Archive for juin 2009

Feu de montagne – (6/8 août 03)

30 juin 2009

°

entre les pans des montagnes

fumée bleue annonciatrice

°

roulements de canadairs

premiers confetti cendrés

°

monts estompés

par la fumée des feux

la cloche perçante

°

une cendre

vient se poser

sur mon carnet

°

se mêlant aux herbes

aromatisant les olives :

premières cendres de la montagne

°

dans la cuvette

la mer invisible :

fumée descendant des montagnes

°

mêlée au pastis

et aux olives

l’odeur du feu dans la montagne

°

sur ma main

blanche scorie

d’arbre brûlé ?

°

feux de forêt d’un côté

mer de l’autre

– arroser tous les soirs

les plantes brûlées de soleil

°

soir gris avec demi-lune

°

22 heures

la lune

et UNE étoile

°

ce soir l’odeur

du feu de forêt lointain

et de l’encens ici

°

… mêler mon encens

au(x) feu(x) de ta forêt …

°

l’encens qui se consume

décrit une arabesque

– bâton de pélerin

°

ce soir

l’encens que se dédouble –

rêvant à toi

°

ce matin

l’air bleu de la montagne

– feux de forêts lointains

°

bleu de brume incendiaire

le matin levé

descend (de) la montagne

la pluie du feu

°

ce matin encore dès l’aube

l’odeur fine de charbon de bois

°

Castillon, 6-8 août 2003.

Mariage à Sospel (9/8/03)

30 juin 2009

°

les seins de la mariée

qui se pencha pour signer

ne sautèrent pas du balcon

°

(Sospel, 9/8/03)

La cloche de onze heures – (5 août 03)

30 juin 2009

°

mon portable

posé

sur ton silence

°

La cloche de 11 heures remue l’air du village

un courant de vent passe

remuant arbres, plantes, pages du livre

sur la terrasse

vers le soleil et la mer

L’on boit de grands verres d’eau

quelquefois teintée …

°

11 heures 30

la cloche sonne

dans nos portables

°

12 heures

L’église continue d’égrener son chapelet de coups sonores

je vois d’ici le battant qui oscille vers le silence

puis mes mots, comme des mouches aveugles, continuent d’avancer sur le papier

vers toi

°

(5 août 2003)

Haiku de R.H. Blyth vol I L’art oriental et le haïku (c)

30 juin 2009

Ce qui est intéressant dans la peinture de Sengaï (célèbre peintre-moine de la branche du zen rinzai, mort en 1837) de Tokusan et Ryutan (planche 14, p.167) est l’absence de beauté dans les visages des deux personnages, et dans la peinture en son entier. Même s’ils avaient formé un couple élégant, il aurait été nécessaire de les montrer ainsi, parce que la peinture insiste sur leur très grand sérieux, sur leurs âmes, pas sur leur apparence. Nous voyons ici une différence fondamentale entre le bouddhisme (et le christianisme) et le zen, si nous comparons les visages du Christ ou du Bouddha, et ceux des adeptes zen. Et de même que le zen est plus important que la beauté, de même la signification du sujet est plus importante dans le haïga que l’habileté ou la technique.
Le verset dit :

Éclairez l’Esprit
Du passé, du présent, du futur.
Soufflez la lanterne de papier,
Et le Mont Kongô se change en cendres.

Cela signifie que l’Esprit est sans bornes, dépourvu de qualités ; et quand nous En sommes conscients, quand nous sommes illuminés, la chose la plus dure et la plus forte du monde est aussi douce et faible que des cendres. C’est une application pratique de la citation du Kongôkyô, Le Soutra du Diamant, p.91.
La peinture d’un ptarmigan sur une branche de pin (planche 13, p.163) attribuée à l’artiste chinois du XIIIè siècle Mokkei, montre l’application directe du Zen à l’Art. De cete peinture, le Dr Suzuki dit :
Le ptarmigan est-il une sorte de corbeau ? Il se perche sur un vieux pin, symbole de force inaltérable. Il semble regarder quelque chose sous lui. La vie de l’univers pulse à travers lui,tandis que le calme règne sur la nature environnante. Ici s’affirme l’ancien esprit de solitude. C’est quand Dieu n’a pas encore donné son « fiat lux » à l’obscurité de la terre pas encore née. Comprendre le mécanisme de l’esprit en ceci, n’est-ce pas le bout de la discipline zen ?

C’est plutôt un autre côté plus léger mais cependant chaleureux de Mokkei que les artistes japonais ont apprécié. La peinture d’un singe par Tôhaku (1539-1610), par exemple (pl. 4, p.58) est inspiré par un des trois sujets du tryptique de Mokkei dans le temple Daitokuji. Haïkus et haïgas évitent le sinistre, le violent, le dramatique et l’intense. Ils aspirent à être profonds sans profondeur. Tôhaku peint le vieil arbre, les aiguilles de pin, les feuilles de bambou et le singe dans le même esprit que le verset écrit par Bashô une centaine d’années plus tard :

Hatsushigure    saru mo komino wo    hoshige nari
Première pluie d’hiver ;    Le singe aussi semble désirer     un petit imperméable de paille.

(p.93)

Haiku R.H. Blyth vol I L’art oriental et le haïku (b)

28 juin 2009

Les qualités du haïga sont plutôt vagues et négatives. Les lignes et volumes sont réduits au minimum. Les sujets sont habituellement de petites choses, ou de grandes choses vues petitement. La simplicité de l’esprit de l’artiste se perçoit par la simplicité de l’objet. On évite la prouesse technique, dans l’ensemble, et l’image donne l’impression d’une certaine maladresse de traitement qui révèle tout en cachant la signification interne de la chose peinte. Le but du haïku, selon Buson, est d’exprimer en langage ordinaire la philosophie poétique interne à toute chose vivant sous la lune. Autrement dit, les sentiments les plus délicats et les significations les plus profondes des choses doivent être dépeints comme s’ils étaient des événements quotidiens. On peut dire exactement pareil des haïgas. On montre les moments de sens profond dans nos perceptions du monde extérieur par la grossièreté, la brièveté, l’humour, par un certain art « non-artistique », une intentionnalité accidentelle.
La combinaison du haïku et du haïga est peut-être la question pratique la plus importante. L’un peut gâcher l’autre ; mais en cas de succès total, comment l’un aide-t-il l’autre ? Il semble qu’il y ait deux moyens d’y parvenir. Le haïga peut être une illustration du haïku et dire la même chose par les lignes et par les formes ; ou il peut avoir une existence plus indépendante et cependant un lien encore plus fort avec le poème.
Les illustrations de ce livre ont été choisies pour former – si on les considère chronologiquement – un parallèle graphique avec le tableau de la page 17. C’est-à-dire que nous pouvons retracer à travers elles depuis les origines philosophico-mystiques indienne et chinoise de la culture japonaise jusqu’à la simplicité et la nonchalance, l’apparente grossièreté et le terre-à-terre du haïku.
La peinture de Dainichi (Vairocana) dabs une Roue de Souveraineté (planche 1, p.20) date de l’ère Kamakura, mais elle représente le bouddhisme indien que la Chine et finalement le Japon firent descendre dans la vie quotidienne. Dinichi habite au Ciel au-delà de toute forme et il est l’essence de la sagesse et de la pureté absolue. Comparez  ceci avec l’écran (planche 11, p.133) par Kusumi Morikage, un contemporain de Bashô. Nous voyons une famille de trois personnes qui prennent le frais du soir, sous une tonnelle de volubilis. Il semble y avoir un lien ténu entre la peinture de Dainichi, distant et glorieux, et la famille pauvre, mais ce fut l’œuvre des Japonais d’apporter le calme du Bouddha dans la soirée, de transformer le lotus doré en un humble volubilis, une mauvaise herbe, pratiquement, les insignes élaborés du Bouddha en nudité humaine. Ce n’est pas une dégénérescence ou une rétrogradation, mais une incarnation, une re-création de sang et de chair de ce qui était fait de pensée et d’intuition. Et, étrangement, le cercle de Vairocana est toujours présent dans la pleine lune. Pour avoir un contraste de paysages parallèle à celui des personnages que nous venons de voir, reportons-nous aux deux images des planches3, p.53 et 25, p.319.
La peinture de l’Éveil d’Enô, planche 16, p.191, est très étrange en ce qu’il lui manque la violence et la sévérité des Zengas, les peintures Zen. Il n’est pas fantaisiste, à mon avis, de voir dans la tranquille douceur de cette peinture, de qualité si intérieure, quelque chose qui allait se développer dans le haïga, qui appartient plutôt au Jôdo et au Shin qu’au Zen. On peut comparer son illumination, par contraste, avec celle de Saint-Paul. Le sentiment modéré de la peinture de Shuai Weng est bien éloigné de la foudre et de l’éclair du chemin de Damas. Cependant, qu’Enô écoute les paroles du Soutra du Diamant, fut aussi important pour la culture et la religion du Japon que fut la conversion de Saint-Paul pour les Européens. Enô donna au Zen chinois et japonais sa direction vers le sens pratique ce qui eut pour résultat d’être appliqué au haïku et à la Voie du haïku dans la vie quotidienne. Voici le verset :

Le tas solidement sur son épaule ;
Devant lui pas d’obstacles sur le chemin de la maison.
« Éveillez l’esprit sans le fixer nulle part »
et il connaît la maison où le bois de chauffage brûle.

La première ligne est la vie pratique. La deuxième a un sens symbolique. La troisième est la phrase du Soutra du Diamant qu’il entend à la porte de la maison où il apporte le bois de chauffage. La quatrième de nouveau a un sens symbolique, mais le littéral et le symbolique ne sont pas vraiment différents ici.
La calligraphie, planche 6, p.77 dit :

Shiki soku ze ku

La forme est vacuité

Cette phrase remarquable, résumant en quatre mots (quatre caractères chinois) l’entièreté du bouddhisme mahayana provient, comme celle de « Éveillez l’esprit sans le fixer nulle part », du Soutra du Diamant. L’écriture en est de Takuan, un maître zen japonais du XVII° siècle. Cette «  forme est vacuité »  est la graine invisible qui grandit en ce que nous appelons la Culture Orientale. Ce qu’illustre la calligraphie même de Takuan. L’Écriture, comme tout le reste, quand elle est parfaitement accomplie, est accomplie avec l’Esprit éveillé, sans aucun désir de perfection, sans aucun but ; elle s’accomplit « sans signification ». Si nous en regardons les caractères, si nous suivons, dynamiquement et créativement le cours du pinceau, si précis et cependant si souple, nous réalisons que la forme des caractères est une non-forme. Statiquement rien du tout n’existe ; il n’y a pas de scribe, pas de pinceau, rien d’écrit, seulement un mouvement. Et ce mouvement est un non-mouvement, car, pour paraphraser Rôshi :

Un mouvement qui peut être mû (en parole ou en pensée) n’est pas un mouvement éternel.

De nouveau nous avons dans cette écriture un exemple parfait de la « loi » de la « liberté ». La forme des caractères est absolument fix(é)e, cependant l’écrivant est absolument libre.

(p.92)

Jardin Dumaine (Luçon, 85) – 28/7/03

27 juin 2009

1)

quatre grenouilles

aux quatre coins de l’octogone

crachent de l’eau dans le bassin de la fontaine

deux carpes nagent de concert

°

2)

La manche d’une dame

traîne dans le bassin

quelques poissons passent

°

3)

J’admire les rondeurs

de la grosse jeune fille

près du bassin octogonal

°

4)

Insectes à gros moteurs —

Assis sur la margelle du bassin

Le bruit de l’eau qui lave l’esprit

et le soleil qui chauffe les omoplates

mieux que des moxas chinois

°

– en attendant que le ciel gris

nous tombe dessus ?

°

5)

Les poissons font des tours

dans le bassin moussu

Ils ont même des nénuphars

pour se mettre à l’ombre

°

6)

L’écrit suit sa forme

Pas de pré-conception

juste la

conception

elle-même

°

7)

Dans le kiosque à musique

on n’entend

que des chants d’oiseaux

des roulements de pigeons

°

le moteur égal d’une tondeuse

la constance de la fontaine

et le gravier qu’on dérange un peu

°

quelquefois quelques voix

°

des gens dans leurs corps se promènent

°

(28/7/03)

D’après la position des étoiles peintes par Vincent – (30/7/03)

27 juin 2009

le 13 juillet 1889

à 21 h 08

Van Gogh peint son  » Paysage nocturne au lever de la lune  »

°

Des pétards éclatent un peu

partout dans le ciel de Paris

°

(30/7/03)

Haiku de R.H. Blyth vol I L’art oriental et le haïku (a)

26 juin 2009

6) L’Art oriental et le Haïku

La relation entre l’art oriental et le haïku est très profonde. Elle est directe dans la mesure où un haïjin peut exprimer sa compréhension graphiquement aussi bien que verbalement, et le haïku et le haïga résultants se trouvent l’un à côté de l’autre sur la même feuille de papier. Elle est indirecte en ce sens que les images qu’il voit lui enseignent comment regarder, sentir et écouter le monde de la nature. Elles lui montrent où se trouvent la valeur et le sens des choses, de sorte qu’il peut dire en mots ce que les peintures disent en traits, quant à cette mystérieuse interactivité du simple et du complexe, du général et du particulier. Parce qu’il ne faut jamais oublier que simplicité et brièveté n’ont de sens que parce que le monde est multiforme et complexe. Les ukiyoe d’Hiroshige n’auraient aucun sens si les paysages du Japon étaient aussi clairement et nettement découpés qu’eux.
Le développement biologique est une spécialisation graduelle de fonctions ; il en est de même avec la peinture, avec la poésie. Les paysages occidentaux se détachèrent peu à peu des portraits et devinrent indépendants ; au fil des temps, toutes les formes d’expressions littéraires, les romans, les pièces de théâtre, les essais, etc. entrèrent dans des catégories différentes. D’exactement la même manière, comme on l’expliquera plus loin, le haïku se sépara du renga et à peu près au même moment le haïga – ou peinture de haïku –  devint un genre particulier d’expression artistique, accomplissant par les lignes et les volumes ce que tentait de faire le haïku par les mots et les rythmes.
Nous disons « à peu près au même moment », mais il semble que la peinture précède souvent la poésie dans son appréhension de la nature des choses. Quand nous comparons l’histoire du paysage anglais avec celle de la poésie de nature, nous entrevoyons la difficulté de déterminer dans l’histoire de la culture ce qui fut en avance de la peinture ou de la poésie. Il est peut-être plus satisfaisant d’assumer un progrès plus ou moins en alternance des deux genres. Dans la poésie de la nature et dans la peinture de paysage anglaises, no peut suivre un développement parallèle. Les Saisons de Thomson fut publié en 1730, mais ce n’est pas avant la deuxième moitié du siècle que les peintres paysagistes anglais prirent la succession des œuvres étrangères (des Hollandais, principalement) qui étaient les contemporains de Thomson. L’Écossais Richard Wilson (1714-82) présente dans ses peintures, par ex. « Le Sommet de Cader-Idriss » ou « Une Vallée écossaise avec la colline Snowdon », une solitude, une sérénité et une sérénité de paysages montagneux avec lesquels Wordsworth ne rivalisa que quarante ans plus tard. Ruskin dit de lui :

Je crois que l’histoire de l’art sincère du paysage, fondé sur un amour méditatif de la nature, commence en Angleterre avec le nom de Richard Wilson.

Gainsborough, pendant la période de Bath (portraits – 1760-74), peignit le « Chariot du Marché » et la « Charrette de la moisson ». Dans ses paysages ( : un cinquième de sa production) il fait appel, d’une certaine manière, aux émotions. Constable dit :

En les regardant, nous sentons des larmes dans nos yeux, et nous ne savons pas ce qui les produit.

David Allan (1744-66), John Robert Cozens (1752-99), Thomas Girtin (1775-1802),  George Moreland (1773-1804), précèdent tous Wordsworth et les autres poètes romantiques, dont les contemporains furent J.S. Cotman (1782-1842), J.S. Crome (1768-1821), Turner ( 1775-1851), Constable (1776-1837). Ceux-ci ont une intimité avec la nature, une appréciation du détail, et une appréhension de l’élémentaire et de l’universel rarement atteintes par les poètes.
Dans le cas de la peinture japonaise et du haïku, l’affaire est bien plus compliquée. Nous trouvons chez les peintres chinois des Tang et des Sung, chez Sesshu et Hakuin Zenji quelque chose qui n’apparaît pas du tout dans la poésie japonaise avant l’apparition de Bashô. Encore une fois, en théorie, le haiga devrait être aussi original et remarquable que le haïku, mais en fait, il n’en va pas entièrement ainsi. Comme on l’a dit plus haut, on peut trouver des peintures qui ont l’esprit du haïku pendant le millénaire qui précède la mort de Bashô, et le haïga est plutôt un art annexe au haïku plutôt qu’un compagnon.
Dans la littérature japonaise, il y a, grosso modo, trois sortes de poésie : le Shi, ou poésie chinoise, le waka et le haïku ; et y correspondent naturellement trois types de peintures (pour parler plus précisément, ce sont trois attitudes envers le monde, dont l’une prédominera plus ou moins dans n’importe quelle peinture) : le style poétique chinois, le style lyrique ou japonais, et le style intuitif. Par « intuitif » entendons la sorte de peinture dans laquelle la nature d’une chose, d’un arbre, d’une fleur, d’une saison ou de l’humeur d’un être humain est exprimée implicitement. Depuis les temps les plus reculés, en Chine, il était habituel de combiner peinture et poésie, œuvre d’un artiste ou de deux, et il était assez naturel que la même chose se produisît quand le haïku devint une forme poétique indépendante.
Les haïgas sont de petits sketches, soit à l’encre de chine, en noir et blanc, soit en couleurs simples, qui tentent d’exprimer graphiquement ce que les haïkus produisent verbalement. En tant que tels, les haïgas semblent avoir commencé à acquérir leur indépendance à l’époque de
Sôkan (1458-1546), c’est-à-dire quand le haïku commença à se séparer du renku. À l’époque de Teitoku (1570-1653) ils avaient déjà leur air plutôt innocent, amateur, de peintures faites par des poètes, non par des peintres. Nous pouvons trouver des éléments de haïgas chez beaucoup des plus grands artistes japonais, à partir de Sesshu, mais le premier à peindre ce qui peut véritablement être appelé « haïga » est Shôkadô (mort en 1640, quatre ans avant la naissance de Bashô). C’était un moine lettré de la secte Shingon, et on peut dire qu’il unifia l’école de haïku de Bashô, qui allait commencer, avec l’école de Zenga, ou peintures Zen de la période Ashikaga (1338-1573) : Ikkyu, Hakuin, Takuan, etc. Un demi siècle après sa mort, Bashô écrivit son célèbre haïku :

Kare eda ni    karasu no tomarikeri    aki no kure
Sur une branche dépouillée    un corbeau est perché    dans le soir d’automne

Cela allait devenir une sorte de modèle pour tous les haïkus à venir. (Bashô apprit la peinture de l’un de ses propres élèves, Kyoroku). Parmi d’autres peintres de l’époque, Nonoguchi Ryuho (mort en 1669), apprit le haïkaï de Teitoku, et entre ses mains, le haïku se voyait en peintures. Depuis ce temps, jusqu’à aujourd’hui, le haïga a vécu en tant que forme particulière de la peinture.

(p.89)

Haiku R.H. Blyth vol I 5) Le confucianisme (b)

25 juin 2009

De même qu’une tornade s’engouffrant  dans une vallée ne laisse rien derrière elle, de même l’oreille n’a rien à voir avec le bien et le mal. De même que la lune ne reflète que sa lumière dans un lac, de même l’esprit vide et sans attaches n’envisage pas le soi et l’autre comme deux entités distinctes.

Quand les vagues touchent le ciel, les passagers du bateau n’ont pas conscience du danger, mais les témoins tremblent de peur. Un convive ivre jure et insulte son prochain, qui n’en est guère aggravé, tandis que des témoins « se mordent les lèvres » (d’appréhension d’une bagarre). Ainsi, de l’homme supérieur, tandis que son corps est immergé dans les « affaires », son esprit est au-dessus et au-delà d’elles.

Bien que mon thé ne soit pas le meilleur, la théière n’est jamais sèche. Mon vin n’est pas précieux, mais le tonneau n’est pas vide. Mon luth simple, bien que sans cordes, joue toujours juste. Ma flûte courte, bien que sans forme, me convient tout à fait. Je ne suis pas capable de surpasser l’Empereur Gi, mais je peux égaler Kei et Gen.

Suivant la phrase de Bouddha : « Nous adapter aux circonstances » puis celle confucianiste d’ « Agir en accord avec sa situation », nous pouvons dire qu’elles sont la bouée qui nous permet de franchir l’océan de la vie. Les chemins de la vie sont sans limites. Si nous désirons la perfection, toutes sortes d’obstacles se dressent, mais si nous obéissons à notre destinée, alors nous sommes libres partout.

Comme nous l’avons dit précédemment, la tendance générale au Japon a été dans le sens d’une fusion du Bouddhisme, du Confucianisme et du Shintô. Fujiwara Seika, né en 1561, et prêtre Zen qui abandonna ensuite le Bouddhisme, fut le créateur de l’école Shushi du Confucianisme au Japon (1139-1200). Il dit que tous trois différaient dans leurs principes, mais étaient semblables quant à l’état final atteint par leurs adeptes. Amenomori Hôshu, mort en 1755, déclara que Rôshi était le sage de la vacuité, Bouddha le sage de la compassion, et Confucius le sage des sages. Ce que l’on connaît comme étant l’école Yômei (1472-1528) fut en réalité fondée par Rikushôzan (1138-92), qui dit :

Le Soi est Tout. L’esprit constitue les six classiques.

Nakae Tôju (1608-48), un des plus grands hommes que le Japon ait produit, fondateur virtuel de l’école Yômei au Japon, dit que le Ciel, la Terre et l’homme semblent être différents, mais qu’ils sont par essence Un. Cette essence n’a pas de taille, et l’esprit de l’homme et l’infini doivent être Un.
Nakane Tôri (né en 1694), prêtre de la secte Jidô, converti au Confucianisme, énonça ce qui pourrait être tenu pour la base philosophique du haïku :

Le but de l’apprentissage ne vise qu’à abolir la « barrière » qui sépare l’homme de l’homme. En d’autres termes, la distinction entre lui et moi sera abolie quand nous serons véritablement éduqués.
L’univers et l’humanité sont Un, et mes parents, frères, et tous les hommes sont moi-même. Le soleil, la lune, la pluie, la rosée, les montagnes, les rivières, les oiseaux, les animaux et les poissons sont aussi moi. Par conséquent je devrais aimer et sympathiser avec autrui, parce qu’il est moi-même et inséparable de moi.

Oshio Chusai (né en 1793) dit :

Même l’herbe foulée, ou l’arbre tombé, ou le rocher fendu nous affligent, parce que nous sentons qu’ils sont dans nos esprits.

Des extraits que nous venons de lire, nous pouvons voir que pendant la deuxième moitié du XVII° siècle, c’est-à-dire quand Bashô était vivant, le Confucianisme faisait une contribution remarquable à la culture du Japon, et à l’alimentation de l’esprit du haïku. Il convient de mentionner particulièrement à cette époque : Fujiwara Seika, Hayashi Razan, Ishikawa Jôzan, Nakae Tôju, Kaibara Ekken, Itô Jinsai, Itô Tôgai, Ogiu Sorai.

Pour conclure cette énumération, nous pouvons référencer le livre de Kôsen Imakita : Zenkai Ichiran, Une Vague de la Mer du Zen. Il consiste en une longue introduction et trente cas, dans lesquels l’auteur, un prêtre Zen de renom de l’Ère Meiji, montre comment le meilleur de l’interprétation confucianiste de la vie, telle que présentée dans les écrits de Confucius et de Mencius s’accorde avec celle du Zen. Kôsen commença à l’écrire à quarante-trois ans, en 1858, quand il vivait dans le temple d’Eikôji, à Iwakami, dans la Préfecture de Yamaguchi. C’est une œuvre de culture, d’humanité et de grande pénétration , qui montre l’esprit japonais au mieux de ses caractéristiques d’assimilation et d’appréciation. Bien qu’apparemment très éloignés l’un de l’autre, le Confucianisme et le haïku ont ceci en commun que tous deux visent à atteindre une vie de perfection, dans ce monde, en relation avec l’extérieur et les affaires pratiques ; tous deux visent à ce même équilibre de l’esprit.

Il faut remarquer tout particulièrement, à ce sujet, que Bashô naquit et fut éduqué comme un samouraï. Quand Yoshitada Tôdô, son seigneur, mourut en 1667, Bashô quitta quitta la ville fortifiée d’Ueno dans la province d’Iga pour aller à Edo. À partir de ce moment-là, il étudia les classiques japonais, sous la férule de Kigin Kitamura (mort en 1705), de l’école de haïkaï de Teitoku, les classiques chinois avec Itô Tan-an, et plus tard le Zen avec Bucchô, mais pendant vingt-trois ans, dans la partie la plus influençable de sa vie, il s’était imprégné des théorie et pratique du confucianisme, qui régulait le monde des samouraï.
Nous ne pouvons pas cependant produire un évidence directe de l’influence des classiques confucianistes sur lui. Il semble s’être tourné plus vers les poètes que vers les philosophes. Un passage vers le début de Oku no Hosomichi décrit un homme valeureux mais pas très talentueux, appelé « Hotoke Gozaemon » (« Bouddha Gozaemon ») à cause de son honnêteté, avec les mots des Analectes :

Les constants, persévérants, simples, modestes approchent la Vertu.

Les versets suivants de Bashô ont une saveur particulièrement confucianiste de Jingichûkô, Humanité, Justice, Loyauté et Pitié Filiale :

Tsuka mo ugoke   waga naku koe wa    aki no kaze
Tremble, ô tombe !    ma voix plaintive    est le vent d’automne.

Te ni toraba    kien namaida zo atsuki    aki no shimo

(composé à partir d’une mèche de cheveux de sa défunte mère :)
La prendrais-je dans ma main    qu’elle fondrait avec mes chaudes larmes    comme le givre d’automne

Nadeshiko ni    kakaru namida ya    kusunoki no tsuyu

La rosée du camphrier    tombe en pleurs    sur les roses
( : ceci fait référence à Kusunoki et à son fils Masatsura, quand ils se séparèrent en 1336, avant la défaite et le suicide du père.)

Ce Confucianisme simple s’approfondit et s’élargit jusqu’à embraser la nature entière, sans perdre son sentiment humain :

Yagate shinu    keshiki mo miezu    semi no koe

Rien n’indique    qu’elles doivent mourir tantôt,    les cigales qui stridulent.

Ôkaze no    ashita mo akashi    tôgarashi

Au matin    après l’orage aussi,    les poivrons sont rouges

Hatsu-yuki ya    suisen no ha no    tawamu made

La première neige –    juste assez pour faire pencher    les feuilles des jonquilles

Nous pouvons continuer à illustrer l’influence confucianiste sur le haïku avec les Règles du Pèlerinage (Poétique), dont il existe au moins trois versions, attribuées à Bashô. La première apparut en 1760 (soixante-six ans après sa mort), dans le Goshichiki :

1)    Ne dors jamais deux fois dans la même auberge ; désire un matelas que tu n’as encore jamais réchauffé.

2) Ne ceins même pas un poignard ; ne tue aucun être vivant. Ne rencontre l’ennemi de ton seigneur ou père qu’à l’extérieur du portail, puisque « ne vivant pas sous le même ciel ni ne marchant sur la même terre » – cette loi vient d’un inévitable sentiment humain.

3)    Les habits et les outils nécessaires aux besoins de chacun : ni en trop grand nombre, ni en trop petit.

4)    Désirer manger de la chair de poissons, de volailles ou d’animaux n’est pas bon. Se laisser aller à des mets goûteux et rares entraîne vers des plaisirs plus indignes. Souviens-toi du dicton « Mange simplement, et tu pourras tout faire. »

5)    Ne montre pas tes vers sans qu’on te le demande. Si on te le demande, ne refuse jamais.

6)    Dans une région difficile et dangereuse, ne te fatigue pas du voyage. Si tu le fais, rebrousse chemin.

7)    Ne voyage pas à cheval ni en palanquin. Considère ton bâton comme une autre jambe.

8)    Ne t’adonne pas à l’alcool. S’il est difficile d’en refuser à un banquet, arrête après en avoir peu bu. « Garde-toi de tout tapage ». Parce que l’ivresse au matsuri est mal vue, les Chinois emploient du saké non raffiné. On met en garde contre le saké ; sois prudent !

9)    N’oublie pas de payer les billets et les pourboires du transbordeur.

10)     Ne mentionne pas les points faibles d’autrui et tes propres points forts. Rabaisser autrui et se complimenter soi-même sont chose excessivement vulgaire.

11)     En dehors de la poésie, ne cancane pas à propos de tout et de rien. Si cela se produit, va plutôt faire la sieste et te reposer.

12)     Ne deviens pas intime avec des femmes haïjins ; ce n’est bon ni pour le professeur, ni pour l’élève. Si elle est sérieuse à propos du haïku, apprends-lui par le biais de quelqu’un d’autre. Le devoir des hommes et des femmes est la production d’héritiers. La dissipation empêche la richesse et l’unité de l’esprit. La Voie du Haïku  s’élève par la concentration et par le manque de distraction. Regarde bien en toi-même.

13)     Tu ne dois pas prendre une aiguille ou un brin d’herbe qui appartient à autrui. Les montagnes, les cours d’eaux, les rivières, les étangs ont tous un propriétaire. Fais attention à cela.

14)     Tu devrais visiter les montagnes, les rivières et les endroits historiques. Ne leur attribue pas de nouveaux noms.

15)     Sois reconnaissant envers un homme qui t’enseigne ne serait-ce qu’un nouveau mot. N’essaie pas d’enseigner avant d’avoir compris entièrement. N’enseigne qu’une fois que tu t’es perfectionné.

16)     Tiens compte de quiconque t’héberge ne serait-ce que pour une nuit, ou te donne un seul repas. Même ainsi, ne flatte pas autrui. Ceux qui agissent ainsi sont les vauriens de ce monde. Ceux qui marchent le long de la Voie du haïku devraient s’associer avec d’autres pour y marcher.

17)     Pense au matin ; pense au soir. Voyager ne doit pas s’accomplir au début ou à la fin d’une journée. Ne trouble pas autrui. (Il y a un sentiment semblable exprimé dans le Hôjôki.) Souviens-toi du dicton : « Si tu les troubles souvent, ils seront distants avec toi. »

Ces règles sus-mentionnées sont attribuées à Bashô, mais l’évidence interne me semble contrarier cela. L’idée centrale de la plupart peut bien être celle de Bashô, mais le langage et la verbosité ne semblent pas lui appartenir. Cependant, c’est un document hautement significatif pour montrer l’influence de l’idéal de vie confucianiste sur tous les premiers poètes de haïku. Quand nous lisons les dix-sept points mentionnés plus haut, nous sentons qu’ils montrent une combinaison, imparfaitement réconciliée, d’idéaux bouddhistes, confucianistes et poétiques, mais ils semblent surannés, et sont intéressants en tant que fossiles de quelque chose d’autrefois vivant – en un mot, ils manquent de poésie, et pour cela ne sont pas immortels.

6) L’Art oriental et le Haïku

(p.86)

Haiku R.H. Blyth vol I. 5) Le confucianisme (a)

22 juin 2009

5) Le confucianisme

Le confucianisme a contribué à une certaine sobriété, réserve, absence d’extravagance et d’hyperbole, brièveté et concision, et à une saveur morale, que l’on peut parfois vaguement ressentir, mais qu’il n’est jamais permis de séparer, comme c’est le cas chez Wordsworth ou Hakurakuten, de la poésie elle-même. La relation entre haïku et confucianisme en est d’autant plus profonde, l’influence de l’un sur l’autre en est d’autant plus subtile que la disparité entre les deux est apparente. Mais le confucianisme est beaucoup plus poétique que ce que la plupart des gens supposent. De fait, comme pour le christianisme et toutes  les autres religions, , on pourrait dire que ce qui y est poétique est vrai, si l’on utilise « vrai » dans le sens de quelque chose qui nourrit l’existence humaine, qui peut être absorbé dans notre vie, en ayant sa vie propre, organique et croissante. Par exemple, au début des Analectes, Confucius dit :

N’est-il pas délicieux d’avoir un ami qui vient de loin ?

Ce que Bashô répète à l’adresse de Ransetsu :

Sabishisa wo    toute kurenu ka    kiri hito-ha

Une feuille de paulownia est tombée ;    ne me rejoindras-tu pas    dans ma solitude ?

Il ne faut jamais oublier, chez Confucius, son amour de la musique et de la poésie. Sa dévotion pour les Odes, son rejet de la viande pendant trois mois après avoir entendu un certain morceau de musique – voici ce qui lui donna le pouvoir d’influencer la Chine pendant trois mille ans. Les hommes sont poètes et musiciens dans le sens où ils ne sont ni philosophes ni sages.  Les hommes ne vivent pas de pain seulement, mais de chaque mot poétique qui sort de la bouche de Dieu. Confucius dit :

Élevez-vous par la poésie ;
Maintenez-vous par la rectitude ;
Croissez par la musique.

L’esprit est élevé par la poésie, conforté par la rectitude, et perfectionné par la musique.  Cette qualité poétique, musicale et exquise présente dans les actes et les paroles de Confucius, fit qu’il fut difficile à comprendre, et c’est pourquoi il dit :

Il y en a peu qui trouveront la porte.

Si Confucius n’avait été que simple moraliste, il n’aurait jamais pu dire cela.
Confucius s’approche beaucoup du zen et du haïku dans ce passage :

Debout près d’un cours d’eau, Confucius dit :  « Il ne cesse, jour et nuit, de couler, et de couler ainsi. »

En ceci, le zen n’est pas tantdans l’appréhension directe du sens des choses que dans son expression sans l’exprimer. C’est également dangereux, mais pas tant que les mots. Confucius lui-même dit :

Si vous ne connaissez pas l(e sens d)es mots, vous ne connaissez pas les hommes.

Un tel exemple se trouve dans une telle phrase :  « Sans connaître la rectitude, nous ne pouvons pas nous affermir. » ( : une autre traduction de « Maintenez-vous par la rectitude »). Si nous prenons les mots « connaître », « rectitude »,  « affermir » dans leur sens ordinaire, journalier, non poétique, intellectuel, cet énoncé a peu de sens, sauf froid et pédant, et sans le pouvoir de nous émouvoir. Mais si nous prenons « connaître » dans le sens de « croire en » et « avoir foi en » et « nous confier à » ; « rectitude » dans le sens d’un « mode de vie harmonieux », d’une « manière poétique de tout accomplir », une « justesse intérieure profonde de relations entre nous et toutes les circonstances extérieures » ; « nous affermir » dans le sens de « devenir un véritable être humain, sans être aucunement affecté par les vicissitudes du sort » ; alors le « Maintenez-vous par la rectitude » de Confucius devient vivant. Nous le sentons mettre en pratique lui-même ce que les mots raidissent et défigurent en essayant de le manifester. Nous devons lire dans le même esprit les passages suivants des Analectes :

Comment un homme peut-il cacher sa nature ? Comment peut-il cacher sa nature ?

Celui qui offense le ciel n’a personne vers qui prier.

Il sacrifie aux esprits comme si les esprits étaient présents.

Un homme vertueux trouve le repos dans sa vertu.

Il y a des traces d’éléments taoïstes dans les Analectes :

Kikô redoutait les voleurs. Il interrogea Confucius à ce propos. Confucius répliqua : «  Si tu étais sans désir, ils ne voleraient pas, même contre récompense. »
Le sage est le vent, les gens ordinaires sont l’herbe ; sous le vent, les herbes doivent se pencher.

L’animisme duquel jaillirent à la fois la religion et la poésie, et qui est toujours aujourd’hui la fontaine et la force motrice de toutes nos religion et poésie peut s’illustrer, dans la pensée primitive chinoise, par The Doctrine of the Mean, au chapitre 16 :

Confucius dit : « Le pouvoir des esprits, comme il abonde ! Nous regardons mais nous ne les voyons pas ; nous écoutons mais ne les entendons pas ; cependant ils soutiennent toutes choses et ne négligent rien. »

Dans Rôshi, ch. XIV, ils s’identifient à la Voie :

Le regardant mais ne le voyant pas, on l’appelle « sans couleur ». L’écoutant mais ne l’entendant pas on l’appelle « sans son ». Le recherchant, mais ne pouvant l’obtenir, on le nomme « sans forme ».

En Chine, comme au Japon, durant trois mille ans, la tendance a été de graduellement mêler ce qui furent à la base trois courants de pensée : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme – auxquels il convient d’ajouter un quatrième : le zen. Comme exemple tardif de cette synthèse, citons le Saikontan, écrit par Kôjisei. On ne connaît pas les détails de sa biographie, ni la date du livre, mais il existait déjà en 1624. Le Saikontan se compose de 359 courtes pièces de prose et de poésie, la plus courte de 14 caractères, la plus longue de 74. Cette forme d’écriture épigrammatique, ou s’apparentant au poème en prose, devint populaire et même universelle sous la dynastie des Ming. Le nom de Saikontan signifie littéralement « discours de racines de légumes », avec l’implication que  seul un homme vivant une vie simple peut être poète ou philosophe. Cela parvint au Japon par le biais probable de marchands de Nagasaki, ou de prêtres zen – tel Ingen, qui se fit naturaliser Japonais, quand il arriva en 1654, dix ans après la naissance de Bashô.
Les extraits suivants donneront une idée de son assimilation pas toujours complète du zen, du taoïsme et de confucianisme. Mais on encouragera d’autant le lecteur à appliquer chacun de ces extraits, quel que soit leur sens ostensible, à la poésie, à la religion et à la conduite pratique, en se remémorant que si ces trois ne sont pas unies, elles ne sont pas trois :

Le vin fort, la viande grasse, les mets épicés, les sucreries n’ont pas de goût véritable ; le vrai goût est simple et ordinaire. Des faits surnaturels, extraordinaires ne font pas un homme véritable. Un homme véritable se conduit plutôt ordinairement.

Le vrai Bouddha est chez soi ; la vraie Voie est la vie quotidienne. Un homme qui est sincère, qui promeut la paix, qui est d’aspect jovial et doux de parole, harmonieux d’esprit et de corps
Envers parents et fratrie, un tel homme est très supérieur à un autre qui pratique le contrôle du souffle et l’introspection.

Si l’esprit est clair, une chambre sombre a son ciel bleu ; si l’esprit est sombre, le grand jour donne naissance à des démons et des esprits malins.

L’homme juste ne s’applique pas à rechercher le bonheur ; Le ciel, donc, à cause de son absence de pensée, ouvre son cœur le plus profond. L’homme mauvais s’occupe à éviter les malheurs ; Le ciel, donc, le met dans la confusion à cause de son désir. Comme les voies du Ciel sont impénétrables ! Combien vaine la sagesse des hommes !

L’eau que ne troublent pas les vagues se repose d’elle-même. Un miroir non recouvert de poussière est clair et lumineux. Ainsi devrait être l’esprit. Quand ce qui l’obscurcit s’éloigne, sa clarté apparaît. Il ne faut pas chercher le bonheur ; quand ce qui le trouble s’efface, alors le bonheur vient de lui-même.

La Voie est une propriété ordinaire. On devrait le faire remarquer à tous ceux que nous rencontrons. Apprendre est aussi ordinaire que manger du riz chez soi. Selon les circonstances, il faut en user avec  circonspection.

Les anciens laissaient du riz aux souris et n’allumaient pas les lampes par pitié pour les papillons. Leurs pensées sont le point d’opération de l’humanité dans la vie. Sans cela, un homme est un simple corps de terre, de bois.

Au son de la cloche dans la nuit silencieuse, je m’éveille de mon rêve dans notre monde de rêves. Regardant le reflet de la lune dans une mare limpide, je vois, au-delà de ma forme, ma forme véritable.

Le chant des oiseaux, la voix des insectes, tous sont des moyens de faire venir la vérité à notre esprit ; dans les fleurs et les herbes, nous voyons les messages de la Voie. Le lettré, pur et clair d’esprit, de cœur ouvert et serein, devrait trouver en tout de quoi se nourrir.

Les hommes savent faire des livres imprimés ; ils ne savent pas lire de livres non imprimés. Ils peuvent jouer de la harpe avec des cordes, pas de la harpe sans cordes. S’appliquant au superficiel plutôt qu’à ce qui est profond, comment sauraient-ils comprendre la musique ou la poésie ?

Si vous connaissez la signification interne des choses, la lune embrumée des cinq lacs est  en vous. Si vous comprenez l’activité des phénomènes humains, l’héroïsme et la noblesse des grands hommes de tous les temps sont à votre portée.

Marchant seul, appuyé à une canne, dans une vallée de pins, des nuages s’élèvent autour de mes habits de moine. Dormant avec un livre comme oreiller près de la fenêtre sous les bambous, je m’éveille quand la lune baigne les serpillères

Un nuage solitaire sort d’une caverne montagneuse ; il reste ou s’en va, sans se référer à rien d’autre. Le miroir clair de la lune pend au ciel ; il est loin à la fois du calme et de la clameur.

La secte zen dit : « quand tu as faim, mange ; quand tu es fatigué, dors. » Le but de la poésie est de décrire en langage simple un beau paysage. Le sublime est contenu dans l’ordinaire, le plus ardu dans le plus facile. Ce qui est conscient de soi et ultérieur est loin de la vérité ; ce qui est sans pensée est proche.

Le corps est comme un bateau qui dérive, flottant ou bien immobile sur un lac profond. L’esprit est comme un morceau de bois brûlé ; qu’importe s’il est du carburant coupé ou bien verni de laque odorante ?

Lisant Le Livre des Mutations à la fenêtre du matin, je frotte un bâton de vermillon dans la rosée qui goutte des pins. Discutant des soutras avec un visiteur, le son du kei (sorte de claquoir de pierre utilisé dans les temples zen)  s’éloigne, porté par le vent depuis les bambous.

Un Ancien respectable a dit : « L’ombre du bambou balaie les escaliers, mais la poussière ne bouge pas. Le disque de la lune traverse l’eau du lac sans laisser de trace. » Un de nos confucianistes dit :  « Le torrent descend rapidement mais tout est silencieux alentour. Les fleurs n’arrêtent pas de tomber, mais nous ressentons le calme. » Si vous avez saisi le sens de ceci, vous êtes libre d’esprit et de corps, dans tous vos rapports avec les choses.

Si votre cœur est exempt de vagues de tempêtes, partout les montagnes sont bleues et les arbres verts. Si notre vraie nature est créative comme la nature elle-même, où que nous soyons, nous voyons que tout est libre, comme des poissons vifs et des cerfs-volants qui tournoient.

Quand je m’en sens l’humeur, je retire mes chaussures et marche pieds nus dans les herbes odorantes des champs ; des oiseaux sauvages sans peur m’accompagnent. Mon cœur est uni à la nature, je défais ma chemise, assis, absorbé sous les pétales tombants, tandis que les nuages silencieusement m’entourent comme s’ils souhaitaient me garder là.

(…)
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