Les sujets sont habituellement de petites choses, ou de grandes choses vues petitement. La simplicité de l’esprit de l’artiste se perçoit par la simplicité de l’objet. On évite la prouesse technique, dans l’ensemble, et l’image donne l’impression d’une certaine maladresse de traitement qui révèle tout en cachant la signification interne de la chose peinte. Le but du haïku, selon Buson, est d’exprimer en langage ordinaire la philosophie poétique interne à toute chose vivant sous la lune. Autrement dit, les sentiments les plus délicats et les significations les plus profondes des choses doivent être dépeints comme s’ils étaient des événements quotidiens. On peut dire exactement pareil des haïgas. On montre les moments de sens profond dans nos perceptions du monde extérieur par la grossièreté, la brièveté, l’humour, par un certain art « non-artistique », une intentionnalité accidentelle.
La combinaison du haïku et du haïga est peut-être la question pratique la plus importante. L’un peut gâcher l’autre ; mais en cas de succès total, comment l’un aide-t-il l’autre ? Il semble qu’il y ait deux moyens d’y parvenir. Le haïga peut être une illustration du haïku et dire la même chose par les lignes et par les formes ; ou il peut avoir une existence plus indépendante et cependant un lien encore plus fort avec le poème.
Les illustrations de ce livre ont été choisies pour former – si on les considère chronologiquement – un parallèle graphique avec le tableau de la page 17. C’est-à-dire que nous pouvons retracer à travers elles depuis les origines philosophico-mystiques indienne et chinoise de la culture japonaise jusqu’à la simplicité et la nonchalance, l’apparente grossièreté et le terre-à-terre du haïku.
La peinture de Dainichi (Vairocana) dabs une Roue de Souveraineté (planche 1, p.20) date de l’ère Kamakura, mais elle représente le bouddhisme indien que la Chine et finalement le Japon firent descendre dans la vie quotidienne. Dinichi habite au Ciel au-delà de toute forme et il est l’essence de la sagesse et de la pureté absolue. Comparez ceci avec l’écran (planche 11, p.133) par Kusumi Morikage, un contemporain de Bashô. Nous voyons une famille de trois personnes qui prennent le frais du soir, sous une tonnelle de volubilis. Il semble y avoir un lien ténu entre la peinture de Dainichi, distant et glorieux, et la famille pauvre, mais ce fut l’œuvre des Japonais d’apporter le calme du Bouddha dans la soirée, de transformer le lotus doré en un humble volubilis, une mauvaise herbe, pratiquement, les insignes élaborés du Bouddha en nudité humaine. Ce n’est pas une dégénérescence ou une rétrogradation, mais une incarnation, une re-création de sang et de chair de ce qui était fait de pensée et d’intuition. Et, étrangement, le cercle de Vairocana est toujours présent dans la pleine lune. Pour avoir un contraste de paysages parallèle à celui des personnages que nous venons de voir, reportons-nous aux deux images des planches3, p.53 et 25, p.319.
La peinture de l’Éveil d’Enô, planche 16, p.191, est très étrange en ce qu’il lui manque la violence et la sévérité des Zengas, les peintures Zen. Il n’est pas fantaisiste, à mon avis, de voir dans la tranquille douceur de cette peinture, de qualité si intérieure, quelque chose qui allait se développer dans le haïga, qui appartient plutôt au Jôdo et au Shin qu’au Zen. On peut comparer son illumination, par contraste, avec celle de Saint-Paul. Le sentiment modéré de la peinture de Shuai Weng est bien éloigné de la foudre et de l’éclair du chemin de Damas. Cependant, qu’Enô écoute les paroles du Soutra du Diamant, fut aussi important pour la culture et la religion du Japon que fut la conversion de Saint-Paul pour les Européens. Enô donna au Zen chinois et japonais sa direction vers le sens pratique ce qui eut pour résultat d’être appliqué au haïku et à la Voie du haïku dans la vie quotidienne. Voici le verset :
Le tas solidement sur son épaule ;
Devant lui pas d’obstacles sur le chemin de la maison.
« Éveillez l’esprit sans le fixer nulle part »
et il connaît la maison où le bois de chauffage brûle.
La première ligne est la vie pratique. La deuxième a un sens symbolique. La troisième est la phrase du Soutra du Diamant qu’il entend à la porte de la maison où il apporte le bois de chauffage. La quatrième de nouveau a un sens symbolique, mais le littéral et le symbolique ne sont pas vraiment différents ici.
La calligraphie, planche 6, p.77 dit :
Shiki soku ze ku
La forme est vacuité
Cette phrase remarquable, résumant en quatre mots (quatre caractères chinois) l’entièreté du bouddhisme mahayana provient, comme celle de « Éveillez l’esprit sans le fixer nulle part », du Soutra du Diamant. L’écriture en est de Takuan, un maître zen japonais du XVII° siècle. Cette « forme est vacuité » est la graine invisible qui grandit en ce que nous appelons la Culture Orientale. Ce qu’illustre la calligraphie même de Takuan. L’Écriture, comme tout le reste, quand elle est parfaitement accomplie, est accomplie avec l’Esprit éveillé, sans aucun désir de perfection, sans aucun but ; elle s’accomplit « sans signification ». Si nous en regardons les caractères, si nous suivons, dynamiquement et créativement le cours du pinceau, si précis et cependant si souple, nous réalisons que la forme des caractères est une non-forme. Statiquement rien du tout n’existe ; il n’y a pas de scribe, pas de pinceau, rien d’écrit, seulement un mouvement. Et ce mouvement est un non-mouvement, car, pour paraphraser Rôshi :
Un mouvement qui peut être mû (en parole ou en pensée) n’est pas un mouvement éternel.
De nouveau nous avons dans cette écriture un exemple parfait de la « loi » de la « liberté ». La forme des caractères est absolument fix(é)e, cependant l’écrivant est absolument libre.
(p.92)
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