(p.40-51)
3) Le Taoïsme.
Le taoïsme, représenté par Lao-Tseu (Rôshi) et Tchouang-tseu (Sôshi), atteignit le Japon en partie directement, et en partie à travers la poésie chinoise. L’influence directe fut peut-être restreinte, parce que Sôshi, tout particulièrement, est très difficile dans sa langue d’origine – mais pas particulièrement en anglais. La relation entre taoïsme et zen n’est pas facile à établir, loin de là. Leur origine fut peut-être commune dans l’esprit chinois. Le zen peut être l’application pratique des idéaux taoïstes greffés sur l’arbre bouddhiste de la religion. L’histoire orthodoxe du zen veut qu’il y ait une succession ininterrompue de patriarches du zen depuis Sakamuni jusqu’aux maîtres chinois du zen en passant par Daruma. Ceci est d’une historicité douteuse et semble quelque peu improbable. Cependant, ce qui est important pour le haïku, ce sont ces idées, ces essais de l’âme qui sont venus au Japon grâce à ces anciens mystiques chinois. Voici des passages caractéristiques de Rôshi d’abord, puis de Sôshi :
RÔSHI :
La Voie est une vacuité qu’on ne peut remplir, un golfe sans fond, qui est l’origine de tout ce qui est dans le monde.
Ciel et Terre sont impitoyables ; ils agissent envers les choses comme des chiens de paille. Les sages sont impitoyables ; ils agissent avec les gens comme des chiens de paille.
Le Grand Dieu est comparable à l’eau, l’eau qui sert toutes choses sans contestation. Elle est là où les hommes n’aiment pas être (les endroits les plus bas.) C’est pourquoi elle est proche de la Voie.
Ëtre de peu de mots, c’est suivre la nature. Une tempête ne souffle pas toute la matinée, de même que des trombes d’eau ne s’abattent pas toute la journée. Qui en est la cause ? Le Ciel et la Terre. Et si le Ciel et la Terre ne les font pas durer si longtemps, d’autant moins devrait l’homme !
Qui connaît les autres a le savoir. Qui se connaît est illuminé.
Revenir (à la Nature) est l’action de la Voie. La Faiblesse est l’usage de la Voie. Toutes choses au Ciel et sur Terre viennent de l’Etre, mais l’existence vient du Non-être.
Apprendre, c’est ajouter quelque chose chaque jour. Suivre la Voie c’est retrancher quelque chose chaque jour, retrancher, retrancher jusqu’à atteindre l’Inactivité, cette Inactivité qui est Toute-l’Activité.
Ceux qui savent ne parlent pas. Ceux qui parlent ne savent pas.
Le sage désire des choses non-désirées (par les autres) ; il ne recherche pas ce qui est difficile à obtenir.
La Vérité n’est pas plaisante à entendre. Les mots plaisants ne sont pas vrais. Les hommes bons n’argumentent pas. Ceux qui argumentent ne sont pas bons. Celui qui sait n’est pas cultivé. L’homme cultivé ne sait pas.
Dorénavant, mes yeux ne faisaient qu’un avec mes oreilles, mes oreilles avec mon nez, mon nez avec ma bouche. (Rishi, 2,3.)
Comparez avec Rôshi, 56 :
Fermant la porte (de sa bouche), fermant les vantaux (de la vue et de l’ouïe), émoussant le tranchant, dénouant les complications, adoucissant l’éclat, essuyant la poussière (de la discrimination) – ceci est le nivellement mystérieux. »
Ceci est de l’ordre de haïkus tels que le suivant – mais pas seulement – :
Umi kurete kamo no koe honoka ni shiroshi
Bashô
La mer s’assombrit : les voix des canards sauvages sont vaguement blanches.
SÔSHI :
Keishi dit à Sôshi : « Je possède un grand arbre appelé « La Fierté de l’Inde ». Son tronc est si tortueux et noueux qu’une ligne de craie (pour marquer les longueurs de bois à couper) est parfaitement inutile. Les branches en sont si contorsionnées que le compas et l’équerre ne servent à rien. Il jouxte la route, mais les charpentiers n’y jettent même pas un regard. De la même manière, Monsieur, vos mots sont grands et inutiles, et les gens y sont indifférents. » Sôshi répondit : « … Monsieur, vous vous désolez de l’inutilité de votre grand arbre ; pourquoi ne pas le planter dans la Région du Non-être, le Domaine de l’infiniment Vaste, vous promener auprès de lui dans un état de non-action, , sommeiller paisiblement allongé sous son ombre ? La hache ne le blesserait pas ; rien ne pourrait le meurtrir. N’ayant aucun moyen d’être utile, comment pourrait-il être endommagé ? »
Seul « celui qui est arrivé » sait et comprend que tout est Un. Il ne se considère pas comme séparé des choses, mais s’identifie avec elles dans leur activité essentielle.
La grande Voie ne s’exprime pas ; l’éloquence parfaite ne parle pas ; la justice absolue n’est pas désintéressée ; la valeur entière n’est pas courageuse.
Peu importe combien on verse, cela ne déborde pas ; combien on puise, cela ne s’épuise jamais ; de plus, ne pas en connaître le pourquoi, cela s’appelle la Lumière Cachée.
Quand les autorités mobilisèrent les gens, le bossu se pavanait au milieu d’eux. Quand on les assigna aux travaux publics, le bossu, infirme incurable, fut délaissé. Quand le gouvernement distribua du riz pour les malades, il reçut trois mesures et dix brassées de bois de chauffage. Si donc un bossu, en raison de sa malformation corporelle peut se nourrir et vivre jusqu’à son dernier souffle ainsi, n’est-il pas bien plus profitable d’être un bossu moral ?
Un tel homme (un Homme Véritable), les circonstances ne l’atteignent pas, son attitude est pleine de tranquillité, son expression (faciale) est banale. Sa fraîcheur est celle de l’automne, sa chaleur celle du printemps. Ses émotions suivent leur cours naturel comme la ronde des quatre saisons. Son harmonie avec la nature est au-delà de toute appréciation humaine. Ainsi quand le sage utilise l’armée de façon à ruiner le pays, il ne perd pas l’amour du peuple. S’il accorde sa bienveillance sur cette génération et les suivantes, ce n’est pas par amour des gens. Ainsi il n’est pas du ressort du sage d’apporter le bonheur aux autres. Bien aimer les choses, ce n’est pas l’Amour universel.
Un bateau caché dans une crique, ou (« une île montagneuse cachée ») dans un marais, on les appelles « saufs ». Mais même ainsi quelque chose de fort peut les emporter à minuit. Les hommes dans leurs illusions ne réalisent pas ceci.. Cacher de petites choses dans des grandes est correct, mais elles peuvent s’y perdre. Si, par ailleurs, vous cachez l’univers dans l’univers lui-même, il n’y a nulle part où il peut se perdre. C’est la Grande Nature de toutes choses.
Shirai tomba soudain malade, suffoqua et fut sur le point de mourir. Sa femme et ses enfants l’entouraient en pleurant. Shiri s’y rendit et les apostropha : »Déguerpissez ! Ne contrariez pas son changement ! » Puis s’appuyant contre la porte il dit : « Merveilleux est le Créateur !
Que va-t-il faire de toi maintenant ? Serastu le foie d’un rat, ou les coudes d’un ver ? » Shirai répondit : « Un enfant doit aller avec obéissance à l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord, selon ce que ses parents lui disent ! Yin et Yang ne sont pas seulement le père et la mère de l’homme. S’ils me rapprochent de la mort et que je m’y oppose, je suis un rebelle et insoumis ; ils ne sont pas à blâmer. La Grande Nature, en m’accordant une forme humaine, me donne une place (dans le monde) ; avec la vie me permet de travailler ; avec la vieillesse m’apporte le contentement, avec la mort, la cessation de l’existence. »
Confucius dit : « Les poissons sont faits pour l’eau, les hommes pour la Voie. Ceux qui vivent dans l’eau se donnent entièrement aux mares, et s’y nourrissent ; ceux qui vivent dans la Voie, vivent en paix, une vie de certitude. Ainsi dit-on : « Les poissons ne sont pas conscients des rivières et des lacs ; les hommes ne pensent jamais à la Voie, et comment y marcher. »
Avant de parler des influences de Rôshi et de Sôshi sur Bashô, mentionnons que Sôin (fondateur de l’école Danrin de haïku ; 1604-1682) écrivit sur un portrait de Sôshi, cet extrait :
» Ne prenons-nous pas pour modèle les écrits de Sôshi, et ne révérons-nous pas l’influence de Moritake (1472-1549) ? »
Il termine par ce verset :
Yono naka ya chôchô tomare kaku mo are
Le monde est après tout comme un papillon, quel qu’il puisse être.
Ceci renvoie bien sûr au passage probablement le plus célèbre de Sôshi :
» Suis-je un homme rêvant qu’il est un papillon ou suis-je un papillon rêvant qu’il est un homme ? »,
Ceci fut l’origine de maint haïku sur les papillons, parce qu’il implique leur identification avec le poète de cette manière légère et rêveuse qui fait à la fois partie de la nature de l’insecte et de celle du poète..
Le poète qui insista le plus fortement sur le fait que « les écrits de Sôshi sont des haïkaï » fut Okanishi Ichû, mort en 1692, et disciple de Sôin. Dans un de ses ouvrages, Hakai Môkyu, se trouve le passage suivant :
Dans l’Océan du Nord se trouve un poisson appelé le Kon, grand de je ne sais combien de « ri ». Quand la mer s’agite, il se prépare à partir pour l’Océan du Sud. Il batde ses ailes sur l’eau pendant 3000 ri. Il monte sur un tourbillon pendant 90000 ri. Ceci est l’esprit dans son jeu céleste, ses transformations et sa liberté naturelle. Mais le haïkaï sortant d’un ventre de quelques centimètres carrés et voyant ce qui est par-delà le ciel et la terre réfléchit et crée son idée de libre changement. Joignant ce qui est avec ce qui n’est pas, nous obtenons un verset de liberté vivante. C’est le vrai haïkaï.
En nous promenant dans les montagnes, en jouant dans les champs,en admirant les fleurs de cerisiers, en soupirant après les feuilles cramoisies de l’automne, à chaquefois que nous faisons cela, notre état d’esprit n’est-il pas celui de « Jouir d’une aise sans trouble » ?
Pendant la période que couvrit la vie de Bashô, les études confucéennes furent nombreuses, et on lut Sôshi et Rôshi avec Confucius et Mencius tout naturellement. Leurs livres et les commentaires de leurs livres étant publiés à ce moment-là.. On dit que Bashô étudia lui-même les Classiques chinois, et plus particulièrement Sôshi et Rôshi avec Tanaka Dôkô (1668-1742), mais les dates de son existence font problème avec celles de Bashô (1644-1694).
Il faut mentionner qu’à cette époque on avait l’habitude d’appliquer le mot de gûgen, allégorie, à la pensée de Sôshi, et aussi au haïkaï. Ceci a à voir avec l’utilisation de l’allégorie dans l’école de haïkaï de Teitoku.
Il est difficile de juger de la connaissance de Sôshi par Bashô, mais il ne fait aucun doute que la pensée et les dispositions du « philosophe » chinois étaient très proches de son propre caractère. Le nombre de citations et de références à Sôshi est comparativement important. Beaucoup plus qu’à Rôshi, en partie à cause que celui-ci a des applications plus politiques, et en partie parce qu’il n’a pas les hautes envolées d’imagination qui caractérisent Sôshi.
Dans Inaka no Kuawase de Kikaku (1680) il est dit que Bashô prit le nom de Kukusai. Auparavant son nom-de-plume était Tôsei, Pêche verte, par admiration pour Ritaihaku, dont le nom signifie Prune Blanche. Le nom de Kukusai, « voletant » est tiré du célèbre passage de Sôshi, à la fin du 2° chapitre : » La mise au point des controverses » mentionné plus haut :
Auparavant, je rêvais que j’étais un papillon voletant et heureux. Je ne savais pas que j’étais Sôshi. Soudain je m’éveillai pour être Sôshi de nouveau. Je ne savais pas si j’étais Sôshi rêvant qu’il était papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Sôshi « .
Dans toujours l’Inaka no Kuawase on trouve les vers suivants, composés par Yajin ; les commentaires étant de Bashô :
Kabe no mugi yomogi sen-nen wo warô to kaya
L’orge près du mur rit, semble-t-il aux mille ans du gratteron
L’orge près du mur est semblable au champignon qui ne sait rien du premier jour de l’an, ni du dernier, comme la tortue qui parle du Grand Camélia.
Ces deux comparaisons viennent du premier chapitre de Sôshi :
Kogarashi to narinu katatsumuri no utsusegai
La tempête est arrivée : la coquille vide d’un escargot
Cette « coquille vide d’un escargot » a du sabi. Mais ne serait-il pas mieux s’ils se battaient « avec les cornes » ?
Cela provient du chapitre 25 de Sôshi, dans lequel Keishi présente Taishinjin au roi ; Taishisjin lui parle des deux antennes d’un escargot. Sur une antenne se trouve un royaume appelé Provocation, et sur l’autre un royaume appelé Stupidité. Ils se battent sans arrêt, provoquant mort et malheurs chez leurs citoyens. Sôshi, évidemment, souligne la relativité des choses.
En plus de ces exemples de commentaires par Bashô, on peut montrer certaines de ses propres compositions. Dans le Nozarashi Kikô (de 1684) :
Je visitai le temple Tômaji au mont Futakami. Dans le jardin, je vis un pin, vieux de mille ans peut-être, assez grand pour cacher un bœuf, disons. Bien qu’il soit insensible, dans sa relation karmique avec le Bouddha, il avait évité le péché de la hache, et c’était à la fois heureux et louable.
Sô asagao iku shi ni kaeru hô no matsu
Le moine – une belle de jour mourant encore et encore ; ce pin – la Loi Bouddhiste !
La référence au bœuf vient du quatrième livre de Sôshi :
Un maître-charpentier Seki, sur le chemin de Sai, arriva à Kyokuen, et vit un arbre, consacré aux esprits du pays. Il était assez grand pour dissimuler un bœuf.
Sôshi est résolu à montrer l’inutilité de ce grand arbre, dans les branches duquel on pourrait même creuser un bateau. Bashô le regarde comme un arbre, avec amour et respect, mais il souhaiterait avoir la coloration particulière de la pensée spirituelle de Sôshi, la « couleur locale » chinoise. Il le fait intervenir preque comme un habitué. Dans le Oi no Kobumi (de 1687), nous pouvons lire :
Je n’ai pas vraiment essayé de rassembler des provisions pour ces trois mois.
Cela provient du premier chapitre de Sôshi :
Celui qui voyagera sur mille « ri » devra emporter des provisions pour trois mois.
Quelques haïkus de Bashô s’apparentent peu ou prou à Sôshi, comme par exemple :
Morokoshi no haikai towan tobu kochô
Je questionnerai / à propos du haïku de Chine / ce papillon qui volette
qui a pour post-scriptum : « Écrit sur une peinture de Sôshi ». Le papillon fait évidemment référence à l’allégorie citée précédemment de Sôshi.
Nous voyons la même relation dans :
Kimiya chô ware ya sôshi no yume-gokoro
Tu es le papillon et moi le cœur rêvant de Sôshi ?
Okiyo okiyo waga tomo ni sen nuru kochô
Lève-toi, lève-toi et sois mon compagnon, papillon endormi !
Bashô dit, dans le Journal de Genjuan :
Pendant le jour, mon esprit est stimulé de temps à autre par des gens qui m’appellent. Quelquefois le vieux gardien du sanctuaire, quelquefois les jeunes hommes du village viennent et racontent comment des ours sauvages dévorent et saccagent les plantations de riz, combien souvent les lapins viennent dans les champs de pois, et ainsi de suite, parlant de choses de la ferme qui me sont nouvelles. Le soleil est déjà derrière la montagne et je m’assieds tranquillement dans le crépuscule, avec mon ombre, attendant la lune. Allumant la lumière, je médite sur la vérité des mots de la Pénombre.
Cette dernière phrase se base sur un passage de Sôshi :
La Pénombre demanda à l’Ombre : « Tu viens de marcher, et maintenant tu t’es arrêtée ; tu t’es assise et maintenant tu es debout : pourquoi es-tu si inconstante ? » L’ombre répondit : « J’attends le mouvement de quelque chose (la forme) et ceci que j’attends attend le mouvement de quelque chose d’autre (le Créateur). Mon attente de bouger est comme l’attente dees écailles du serpent ou des ailes du higurashi (sorte de cigale). Comment savoir pourquoi je fais ceci et pourquoi je ne fais pas cela ? »
Dans Oku no Hosomichi, Bashô cite une partie d’un waka de Saigyô :
(Yo mo sugara arashi ni nami wo hakobasete) tsuki wo taretaru shiogoshi no matsu
(Toute la nuit, avec le vent violent) les pins de Shiogoshi portant la lune dans leurs branches (enroulent les vagues)
Puis il continue :
Dans ce verset, beaucoup de scènes sont complètement exprimées. Ajouter un autre mot serait « un doigt inutile »
C’est une phrase qui vient du passage de Sôshi :
Ainsi, ajouter au pied est un ajout de chair ;
Ajouter à la main est y planter un doigt inutile.
4) La poésie chinoise