5) Le confucianisme
Le confucianisme a contribué à une certaine sobriété, réserve, absence d’extravagance et d’hyperbole, brièveté et concision, et à une saveur morale, que l’on peut parfois vaguement ressentir, mais qu’il n’est jamais permis de séparer, comme c’est le cas chez Wordsworth ou Hakurakuten, de la poésie elle-même. La relation entre haïku et confucianisme en est d’autant plus profonde, l’influence de l’un sur l’autre en est d’autant plus subtile que la disparité entre les deux est apparente. Mais le confucianisme est beaucoup plus poétique que ce que la plupart des gens supposent. De fait, comme pour le christianisme et toutes les autres religions, , on pourrait dire que ce qui y est poétique est vrai, si l’on utilise « vrai » dans le sens de quelque chose qui nourrit l’existence humaine, qui peut être absorbé dans notre vie, en ayant sa vie propre, organique et croissante. Par exemple, au début des Analectes, Confucius dit :
N’est-il pas délicieux d’avoir un ami qui vient de loin ?
Ce que Bashô répète à l’adresse de Ransetsu :
Sabishisa wo toute kurenu ka kiri hito-ha
Une feuille de paulownia est tombée ; ne me rejoindras-tu pas dans ma solitude ?
Il ne faut jamais oublier, chez Confucius, son amour de la musique et de la poésie. Sa dévotion pour les Odes, son rejet de la viande pendant trois mois après avoir entendu un certain morceau de musique – voici ce qui lui donna le pouvoir d’influencer la Chine pendant trois mille ans. Les hommes sont poètes et musiciens dans le sens où ils ne sont ni philosophes ni sages. Les hommes ne vivent pas de pain seulement, mais de chaque mot poétique qui sort de la bouche de Dieu. Confucius dit :
Élevez-vous par la poésie ;
Maintenez-vous par la rectitude ;
Croissez par la musique.
L’esprit est élevé par la poésie, conforté par la rectitude, et perfectionné par la musique. Cette qualité poétique, musicale et exquise présente dans les actes et les paroles de Confucius, fit qu’il fut difficile à comprendre, et c’est pourquoi il dit :
Il y en a peu qui trouveront la porte.
Si Confucius n’avait été que simple moraliste, il n’aurait jamais pu dire cela.
Confucius s’approche beaucoup du zen et du haïku dans ce passage :
Debout près d’un cours d’eau, Confucius dit : « Il ne cesse, jour et nuit, de couler, et de couler ainsi. »
En ceci, le zen n’est pas tantdans l’appréhension directe du sens des choses que dans son expression sans l’exprimer. C’est également dangereux, mais pas tant que les mots. Confucius lui-même dit :
Si vous ne connaissez pas l(e sens d)es mots, vous ne connaissez pas les hommes.
Un tel exemple se trouve dans une telle phrase : « Sans connaître la rectitude, nous ne pouvons pas nous affermir. » ( : une autre traduction de « Maintenez-vous par la rectitude »). Si nous prenons les mots « connaître », « rectitude », « affermir » dans leur sens ordinaire, journalier, non poétique, intellectuel, cet énoncé a peu de sens, sauf froid et pédant, et sans le pouvoir de nous émouvoir. Mais si nous prenons « connaître » dans le sens de « croire en » et « avoir foi en » et « nous confier à » ; « rectitude » dans le sens d’un « mode de vie harmonieux », d’une « manière poétique de tout accomplir », une « justesse intérieure profonde de relations entre nous et toutes les circonstances extérieures » ; « nous affermir » dans le sens de « devenir un véritable être humain, sans être aucunement affecté par les vicissitudes du sort » ; alors le « Maintenez-vous par la rectitude » de Confucius devient vivant. Nous le sentons mettre en pratique lui-même ce que les mots raidissent et défigurent en essayant de le manifester. Nous devons lire dans le même esprit les passages suivants des Analectes :
Comment un homme peut-il cacher sa nature ? Comment peut-il cacher sa nature ?
Celui qui offense le ciel n’a personne vers qui prier.
Il sacrifie aux esprits comme si les esprits étaient présents.
Un homme vertueux trouve le repos dans sa vertu.
Il y a des traces d’éléments taoïstes dans les Analectes :
Kikô redoutait les voleurs. Il interrogea Confucius à ce propos. Confucius répliqua : « Si tu étais sans désir, ils ne voleraient pas, même contre récompense. »
Le sage est le vent, les gens ordinaires sont l’herbe ; sous le vent, les herbes doivent se pencher.
L’animisme duquel jaillirent à la fois la religion et la poésie, et qui est toujours aujourd’hui la fontaine et la force motrice de toutes nos religion et poésie peut s’illustrer, dans la pensée primitive chinoise, par The Doctrine of the Mean, au chapitre 16 :
Confucius dit : « Le pouvoir des esprits, comme il abonde ! Nous regardons mais nous ne les voyons pas ; nous écoutons mais ne les entendons pas ; cependant ils soutiennent toutes choses et ne négligent rien. »
Dans Rôshi, ch. XIV, ils s’identifient à la Voie :
Le regardant mais ne le voyant pas, on l’appelle « sans couleur ». L’écoutant mais ne l’entendant pas on l’appelle « sans son ». Le recherchant, mais ne pouvant l’obtenir, on le nomme « sans forme ».
En Chine, comme au Japon, durant trois mille ans, la tendance a été de graduellement mêler ce qui furent à la base trois courants de pensée : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme – auxquels il convient d’ajouter un quatrième : le zen. Comme exemple tardif de cette synthèse, citons le Saikontan, écrit par Kôjisei. On ne connaît pas les détails de sa biographie, ni la date du livre, mais il existait déjà en 1624. Le Saikontan se compose de 359 courtes pièces de prose et de poésie, la plus courte de 14 caractères, la plus longue de 74. Cette forme d’écriture épigrammatique, ou s’apparentant au poème en prose, devint populaire et même universelle sous la dynastie des Ming. Le nom de Saikontan signifie littéralement « discours de racines de légumes », avec l’implication que seul un homme vivant une vie simple peut être poète ou philosophe. Cela parvint au Japon par le biais probable de marchands de Nagasaki, ou de prêtres zen – tel Ingen, qui se fit naturaliser Japonais, quand il arriva en 1654, dix ans après la naissance de Bashô.
Les extraits suivants donneront une idée de son assimilation pas toujours complète du zen, du taoïsme et de confucianisme. Mais on encouragera d’autant le lecteur à appliquer chacun de ces extraits, quel que soit leur sens ostensible, à la poésie, à la religion et à la conduite pratique, en se remémorant que si ces trois ne sont pas unies, elles ne sont pas trois :
Le vin fort, la viande grasse, les mets épicés, les sucreries n’ont pas de goût véritable ; le vrai goût est simple et ordinaire. Des faits surnaturels, extraordinaires ne font pas un homme véritable. Un homme véritable se conduit plutôt ordinairement.
Le vrai Bouddha est chez soi ; la vraie Voie est la vie quotidienne. Un homme qui est sincère, qui promeut la paix, qui est d’aspect jovial et doux de parole, harmonieux d’esprit et de corps
Envers parents et fratrie, un tel homme est très supérieur à un autre qui pratique le contrôle du souffle et l’introspection.
Si l’esprit est clair, une chambre sombre a son ciel bleu ; si l’esprit est sombre, le grand jour donne naissance à des démons et des esprits malins.
L’homme juste ne s’applique pas à rechercher le bonheur ; Le ciel, donc, à cause de son absence de pensée, ouvre son cœur le plus profond. L’homme mauvais s’occupe à éviter les malheurs ; Le ciel, donc, le met dans la confusion à cause de son désir. Comme les voies du Ciel sont impénétrables ! Combien vaine la sagesse des hommes !
L’eau que ne troublent pas les vagues se repose d’elle-même. Un miroir non recouvert de poussière est clair et lumineux. Ainsi devrait être l’esprit. Quand ce qui l’obscurcit s’éloigne, sa clarté apparaît. Il ne faut pas chercher le bonheur ; quand ce qui le trouble s’efface, alors le bonheur vient de lui-même.
La Voie est une propriété ordinaire. On devrait le faire remarquer à tous ceux que nous rencontrons. Apprendre est aussi ordinaire que manger du riz chez soi. Selon les circonstances, il faut en user avec circonspection.
Les anciens laissaient du riz aux souris et n’allumaient pas les lampes par pitié pour les papillons. Leurs pensées sont le point d’opération de l’humanité dans la vie. Sans cela, un homme est un simple corps de terre, de bois.
Au son de la cloche dans la nuit silencieuse, je m’éveille de mon rêve dans notre monde de rêves. Regardant le reflet de la lune dans une mare limpide, je vois, au-delà de ma forme, ma forme véritable.
Le chant des oiseaux, la voix des insectes, tous sont des moyens de faire venir la vérité à notre esprit ; dans les fleurs et les herbes, nous voyons les messages de la Voie. Le lettré, pur et clair d’esprit, de cœur ouvert et serein, devrait trouver en tout de quoi se nourrir.
Les hommes savent faire des livres imprimés ; ils ne savent pas lire de livres non imprimés. Ils peuvent jouer de la harpe avec des cordes, pas de la harpe sans cordes. S’appliquant au superficiel plutôt qu’à ce qui est profond, comment sauraient-ils comprendre la musique ou la poésie ?
Si vous connaissez la signification interne des choses, la lune embrumée des cinq lacs est en vous. Si vous comprenez l’activité des phénomènes humains, l’héroïsme et la noblesse des grands hommes de tous les temps sont à votre portée.
Marchant seul, appuyé à une canne, dans une vallée de pins, des nuages s’élèvent autour de mes habits de moine. Dormant avec un livre comme oreiller près de la fenêtre sous les bambous, je m’éveille quand la lune baigne les serpillères
Un nuage solitaire sort d’une caverne montagneuse ; il reste ou s’en va, sans se référer à rien d’autre. Le miroir clair de la lune pend au ciel ; il est loin à la fois du calme et de la clameur.
La secte zen dit : « quand tu as faim, mange ; quand tu es fatigué, dors. » Le but de la poésie est de décrire en langage simple un beau paysage. Le sublime est contenu dans l’ordinaire, le plus ardu dans le plus facile. Ce qui est conscient de soi et ultérieur est loin de la vérité ; ce qui est sans pensée est proche.
Le corps est comme un bateau qui dérive, flottant ou bien immobile sur un lac profond. L’esprit est comme un morceau de bois brûlé ; qu’importe s’il est du carburant coupé ou bien verni de laque odorante ?
Lisant Le Livre des Mutations à la fenêtre du matin, je frotte un bâton de vermillon dans la rosée qui goutte des pins. Discutant des soutras avec un visiteur, le son du kei (sorte de claquoir de pierre utilisé dans les temples zen) s’éloigne, porté par le vent depuis les bambous.
Un Ancien respectable a dit : « L’ombre du bambou balaie les escaliers, mais la poussière ne bouge pas. Le disque de la lune traverse l’eau du lac sans laisser de trace. » Un de nos confucianistes dit : « Le torrent descend rapidement mais tout est silencieux alentour. Les fleurs n’arrêtent pas de tomber, mais nous ressentons le calme. » Si vous avez saisi le sens de ceci, vous êtes libre d’esprit et de corps, dans tous vos rapports avec les choses.
Si votre cœur est exempt de vagues de tempêtes, partout les montagnes sont bleues et les arbres verts. Si notre vraie nature est créative comme la nature elle-même, où que nous soyons, nous voyons que tout est libre, comme des poissons vifs et des cerfs-volants qui tournoient.
Quand je m’en sens l’humeur, je retire mes chaussures et marche pieds nus dans les herbes odorantes des champs ; des oiseaux sauvages sans peur m’accompagnent. Mon cœur est uni à la nature, je défais ma chemise, assis, absorbé sous les pétales tombants, tandis que les nuages silencieusement m’entourent comme s’ils souhaitaient me garder là.
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